Le rêve, comme nous l’avons travaillé dans le chapitre précédent, est un accomplissement du désir inconscient grâce à un compromis avec la conflictualité psychique. Les moyens de réalisation de ce désir constituent une capacité de réminiscence qui ranime la vivance de l’objet primaire, la vivance de la groupalité originaire en les faisant « vivre » et « sentir » dans l’actuel du rêve. Tous ces mouvements psychiques s’appuient sur les mouvements des mécanismes tels que l’identification, la projection et l’identification projective.
Ces mécanismes de défense ou de construction s’étendent de l’espace du rêve à l’espace de la réalité externe. Leur fonction se différencie cependant de l’espace de rêve, de l’espace externe dans la mesure où pour le premier il permet une mise en lien d’un désir inconscient vers la mise en sens de ce désir grâce au travail de l’analyse du rêve. Donc pour l’espace de rêve, ils sont des indicateurs du latent par rapport au manifeste, d’un système de rébus à une langue entendue. Ils sont des organisateurs d’autres mécanismes tels que la condensation, le déplacement et la surdétermination.
Dans l’espace de la réalité externe, ils ont par contre le statut de l’étrangeté, de ce qui n’appartient pas à la conscience. Leur présence introduit par contre la conflictualisation, en tout cas une construction de cette réalité, qui est une réalisation dynamique du pulsionnel au détriment de l’économie psychique. La projection et l’identification à l’objet projeté rend réelle et actuelle la conflictualité psychique que le rêve a contourné. Dans les deux cas, (dans le rêve comme dans la réalité objective), dans l’un comme dans l’autre espace, ces mécanismes véhiculent des représentants-représentations conflictuels, indicateurs des représentants pulsionnels, donc l’animé de la pulsion. Ce chapitre propose une analyse de ces processus psychiques, maîtres d’œuvre du va-et-vient de la dynamique du mouvement, des espaces moi/non moi, des espaces du sujet et de l’objet dans le maintien de l’animé, ce que nous considérons comme l’essence de la pulsion.
La question de la projection est bien au centre de l’écriture idéographique qui propose des espaces d’images et des supports visuels par le principe de son organisation apparente (les signes, les symboles, les tracés). Toutes ces formes, ces figures sont des projections, projection de l’image de la représentation interne comme la traduction de l’objet interne dans l’espace externe.
Ces textures visuelles sollicitent la projection du lecteur, du voyeur, elles constituent les organisateurs de la dynamique projective, attirant en même temps les mouvements identificatoires de par la vivance de la gestualité de ces textures. Ce qui nous conduit à faire les liens entre la projection et l’identification, à interroger leur relation comme leur dépendance réciproque. L’idéogramme offre la perception de cette familiarité chez le lecteur (situation de retrouvaille avec les représentations de chose). Ce sont les traces de la chose que chacun identifie au semblable, identification à la gestualité spécifique à l’homme. Tout un système de projection et d’identification organise la question du dedans/dehors, permettant de véhiculer les objets internes ainsi que les autres productions psychiques (mouvement, sensation, affect)
L’identification projective se situe entre ces deux formes d’appropriation d’images, de chose. Elle est mobilisée dans cette situation entre deux, dedans/dehors, dans une recherche de compréhension, de lien, de maîtrise, de possession. L’écriture chinoise se différencie des autres formes de figuration, de la communication telles les peintures et autres modèles de présentation, de représentation. Il s’agit d’une écriture qui implique forcément une inscription, un langage de l’intra intersubjectivité. Ce qui fonde l’existence et la reconnaissance de Soi au regard du groupe. L’écriture appelle le moi groupal auquel chaque sujet est sensé s’identifier.
Ces images visuelles dans l’espace d’écriture prennent en plus de la désignation des mots la position d’un langage visuel avec ses constances et ses objets (signification, indices, symboles signifiés ou non) dont l’ensemble sollicite la mise en commun d’un objet particulier, ce qu’on appelle un contenu latent. L’écriture cherche à représenter et à être représentée. Cette recherche se positionne comme un espace miroir, entre le dedans et le dehors où la confusion tente de se donner des limites par le mécanisme de projection. La projection appelle à cet endroit l’identification puisque ces textures visuelles renvoient à tout lecteur ce « déjà vécu… ». S. Freud dans ses travaux sur le rêve, parle de ces matières visuelles qui relèvent du vécu, au moins de ce que le rêveur possède dans sa mémoire. L’idéogramme peut alors être ce rêve en réunissant ces vécus dans une mémoire collective.
La projection est « Dans le sens proprement psychanalytique, une opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs, voire des « objets », qu’il méconnaît ou refuse en lui. Il s’agit là d’une défense d’origine très archaïque et qu’on retrouve à l’œuvre particulièrement dans la paranoïa mais aussi dans des modes de pensée « normaux » comme la superstition. » 20 La projection est considérée comme une défense primaire qui est le mésusage d’un mécanisme normal consistant à chercher à l’extérieur l’origine d’un déplaisir. Freud invoque la projection notamment dans l’analyse du Cas Schreber mais il limite cependant le rôle de la projection qui n’est qu’une partie du mécanisme de défense paranoïaque.
L’écriture idéographique est cette projection permanente, maintenue dans l’espace du regard où lecteur et scripteur sont tenus à se confronter chaque fois qu’ils se trouvent dans la communication écrite. Cet espace de projection riche en images, en représentations de chose devient l’espace de jeu dans l’échange entre la projection et l’identification. De plus la projection d’un objet interne pour le retrouver dans un espace externe est le moyen le plus sûr d’un trouvé/créé. L’écriture idéographique est donc le résultat de cette projection des objets internes, images, scènes, tout un ensemble d’organisateurs psychiques. La présence permanente des représentations de choses, et tout particulièrement la présence massive d’humain dans son ensemble (corps, attitudes corporelles, gestuelles) invitent à l’identification, et à l’identification projective. Ces mécanismes précoces sont des processus psychiques qui permettent les échanges mère-enfant dans la première période de la vie psychique.
Le caractère « combattre » pourrait illustrer notre réflexion sur la projection. Dans l’écriture ancienne, c’est la représentation d’un « homme tenant hautement une arme », une représentation de l’homme en défense, pris dans le mouvement d’intrication d’affects moi/non moi, reflétant ainsi l’insécurité narcissique. Ce qui met en mouvement, c’est le geste. Nous avons tout simplement une représentation, représentation d’un geste humain impliqué dans l’action, représentant d’un événement total : cela constitue un tout organique. Dans l’écriture moderne, le même caractère prenant une autre forme, c’est la présence de l’homme face à une arme.

Ce qui traduit alors la représentation d’une action complexe, l’image d’un homme en défense, tenant une arme, un homme en conflit, dans une position passive. Puis dans l’écriture actuelle, c’est une arme accompagnée de l’homme. L’homme est dans une autre position, il est actif dans la défense en tenant une arme. Par ce passage, nous assistons à la décomposition d’un tout organique, (homme en combat) d’un mouvement en un ensemble d’éléments divers (homme prêt de combattre), ayant des liens entre eux, dont la nature est libre puisqu’il reste à chacun de les déterminer. Dans l’actuel, le mouvement conflictuel est déformé et dissimulé ; la spatialisation et la forme en taille et en figure des éléments « arme » et « homme » permettent de créer un espace et un temps entre eux. Les conflits présents dans l’ancienne écriture deviennent, par introduction de la temporalité, « à venir » laissant libre l’action de l’homme au trouvé/créé d’une pensée de cette conflictualité. Ce passage à l’écriture actuelle marque la construction de la représentation.
Ce qui nous intéresse dans cet exemple c’est comment l’écriture pourrait représenter, traduire des pensées complexes qui sont des projections : pour la forme ancienne la projection d’une rencontre conflictuelle et pour la forme actuelle la projection d’une issue possible de l’affrontement : d’abord par la représentation des gestes corporels, puis par la représentation d’une partie du corps (ici la main) qui réalise l’action, puis par une unité discrète de sens (la clé qui représente homme) et l’instrument qui symbolise l’acte « combattre ». Dans la forme moderne, l’élément graphique se fait donc par une désintrication des gestes corporels puis par la distinction des éléments. Ces transformations décrivent ainsi les processus psychiques impliqués dans le travail de refoulement, réalisé par la compression de la pliure des affects, d’une tridimensionnalité de corporéïté vers la construction d’une bidimensionnalité de la représentation de mot.
* Le caractère « fruit » possède cette vivance de « l’animé ». Il se compose de deux éléments « champ » réalisé au-dessus de « bois ». Ces deux éléments possèdent chacun un mouvement d’évolution propre à la chose : le « bois » et le « champ ». L’arbre qui fait vivre cette trace mnésique de la représentation de chose possède une kinesthésie interne. C’est la vision de ce mouvement de l’arbre, de la vie, des changements de l’arbre qui permet de construire la trace mnésique de la représentation de chose. Cet espace « fruit » pourrait être cet espace de projection. C’est une manière de faire l’hypothèse que la perception de cette matière vivante de l’objet permet de constituer l’espace de projection, que la projection est possible.

L’évolution de l’écriture nous a permis de suivre les étapes de la projection, étapes processuelles permettant la construction de l’objet interne dans l’espace externe. Ainsi dans l’ancienne écriture, les fruits comme le tronc de l’arbre peuvent selon les tracés trouver formes et figures différentes. Dans l’écriture moyenne, ces éléments de projection se dirigent vers une normalisation plus conforme selon une loi propre à l’écriture. Dans l’écriture actuelle, « fruit » devient « champ » qui est alors une enveloppe contenant des processus de pliures, introduisant un espace et un temps ainsi que la liberté de l’homme dans l’action de produire.
L’identification dans la pensée de S. Freud 21 se résume en trois types et maintient une place importante dans le lien avec l’autre :
L’identification primaire se trouve comme l’origine de ce mécanisme :
En 1917 « …l’identification est le stade préliminaire du choix d’objet et la première manière, ambivalente dans son expression, selon laquelle le moi élit un objet. Il voudrait s’incorporer cet objet et cela, conformément à la phase orale ou cannibalique de développement de la libido, par la voie de la dévoration » S. Freud compare l’identification au rapport que le cannibale entretient avec celui qu’il dévore.
« L’identification narcissique est la plus originelle… »
En 1921 « L’identification est connue (…) comme la manifestation la plus précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne. »
Dans le symptôme névrotique : « …l’identification est venue à la place du choix d’objet, le choix d’objet a régressé à l’identification 22
« L’identification par le symptôme devient ainsi l’indice d’un lieu de recouvrement des deux moi, qui doit être maintenu, refoulé. », c'est-à-dire que l’identification relie deux personnes par un affect commun.
En 1923, derrière l’idéal du moi « …se cache la première et la plus significative identification de l’individu, celle avec le père de la préhistoire personnelle. (…). Mais les choix d’objets qui appartiennent à la première période sexuelle et qui concernent père et mère paraissent, dans un déroulement normal, trouver leur issue dans une telle identification et renforcer ainsi l’identification primaire. »
L’identification occupe une place importante dans la gestion psychique de l’intersubjectivité, comme un processus psychique indispensable dans la construction, dans la rencontre avec le moi et dans la construction du Soi et du Moi. Sa position est différente selon le type de relation avec l’objet et le but à atteindre. Elle se tend comme un « bras » vers l’objet à qui le moi s’identifie dans l’espace commun. Dans les trois types d’identification, l’objet doit être obligatoirement convoqué même avant sa construction, c'est-à-dire dans le moi/non moi. Dans ce cas, l’objet est une partie du moi projeté à l’extérieur. Ainsi d’une certaine manière elle rend présent l’objet ; de ce fait elle participe à sa construction. Cet objet doit posséder toutes les caractéristiques d’objet ; il est alors un objet animé.
Notre hypothèse se construit ainsi : les processus d’identification incluent les processus d’appropriation. Pour qu’il y ait identification, l’objet doit être animé. C’est-à-dire que l’objet doit posséder toutes les propriétés sensorielles telles que celles propres à l’objet primaire. Ce qui permet des échanges réciproques comme ceux de mère-enfant. Dans le cas contraire, le mouvement d’identification reste à l’extérieur dans l’impossibilité de s’approprier l’espace, puisque l’identification nécessite un minimum d’espace commun qui convoque la perception du dedans. L’appropriation s’étaye sur la capacité du sujet à s’identifier à la dynamique du mouvement pulsionnel de l’objet. Dans la situation parallèle, le pictogramme au sens de P. Aulagnier convoque une identification narcissique puisque l’identification est un effet du miroir.
De part l’inscription de la vivance de ses textures visuelles, l’écriture chinoise se positionne en tant qu’objet sollicitant l’identification. Elle est cette projection de l’objet interne en déploiement dans l’espace extérieur des mouvements internes en évolution, mettant à vue l’état de l’objet interne à chaque niveau. L’écriture ancienne est la projection de l’objet brut, sensoriel ; l’écriture actuelle est la projection d’une scène, de la groupalité interne dans laquelle l’identification permet de rendre vivant le mot présenté. L’idéogramme garde en mémoire cette vivance dans l’objet projeté et la restaure chaque fois qu’un mouvement le réclame. Au point de vue économique, elle restaure le narcissisme dans l’identification primaire à l’idéogramme ; au point de vue dynamique, elle appelle un tiers par l’identification au père d’origine ; au point de vue topique, elle déplace ce qui est de l’origine au contenu manifeste.
L’identification projective, « Terme introduit par M. Klein pour désigner un mécanisme qui se traduit par des fantasmes, où le sujet introduit sa propre personne (…) en totalité ou en partie à l’intérieur de l’objet pour lui nuire, le posséder et le contrôler. » 23 est mise en avant comme une présentation du « mécanisme du « retournement » dans le couple d’opposés sadisme/masochisme. Le processus s’effectue selon la procédure suivante :
a) Le sadisme consiste en une activité de violence, une manifestation de puissance à l’encontre d’une autre personne prise comme un objet.
b) Cet objet est abandonné et remplacé par la personne propre. En même temps que le retournement sur la personne propre, s’accomplit une transformation du but pulsionnel actif en but passif. »
c) De nouveau est recherchée comme objet une personne étrangère, qui, en raison de la transformation de but intervenu doit assumer le rôle du sujet
L’identification projective comme messager entre l’objet interne et l’objet externe ne se trouve pas dans la projection mais elle est incluse dans le regard, d’où on fait l’hypothèse que l’identification projective convoque les matières visuelles et sensorielles. Le mouvement pulsionnel est une condition nécessaire pour cette opération psychique.
J. Laplanche et J.-b. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, p.344
A. Delrieu, index thématique, p. 525
A. Delrieu, index thématique, p.525
J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, p.192