1°) Les signes d’une « authentique quoique discrète révolution scientifique » en économie :

Beaucoup s’accordent sur ce diagnostic réalisé par O. FAVEREAU [ 1999 ], c'est-à-dire sur le fait que la science économique a, effectivement, changé de paradigme depuis une trentaine d’années. La théorie néoclassique a constitué le paradigme dominant de l’économie jusqu'aux années 1970, c'est-à-dire qu’elle a été à l’origine « [ de ] découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes et des solutions types », selon la définition de T. KUHN [ 1983, p. 11 ]. O. FAVEREAU [ 1989a ], dont nous reprenons la terminologie devenue aujourd’hui usuelle, parle à propos de ce paradigme de Théorie standard ( TS ) ; elle repose sur deux grands piliers :

- la prise en compte d’un type de rationalité parfaite ou “ omnisciente ” qui consiste pour l’homo œconomicus à maximiser une fonction-objectif sous contraintes et en toute autonomie vis-à-vis des autres individus.

- l’existence d’un système de marchés complets interdépendants assurant une coordination optimale des actions des agents économiques par le truchement des prix et aboutissant à l’équilibre général.

Jusqu’aux années récentes, on retrouvait bien dans l’économie néoclassique les traits qui caractérisent un paradigme selon T. KUHN, à savoir qu’il exerce une « domination par rapport à des activités scientifiques concurrentes » et « ouvre des perspectives assez larges pour fournir des problèmes à résoudre » [ ibid, p. 40 ]. Depuis sa constitution à la fin du 19ème siècle, le paradigme walrassien a véritablement exercé une suprématie sur les autres paradigmes, renvoyés dans l’hétérodoxie. La recherche dans ce cadre de la « science normale » [ ibid, p. 45 ] a consisté principalement à étendre les domaines d’application des concepts principaux ou à préciser les fondements théoriques. Une « opération de nettoyage »[ ibid, p. 46 ] des concepts, caractéristique de ce type de recherches, a été menée à bien sur les conditions de l’équilibre général par différents auteurs, K. ARROW et G. DEBREU [ 1954 ] ayant procédé à son axiomatisation la plus aboutie.

Néanmoins, la fécondité du paradigme néoclassique a été remise en cause par son impuissance à poursuivre sur cette voie de la formalisation mathématique de l’équilibre général ; c’est le résultat du théorème de DEBREU-MANTEL-SONNENSCHEIN énoncé au début des années 1970. B. GUERRIEN explique ainsi qu’il « pose un grave problème aux théoriciens néoclassiques puisqu’il bloque leur programme de recherche » [ 1989, p. 44 ]. A cette limite interne, s’est rajoutée une limite externe provenant d’un décalage de plus en plus flagrant avec la réalité des phénomènes économiques, lié à l’ignorance du rôle des organisations dans les économies capitalistes ; la vision de l’entreprise comme “ boîte noire ” est devenue intenable face à des travaux empiriques, comme ceux de H. LEIBENSTEIN par exemple, qui ont montré comment des firmes, ayant une dotation similaire en facteurs de production, obtiennent des résultats économiques différents. La composante “ d’efficience X ” 1 que cet auteur introduit apporte une critique dirimante à la formalisation néo-classique de la fonction de production des entreprises, seulement déterminées par sa dotation en facteurs de production. Ce changement de perspective est perceptible chez des auteurs pourtant emblématiques du main stream comme K. ARROW [ 1976 ]. On voit alors apparaître un ensemble de théories qui essayent de conserver intact l’essentiel du programme néoclassique en étendant l’hypothèse de rationalité individuelle au domaine des organisations, ce qu’O. FAVEREAU désigne par le terme de “ marché interne ” ( MI ), en symétrie avec le “ marché externe ” ( ME ) 2 . C’est sous le vocable de Théorie standard étendue ( TSE ) qu’il regroupe ce nouveau programme de recherche. On peut y ranger un ensemble divers de théories : la théorie des incitations avec en son sein le courant des droits de propriété et celui de l’agence, la nouvelle économie de l’information, ainsi que la plupart des travaux rentrant dans le cadre de la théorie des jeux. L’économie des coûts de transaction peut y être incluse bien que son positionnement soit plus ambivalent. On y retrouve également des théories, aujourd'hui datées, qui ont essayé de donner une explication satisfaisante au phénomène de la rigidité des salaires ( théories du salaire d’efficience, théories du contrat implicite ... ).

Dans la cartographie des théories qu’O. FAVEREAU [ 1989a ] a réalisée, le second critère de différenciation porte sur le type de rationalité envisagé. Les travaux d’H. SIMON [ 1976 ] sur la rationalité sont à la base d’une autre remise en cause du paradigme néoclassique reposant sur l’hypothèse de rationalité parfaite des individus. Cette rationalité “ substantielle ” ou “ substantive ” ( RS ) des individus, selon la terminologie d’H. SIMON, porte sur la décision elle-même et non sur les conditions de son élaboration, étant par là sous-entendu que « la procédure qui a conduit à cette décision était la “ meilleure possible ” en termes de résultats attendus » [ ibid, p. 278 ], selon O. FAVEREAU. Ceci amène H. SIMON à envisager une rationalité “ procédurale ” ( RP ), c'est-à-dire portant sur les conditions de l’élaboration de la décision. On suppose que l’individu est rationnel car « la procédure qui a conduit à cette décision était la “ meilleure possible ”, compte tenu des contraintes informationnelles » [ ibid ].

La classification, réalisée par O. FAVEREAU et représentée par le graphique suivant [ 1989a, p. 280 ], aboutit donc à définir quatre corpus théoriques en croisant ces deux oppositions : ME/MI et RP/RS.

Cet éclatement de la science économique est assez représentatif de la “ crise ” d’un paradigme dominant telle que l’a décrite T. KUHN : « la prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptômes d’un passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire »  [ ibid, p 132 ]. Cette période transitoire entre deux paradigmes est aussi l’occasion d’ajustements opérés sur le paradigme initial qui aboutissent à un relâchement de sa cohérence ; « toutes les crises commencent par l’obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de la recherche normale »[ ibid, p. 123 ]. C’est précisément l’accusation qui est portée par O. FAVEREAU à la TSE qui souffrirait d’un manque de cohérence en combinant RP et ME alors qu’il y a « une sorte d’affinité structurelle entre RS et ME » [ 1989a, p. 282 ].

Nous allons maintenant voir que cette “ révolution scientifique ” est liée à un déplacement de l’objet d’études de la science économique, déplacement qu’O. FAVEREAU a décrit à partir des notions de « marché externe » et de « marché interne ». Autrement dit, les économistes se sont penchés sur le fonctionnement interne des firmes et ont élaboré des théories de la relation d'emploi qui ne sont pas seulement des théories du marché du travail.

Notes
1.

Nous revenons beaucoup plus longuement sur cet auteur dans le chapitre 3. Cf infra p. 72

2.

en référence aux “ marchés internes du travail ” de P. DOERINGER, M. PIORE [ 1971 ]