Première partie

Chapitre I : L’écriture idéographique chinoise et ses origines

Cette partie va étudier l’archéologie de l’écriture chinoise, ses principes de formation, l’organisation des caractères et ses formes d’écriture. Notre base de travail se trouve dans la forme archaïque de l’écriture, les inscriptions sur écaille de tortues. L’origine de l’écriture trouve une place importante dans la construction mythologique de la pensée chinoise. La gestualité significative inscrit l’écriture non seulement en tant que inscription du langage oral mais aussi en tant que langage visuel. Leroi-Gourhan 7 établit des relations entre la main et les organes faciaux dans l’élaboration des symboles de communication. Etudier l’écriture chinoise, c’est aussi pouvoir représenter le système et son organisation, puisque l’écriture en elle-même est le produit de l’histoire de la Chine et de la pensée chinoise.

Deux hypothèses presque antagonistes de l’origine de l’écriture chinoise :

L’une est organisée selon le schéma : morphogramme, phonogramme, idéogramme

L’autre selon le schéma : mythogramme, phonogramme, idéogramme, morphogramme

Cette paradoxalité de la pensée magique et de la pensée sensuelle, étayée sur la vision de la réalité, constitue l’écriture chinoise comme un outil intéressant pour penser la logique de la réalité externe et la logique de la réalité interne fantasmatique. Nous interrogerons cette paradoxalité, la réversibilité de l’image dans l’écriture, et principalement cette part mythique originaire du monde interne. Ce « devenu invisible » de la réalité interne participe essentiellement à la construction de l’idéogramme et de l’identité.

Nous utilisons pour notre travail d’analyse les procédés de constitution de l’écriture chinoise tels que la tradition des lettrés chinois en assure la transmission depuis l’origine. Cette lecture traditionnelle a été reprise à ma connaissance par M. Tchang Tcheng-Ming dans une thèse de lettres 8 . Il nous semble que la construction de cette écriture idéographique présente un travail de projection et de figuration des formes et des kinesthésies, travail très proche, très semblable à celui qu’un sujet met en place lorsqu’on lui propose l’espace de projection que constitue un test de Rorschach.

L’écriture chinoise se construit comme un espace de projection comme un miroir dans lequel la culture produit le reflet de l’origine et assure sa transmission. La construction d’une écriture donne à une culture, la possibilité de traduire l’espace externe et l’espace interne, elle est aussi un moyen de défense de la culture contre l’irreprésentable de la réalité, contre la mort, contre le morcellement anarchique du groupe.

L’univers des signes traduit et ordonne la réalité externe et interne tout en constituant pour le groupe humain l’inscription, le symbole même de son unité qui se retrouvera chez tout lecteur dans le sentiment d’appartenance. Ce qui vaut sur le plan synchronique, vaut aussi sur le plan diachronique où le même sentiment d’appartenance du fait de sa pérennité et donc de sa transmissibilité au-delà de la mort des sujets parlant construit un lien de transmission inter-générationnel.

On peut distinguer plusieurs formes de construction de mots, mots nommés très souvent « caractères ». L’usage de « caractère » nous semble convenable pour éviter toute confusion entre « idéogramme », « pictogramme », « morphogramme ». Le terme « pictogramme » est employé dans ce dossier uniquement au sens de Piera Aulagnier.

Plusieurs formes de « caractères » :

Les « caractères » décrivant la réalité extérieure qui ont pour fonction de traduire en signes une chose, généralement un objet, une personne.

Les « caractères » traduisant en signes, des attitudes, des gestes, des mimiques, des mouvements du corps humain qui ont pour fonction d’évoquer la réalité intérieure des sujets humains et/ou de leurs interrelations entre eux, et avec le monde des objets.

Les « caractères » traduisant en signes des parties du corps humains, ces parties représentant leur fonction, le pied pour la marche par exemple.

Ces formes de traduction de la réalité extérieure et de la réalité intérieure nous semblent relever de ce que Freud développe dans sa théorie des inscriptions des processus primaires. Ces idéogrammes ou morphogrammes forment des images de chose dans lesquelles on peut suivre le travail du refoulement grâce au dégagement progressif de la construction d’un signe accepté et transmis culturellement. Ce dégagement de la réalité de la chose par une dégradation progressive, par une déformation voire un remplacement de l’image constitue la dynamique interne de la construction de l’écriture.

Dans un deuxième temps, ces caractères sont associés, organisés en une forme complexe, un rébus qui constitue la part la plus symbolique de l’idéogramme. Sur le blanc du cadre de l’idéogramme, un travail de secondarisation s’effectue ; travail de transformation de l’image primaire, d’élaboration de scènes complexes propres à traduire des pensées. Ce travail de secondarisation nous semble très proche du travail de transformation et de traduction que constitue le travail du rêve, avec les mêmes effets de condensation, de déplacement, de refoulement, des organisateurs primaires que constituent les perceptions et les représentations de chose.

Cette recherche sur l’écriture chinoise étudie surtout la formation des caractères de la théorie des Liushu, premier essai d’explication systématique des caractères chinois par Xu Shen 9 , théorie traduite par six principes de caractères 10 . Les linguistes contemporains appliquant une logique scientifique de type linguistique discutent la compréhension étymologique des caractères de Liushu tels qu’elle a été développée dans la thèse de Tchang Tcheng-Ming d’un point de vue strictement linguistique. Cette critique est sûrement pertinente dans la mesure où la tradition reprise dans cette thèse donne une compréhension mytho-poétique sur l’origine des caractères, (ou des images) dans l’écriture chinoise.

Il se trouve que c’est sur ce matériel mythologique et les traces pictographiques que nous souhaitons pouvoir appliquer les modèles de compréhension métapsychologique proposée par la tradition psychanalytique. Le champ est laissé libre par les linguistes modernes qui appliquent essentiellement une logique structurale à l’écriture chinoise justifiant par le hasard, la place et la logique de l’organisation des images dans l’écriture chinoise.

Les linguistes contemporains cherchent à comprendre l’étymologie au sens strict du terme du travail de symbolisation dans l’écriture. La tradition lettrée historique visait à traduire et à transmettre la pensée originaire de l’écriture comme transmission de la culture, transmission d’une présence paternelle qui ré assure de génération en génération l’ordre symbolique. Dans ces explications mêmes, nous pourrons retrouver cette première trace de l’imaginaire, permettant à chaque être de construire une représentation de son origine, nécessaire à chacun pour se positionner en tant que personne, ayant une filiation, une appartenance, une culture.

Ce travail ne porte pas sur les formes modernes simplifiées de l’écriture mais surtout sur la forme ancienne. L’analyse des caractères se fera donc sur l’évolution entre les formes anciennes que sont des inscriptions, gravées sur les os ou sur les écaille de tortue, appelées jiawen au XIIè siècle av. J.C, et les formes plus modernes, en tout cas stylisés de kaishu, écriture qui garde encore la trace perceptive de l’origine.La logique de lecture qui sera privilégiée est la logique psychanalytique dans les axes actuels de recherche sur les formes originaires du psychisme. Nous utiliserons donc ces modèles mytho-poétiques tels qu’ils ont été transmis jusqu’à nous. Cela nous permettra de retrouver avec un autre regard cette forme mythologique grâce à laquelle nous avons nous-même appris le chinois, ce point nous paraît important car cette tradition est en train de disparaître pour laisser place à une écriture plus moderne, simplifiée propre à se transmettre comme les écritures occidentales.

La tradition de l’enseignement de l’écriture s’organise autour de la transmission d’un savoir sur la composition de l’idéogramme. Dans cette tradition une explication est quasiment mythologique sur l’origine de la constitution et de la construction de l’idéogramme accompagnée par la transmission du geste. Nous allons nous appuyer sur cette tradition de la lecture de l’origine de l’idéogramme telle qu’elle est transmise en Chine depuis l’origine de l’écriture jusqu’à une époque récente pour proposer une lecture méta-psychologique de ces formes mythologiques de construction et de constitution de l’idéogramme.

M. B. Tchang Tcheng-Ming 11 , docteur en lettre, dont le travail de recherche porte sur la construction de l’idéogramme telle qu’elle est transmise depuis son origine, fait l’hypothèse que la compréhension de l’organisation de l’écriture pourrait être donnée par l’étude de la gestualité de l’homme. Ce modèle de pensée se rapproche de celui de Leroi-Gourhan mettant en lien le geste et la parole 12 . Si on suppose que le langage visuel préexiste au langage oral, cette préexistence justifie la « présence »  des traces visuelles de ce langage gestuel dans l’écriture idéographique.

Grâce à la transmission d’écriture on arrive à recenser les formes visuelles telles que la tradition les a transmises. D’où l’idée chinoise qu’il y a un sens sacré et secret en-deçà du sens convenu de l’idéogramme. Dans un sens équivalent, A. Ombredane signale que :

« L’observation des sociétés inférieures et des sourds-muets non éduqués révèle la possibilité et la persistance sporadique d’un langage primitif, où la gesticulation réglée du corps et particulièrement des mains se développe en phrases expressives » 13  .

« Plus près de la chose signifiée que le langage oral,  la gesticulation significative proprement dite, comporte une universalité, une transparence qu’on ne trouve pas dans le langage oral » 14 . Le langage par geste est évidemment plus concret que le langage oral. L’écriture est aussi du concret puisqu’un des principes de la constitution de l’écriture idéographique est bien le concrétisme si on considère que le langage gestuel tente de traduire ce que le langage oral n’arrive pas à faire : de décrire la représentation elle-même, précise et détaillée, des réalités sensibles liées aux affects et l’utilisation de cette représentation des réalités sensibles pour signifier des idées abstraites et même très abstraites.

Le rapport entre langage gestuel et écriture va ouvrir sur la question du refoulement dans l’écriture : si l’écriture suppose toujours un langage plus dégagé des signes corporels, l’écriture chinoise présente cependant ce langage des signes corporels de manière très variable aussi bien dans le langage écrit que dans la parole. Ce langage corporel décrit par différents auteurs comme l’émergence d’un processus de symbolisation à l’origine de l’humanité selon les anthropologues, à l’origine de la communication des sourds-muets selon les auteurs spécialisés. 15 Ce langage visuel est présent dans l’écriture idéographique.

Il serait difficile d’en déceler les traces dans les écritures alphabétiques qui, par constitution même, sont phonétiques et ne permettent pas d’aller au-delà des sons qu’elles décomposent et représentent. Il en est de même des écritures syllabiques et de la partie phonétique des écritures idéographiques. L’écriture idéographique en tant que telle, n’ayant pas subi de révolution, semble plus propre à laisser voir les vestiges de ces gestes et de ses images. 

Si l’écriture chinoise n’a pas subi de révolution, qui aurait effacé toutes les traces des gestes, elle a pourtant subi une longue évolution et même des transformations considérables. Il est nécessaire de recourir à la paléographie pour les explorer. La découverte des inscriptions des Yin (1401-1122 av J.C.) a permis d’obtenir des documents historiques sur lesquels s’appuie l’hypothèse de l’origine de l’écriture, l’hypothèse d’une origine strictement dénotative de la réalité perceptive. Ce qui nous renverrait à une origine traumatique du psychisme, mais d’autres hypothèses insistent sur l’origine mythologique. De fait nous considérons les deux origines comme co-existants. Le va-et-vient entre l’une et l’autre étant partie prenante de la création de l’invention que constitue l’écriture.

Notre recherche va se baser sur la théorie des Liushu, théorie importante dans son apport à la compréhension de la formation des caractères chinois. Nous utilisons uniquement le mot « écriture » qui est plus près de la traduction de l’idéogramme par opposition à « calligraphie » qui nous semble une recherche artistique. Dans la pratique de l’écriture le sujet scripteur doit se retrouver dans l’idéogramme une part de soi-même comme si celui-ci était un miroir de sa subjectivité, quelque chose de familier comme un reflet de soi, une sorte de double narcissique dans l’écriture. Si l’idéogramme n’est pas un représentant artistique calligraphique, il doit malgré tout présenter la part émotionnelle du scripteur. Cette part vivante animée est au cœur de l’écriture chinoise.

Notes
7.

A Leroi-Gourhan, 1964, Le geste et la parole I, technique et langage, Paris

8.

Thèse sur l’écriture chinoise et le geste humain, l’Université Paris VII, 1934

9.

Xu Shen (58-147 Après JC)

10.

Shuowen jiezi zhu, Shanghai shudian, Shanghai, 1992, chapitre 15

11.

B. Tchang Tcheng-Ming, l’écriture chinoise et le geste humain, 1937

12.

Leroi-Gourhan, geste et parole

13.

A. Ombredane, Le langage, gesticulation significative mimique et conventionnelle

14.

A. Ombredane, Le langage, gesticulation significative mimique et conventionnelle

15.

Danielle Bouvet, Le corps et la métaphore dans les langues gestuelles