Introduction

Tout comme les enfants, les peuples ont d’abord dessiné avant d’écrire. Ils ont exécuté des petits dessins, des pictogrammes 1 et des combinaisons de pictogrammes pour maîtriser la réalité extérieure. L’écriture existe donc à partir du moment où les signes et les symboles arrivent à organiser un univers de représentations transmissibles. Ce corps organisé de signes et de symboles au moyen duquel leurs usagers peuvent maîtriser et transmettre la réalité interne et externe, garde une certaine relation avec les images qui le constituent à l’origine. Cette dette à l’image refoulée est plus ou moins sensible et perceptible selon les types de culture et d’écriture. La distinction majeure, de ce point de vue, existe entre les écritures alphabétiques et les écritures idéographiques.

L’écriture chinoise qui se trouve être une des dernières écritures idéographiques utilisées dans le monde, porte en elle la trace de ces images qui sont à l’origine de toute écriture sous la forme de pictogrammes. Cette trace du signe de la perception, son devenir dans l’écriture idéographique nous semble une manière d’explorer les formes d’organisation, du passage du visuel, du perceptif au symbolique chez l’individu.

Cette question du perceptif, du visuel occupe une large place dans le champ de la recherche clinique aussi bien dans la perspective de la psychose, autour par exemple du statut du délire, mais plus largement aussi des particularités de la place du corps et du comportement dans la compréhension du fonctionnement psychique adolescent ; aussi bien que dans le cadre des avancées actuelles autour de la métapsychologie du rêve. De plus la réactualisation des traductions du texte freudien engage des travaux herméneutiques qui mettent l’accent sur cette catégorie du visuel, réinterrogent la traduction française rendant mal compte de la place du visuel et des combinaisons d’image en allemand.

Ces travaux portent tous sur les formes préverbales, on pourrait dire « visuelles » de l’inconscient. Nous faisons l’hypothèse qu’un travail sur la dynamique d’organisation de ce passage du pictogramme à l’idéogramme, peut informer notre compréhension du passage des formes perceptives de l’inconscient aux formes secondarisées de celui-ci. Si on pense la psychose comme une impasse à symboliser et de ce fait même un enfermement dans le perceptif et dans les images, la lente et longue progression de l’humanité vers une écriture symbolique, peut nous éclairer sur l’énigme psychotique, qui met en impasse certains individus à devenir sujet de la loi symbolique.

Cette présence du signe visuel qui a perdu son rapport au sens mais qui peut toujours être réactivée invite à penser que la question de l’absence est portée différemment dans cette écriture et dans les écritures alphabétiques. Il nous semble, en tout cas c’est un point que nous souhaiterions mettre en travail, que cette formalisation de l’absence, différente à la fois dans les écritures pictographiques et dans la culture chinoise par rapport aux écritures alphabétiques et aux cultures occidentales, porte des conséquences sur les formes du symbolique et sur la dynamique symboligène. C’est un travail comparatif, sur ces formes du symbolique que nous nous proposons d’engager. On peut penser que ces écarts du rapport à l’absence produisent des écarts dans les processus symboligènes et dans la logique identitaire.

Certains historiens des religions (Ouaknin entre autres) font un lien entre l’apparition de l’alphabet et le surgissement du monothéisme. On pourrait explorer le lien entre la forme idéographique de l’écriture et la forme panthéiste de la culture chinoise et ouvrir une réflexion sur la place et la fonction du pictogramme dans l’écriture idéographique comme une manière d’interroger les contenus de l’« absence » monothéiste, ou de passer sous la « barre » saussurienne qui sépare radicalement le signifiant et le signifié.

Au fil de ce travail de réflexion ont surgi de multiples hypothèses concernant les deux modèles culturels auxquels nous sommes attachée. La comparaison entre culture panthéiste et culture monothéiste engage une manière différente de penser et de représenter l’absence et la notion du sujet ou d’individu. Dans l’écriture idéographique la présence d’images refoulées différemment, présentifie ou concrétise des confusions entre l’œil et l’image, entre le regard du scripteur et le regard du lecteur, de ce fait les catégories et les représentations de l’incestuel nous semblent différentes.

Les hypothèses mises au travail dans l’année de DEA nous ont permis de construire et d’orienter l’objet de notre recherche sur l’écriture elle-même plutôt que de la considérer comme un outil de médiation. Ce glissement de l’objet médiateur vers l’écriture même repose sans doute sur la complexité de cette forme d’écriture qui est une sorte de réservoir d’image, mais aussi sur l’expérience de résistance à la destructivité des patients tout en gardant une possibilité de signification selon chacun, sur les « signifiants » selon les termes utilisés par les psychanalystes.

Cette recherche consiste à éclairer, par une « théorisation » des processus qui permettent à l’écriture idéographique de dépasser la redondance imagée de la réalité pour devenir un outil de transmission symbolique engageant les processus psychiques dans le travail de symbolisation. Nos objectifs permettront de modéliser la construction de la réalité psychique et de nous approcher des recherches actuelles sur l’articulation entre inconscient primaire et inconscient secondaire, autour du rêve, de la psychose et de la place du visuel, du « perceptif » dans la parole.

Notes
1.

Terme selon les linguistes