Une évolution de la localisation des activités privilégiant les quartiers riches

Afin de préciser les résultats de l’état de référence, nous avons analysé les impacts de l’évolution de la localisation des activités entre 1990 et 1999. Cela consistait à rendre compte de ce que serait l’accès à la structure moyenne du panier de biens, si la localisation et le volume des activités était celle de 1990 à la date de 1999, toutes choses égales par ailleurs à la date du scénario de référence (population et système de transports collectifs). Cette évolution de la localisation des activités met en évidence des différenciations entre les quartiers pauvres et les quartiers riches. Si globalement, les impacts sont relativement marginaux, l’accessibilité est incontestablement améliorée, aussi bien en voiture particulière qu’en transports collectifs, pour les quartiers aisés de la périphérie. Par contre, elle se réduit pour les quartiers très défavorisés. Tout se passe comme si les groupes sociaux dominants ou les classes aisées, par leur force économique ou consommatrice, façonnaient la division du sol et l’implantation des activités dans leurs territoires vécus, au détriment des populations les plus « faibles » ou des classes défavorisées [Halbwachs, 1932 ; Roncayolo, 1997].

La tendance globale ne saurait être suffisante pour rendre compte pleinement des différenciations entre les quartiers. C’est pourquoi elle a été complétée par une analyse de la dispersion des temps d’accès en transports collectifs de chacun des quartiers, rapportée à la valeur moyenne sur l’ensemble des quartiers. Si l’écart absolu moyen a globalement tendance à augmenter entre 1990 et 1999, il exprime des résultats contrastés entre les quartiers très aisés de la périphérie et les quartiers les plus démunis. Pour ces derniers pour lesquels l’accessibilité est réduite, cela traduit une altération des libertés d’opportunités des individus et une croissance des inégalités de capabilités entre 1990 et 1999. A contrario, il y a eu, pour les quartiers très aisés de la périphérie, une amélioration sélective de l’accès à la structure moyenne du panier de biens. Certains d’entre eux bénéficient pleinement de l’évolution de la localisation des activités leur permettant de forts gains de temps d’accès.

Ces évolutions opposées entre les quartiers très aisés et les quartiers très défavorisés ont montré que, si ces deux types de quartiers ont des temps d’accès identiques à la structure du panier de biens de 1990, le changement de localisation des activités entre 1990 et 1999 est donc exclusivement favorable aux plus aisés, et ce, en creusant des écarts d’accès avec la population des quartiers pauvres qui peut alors être qualifiée de « perdante ».

Cette tendance globale se précise lors de l’analyse des conditions d’accès en transports collectifs à chacun des services du panier de biens (commerces, santé, démarches / aide à la personne et loisirs). Pour près de la moitié de la population des quartiers pauvres, l’accès en transports collectifs aux commerces est fortement réduit entre 1990 et 1999. A. Aguilera et al. [1999, p.52] constatent que « la répartition géographique est très proche de la répartition de la population » dans l’agglomération lyonnaise, et que l’évolution de la localisation des commerces constatée sur la période allant de 1982 à 1996 est caractérisée par un déclin dans le centre-ville (Lyon et Villeurbanne) et des communes de la première couronne, au profit notamment de communes plus éloignées. Cette tendance perdure, dans une moindre mesure, entre 1990 et 1999. Elle se traduit inévitablement par un éloignement relatif des commerces par rapport aux quartiers pauvres et un rapprochement relatif par rapport aux quartiers riches. Ce constat est encore plus marqué pour les loisirs. Ces activités, se démocratisant durant les années 1990, s’installent de préférence en seconde couronne de l’agglomération, territoire où se situent principalement les quartiers aisés.

L’impact de l’évolution de la localisation des services de démarches et d’aide à la personne, quant à elle, met en évidence une forte amélioration des capabilités d’accès des habitants des quartiers très aisés de la périphérie. Ces individus bénéficient directement de l’implantation de ces services à proximité de leur lieu de résidence. Par contre, les habitants des quartiers pauvres subissent des pertes d’accès à ces services qui s’avèrent être très importantes sur certains territoires. Ce résultat est contraire à ce que nous aurions pu espérer de la mise en œuvre de la charte de services publics de 1992. Nous montrons que les politiques volontaristes des années 1990 n’ont pas su maîtriser l’évolution des localisations des services sociaux dans les territoires alentours des quartiers sensibles. Ce diagnostic mitigé rejoint, dans une moindre mesure, l’analyse de Y. Siblot [2005], à propos des politiques d’adaptation des services publics aux quartiers sensibles. Selon l’auteur, leur mise en œuvre s’appuie sur des expertises décrivant les populations les plus démunis sur un mode misérabiliste (passivité, remise de soi, expériences d’humiliation). Les politiques ont alors minimisé et réfuté « les problèmes […] liés à l’insuffisance de services et ne prônent pas pour l’implantation de services supplémentaires, mais leur adaptation via la mise en place de services spécifiques » [Siblot, 2005, p.83]. Cela ne conduit pas à « un accroissement de la proximité des services publics » et la spécification des services sociaux « semble devoir conduire […] à la mise à distance des habitants » [Siblot, 2005, p.87] des quartiers sensibles.

Enfin, la relative stabilité de la localisation des établissements de santé entre 1990 et 1999 a un impact marginal sur les conditions d’accessibilité. Elle se caractérise par des pertes de temps marginales pour les quartiers très défavorisés et de faibles gains (plus importants sur quelques territoires) pour les quartiers très aisés de la périphérie.

Ces résultats confirment l’idée que la lutte contre les inégalités de chances d’accès aux activités de la ville ne peut pas se faire sans prendre en considération la localisation des activités dont ont besoin les individus, mais aussi sans avoir une vision globale, pour mieux agir à un niveau local, de la morphologie de l’espace urbain. Au-delà des inégalités d’accès aux modes de déplacements, la localisation des activités apparaît être un facteur fortement déterminant sur la formation des inégalités de chances d’accès entre les individus. Nous rejoignons ainsi les conclusions mises en évidence par S. Wenglenski [2003], en ce qui concerne la problématique de l’accès au marché de l’emploi en Ile de France. Cependant, les politiques d’aménagement urbain ne sauraient être conçues uniquement en considérant la localisation des activités, mais aussi en considérant les politiques de transports.