Une approche normative du panier de biens

Nous avons postulé que l’analyse des modes de vie des individus est révélatrice des chances qu’ils ont d’accomplir leurs besoins d’accès aux activités de reproduction sociale du quotidien. L’analyse menée a tenté de prendre en considération les facteurs endogènes aux individus ou leurs caractéristiques socioprofessionnelles. Cependant, les modes de vie ne peuvent pas s’appréhender à part entière par ce seul jeu de variables explicatives. Il en est d’autres, dont les pratiques et les relations sociales entre les groupes sociaux, mais aussi des facteurs exogènes aux groupes sociaux qui peuvent directement rendre compte des modes de vie, des besoins des individus et, in fine, de l’accès à certaines activités.

C’est une des principales limites de notre travail que de proposer une approche normative dans le passage des modes de vie à l’identification des activités dont les individus ont besoin au quotidien. La définition normative aurait tendance à biaiser la référence aux besoins quotidiens qu’expriment les individus. Le besoin est défini comme étant « la reconnaissance de la nécessité d’un bien ou d’un service » [Blouin et al, 1995, p.20]. Il se réfère à quelque chose qui, à la fois, fait défaut et est indispensable à la vie quotidienne des individus. Il est l’expression de la recherche de moyen déterminé pour parvenir à une fin déterminée [Reboul, 1999] ou pour accéder aux biens ou services faisant défaut à l’individu. Faire référence exhaustivement aux besoins reviendrait, en somme, à rendre compte, par les pratiques de mobilité et/ou les pratiques et relations sociales, des préférences (non) révélées des individus en termes d’accès aux activités du quotidien.

Dans les limites d’interprétation des motivations de déplacements faite à partir des enquêtes ménages déplacements, l’approche normative d’un panier de biens unique en quatre grands motifs (commerces, santé, démarches / aide à la personne et loisirs) occulte, en partie, les préférences individuelles des différents groupes sociaux. Il serait alors intéressant de poursuivre et approfondir l’interprétation des besoins, et la prise en considération des préférences révélées par les différents groupes d’individus, afin de préciser le passage « fragile » des modes de vie des individus aux activités du quotidien dont ils peuvent exprimer un besoin et / ou une plus ou moins difficultés d’accès. Cette analyse ambitionnerait une approche différenciée de la mesure de l’accessibilité potentielle aux activités selon les groupes sociaux, en définissant des paniers de biens « personnalisés », et ce en tenant toujours compte par ailleurs de leur localisation résidentielle, de la localisation des activités, et de l’accès aux différents modes de déplacements. Il serait alors intéressant d’avoir recours, au-delà des enquêtes ménages déplacements, à d’autres sources d’informations, telles que les enquêtes emploi du temps de l’I.N.S.E.E. [1999] ou des enquêtes de terrain, pour pouvoir interpréter les besoins et les préférences individuelles.

L’approche normative du panier de biens ne sauraient être coercitive. Elle ne prétend pas dicter les comportements individuels, ni restreindre les libertés d’opportunités et les choix des individus en relation avec leurs besoins et leurs désirs. L’approche normative est, au contraire, positive. Elle tente de cerner un panel d’activités – sans prétendre affirmer que sa définition soit unanime - que les collectivités ou l’état, garants de l’égalité des chances, pourraient considérer comme essentiel afin que tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance sociale ou leur niveau de vie, y aient des potentialités d’accès équivalentes. C’est ce que nous avons tenté de mettre en évidence en analysant empiriquement les conditions et les évolutions de l’accès aux activités de la ville.

D’autre part, la méthode d’évaluation des (in)égalités de chances est une approche ordinale. Les mesures d’accessibilité proposées ne désignent pas directement une quantité « mesurable », ni un nombre d’éléments d’un ensemble (approche cardinale) qui permettraient de déterminer les préférences individuelles et d’en évaluer les utilités. Les analyses critiques de l’utilitarisme ont montré qu’il n’existe pas d’échelle objective de la mesure de l’utilité cardinale. Il est alors difficile, avec une approche cardinale, de comparer les accessibilités des différents groupes sociaux et leurs évolutions. En revanche, l’approche ordinale, mise en œuvre dans notre travail de thèse, le permet. Le caractère ordinal renvoie à la position, le rang d’un élément dans un ensemble. Le fait d’avoir, en premier lieu, déterminé les territoires et les groupes sociaux pour une mesure de l’accès aux activités de la ville, a rendu compte de la position des quartiers les uns par rapport aux autres (quartiers riches versus quartiers pauvres). Cela nous autorise à rendre compte des différenciations et des évolutions – relatives - de l’accessibilité entre les types de quartiers. C’est également dans le cadre de cette approche qu’après l’analyse de l’état de l’accessibilité en 1999, nous pouvons mettre en œuvre des scénarii de politiques de transports urbains et juger de leur caractère progressif ou régressif sur les questions d’égalisation des capabilités des habitants des différents quartiers.