2°) L’ouverture de la « boîte noire » de l’entreprise :

La crise du paradigme néoclassique a résulté, comme nous l’avons vu, de limites internes et externes. Ces dernières correspondaient au hiatus persistant entre les faits et la théorie alors même que « la science normale doit toujours s’efforcer [ ... ] de mettre la théorie et les faits en contact plus étroit » [ ibid, p. 114 ], ainsi que l’explique T. KUHN. Cette incohérence avec les observations était d’autant plus flagrante dans le domaine de l’économie du travail, que la relation d’emploi rentre plus difficilement dans le moule du modèle marchand, ce qu’A. MARSHALL a reconnu il y a déjà longtemps. Pour exemple, l’énigme de la rigidité des salaires - qui est un fait aberrant, une « anomalie » selon les termes de T. KUHN [ ibid ], pour l’économie néoclassique -, illustre les difficultés insurmontables pour bien traiter de cet ordre de phénomènes dans un tel cadre d’analyse. Cela explique le développement précoce dans ce champ disciplinaire de théories s’écartant de la théorie néoclassique et qualifiées d’hétérodoxes. On peut ainsi citer de nombreux auteurs depuis les « anciens institutionnalistes », comme R. ELY ou J‑M CLARK..., jusqu’à la théorie plus récente des marchés internes du travail, élaborée par P. DOERINGER, M. PIORE [ 1971 ], en passant par les « post-institutionnalistes » américains d’après la 2nde guerre mondiale, avec l’école des relations humaines ( E. MAYO, etc. ) et celle des relations industrielles ( R. LESTER, J. DUNLOP, etc. ).

Face à des « anomalies graves et durables », T. KUHN envisage plusieurs types de réponse de la science. La première, « aussi évidente qu’importante, [... ] est de remarquer d’abord ce que les scientifiques ne font pas [ ... ] ; ils ne renoncent pas au paradigme qui les a menés à la crise » [ ibid ]. Ainsi on ne doit pas être étonné que le paradigme standard n’ait pas été rejeté plus tôt car « une fois qu’elle a rang de paradigme, une théorie scientifique ne sera déclarée sans valeur que si une théorie concurrente est prête à prendre sa place »[ ibid, p. 118 ]. Or, le champ d’application limité des thèses hétérodoxes avait, jusqu'à maintenant, empêché qu’elles ne débouchent sur un paradigme pouvant concurrencer le paradigme standard. C’est seulement à partir des années 1970 que, justement, sont apparues quantité de nouvelles théories que leur portée générale a mis en position de fournir un substitut au paradigme standard. Le point commun à ces thèses foisonnantes réside dans leur volonté de pénétrer la “ boîte noire ” que constituait l’entreprise dans la théorie néoclassique et de prendre en compte le fait que « le travail n’est plus seulement une activité de consommation négative » [ 2006, p. 76 ] selon les propos de F. EYMARD-DUVERNAY. Il s’agit de voir que l’activité de travail est l’objet d’un contrat entre deux individus, l’employeur et l’employé, dont il faut étudier comment il peut être spécifié. C’est ce qu’O.FAVEREAU et P. PICARD soulignent, écrivant que « c’est à propos du travail qu’a émergé l’économie du contrat » [ 1996, p. 442 ]

Ces nouvelles théories se placent ainsi du côté de l’organisation en s’intéressant aux règles contractuelles, ce qui aboutit à les placer sur la carte des théories d’O. FAVEREAU ( cf supra ) dans le demi-plan supérieur caractérisé par la prise en compte des “ marchés internes ”. Cette révolution scientifique a abouti à un basculement de l’objet d’études même de l’économie : « aujourd’hui, la catégorie fondamentale de l’analyse économique n’est plus la marchandise - mais le contrat » comme l’expliquent O. FAVEREAU et P. PICARD [ ibid, p. 441 ] et c’est pourquoi, d’ailleurs, nous parlerons de “ théories des contrats ”. Cependant, si au sein de ces théories, le contrat devient le mode de coordination des actions individuelles en lieu et place de l’échange marchand, c’est sous des acceptions très différentes qu’elles l’envisagent et avec des conceptions de l’articulation de l’entreprise et du marché qui leur sont propres, articulation dont O. FAVEREAU [ 1989b ] a énuméré les différentes conceptions possibles. Nous reviendrons dans le chapitre 1 dans le détail sur les différences de point de vue entre ces courants. Pour l’instant, nous nous contenterons de distinguer au sein de ces théories des contrats trois courants principaux :

1. La théorie de l’agence, avec deux branches, normative et positive, qui peut être considérée aujourd’hui comme la « nouvelle orthodoxie néo-classique » selon l’expression de B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ 1995 ]. Elle est née dans les années 1970 d’une jonction entre des travaux déjà classiques sur des sujets très spécialisés, comme ceux de K. ARROW sur les assurances, et une formalisation plus récente des problèmes de coordination dans un cadre d’informations asymétriques, marquée par l’article fameux de G. AKERLOF [ 1970 ] sur le marché des voitures d’occasion. M. JENSEN et W. MECKLING [ 1976 ] définissent la relation d’agence « comme un contrat par lequel une ou plusieurs personnes ( le principal ) engage une autre personne ( l’agent ) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir de décision à l’agent » 3 . Du fait du contexte d’informations asymétriques, des problèmes surgissent dans la mise en œuvre de tels contrats, problèmes qui sont à l’origine de coûts, que l’on peut étudier selon l’approche positive ou que l’on peut tenter de réduire selon l’approche normative. Ce modèle principal-agent a donné lieu à un florilège de théories s’intéressant plus particulièrement à la relation d’emploi 4  : les contrats implicites, le salaire d’efficience avec différentes versions ( celle des coûts de rotation, de l’incitation à l’effort ou encore la théorie du signal ), le modèle insiders-outsiders, le système de partage du profit, pour nous en tenir aux plus abouties. Sans rentrer dans le détail de ces modèles, on peut les rassembler autour de l’idée qu’il existe un fondement rationnel aux faits contradictoires avec l’analyse néoclassique ; soit que l’entreprise paye des salaires élevés pour avoir des salariés plus productifs, soit que les salariés préfèrent que tout déséquilibre se résolve par du chômage involontaire plutôt qu’une baisse de leurs rémunérations ...

2. Le second sous-ensemble parmi les théories des contrats est constitué par la théorie des Droits de propriété. Ses développements naissent initialement dans les années 1960 autour d’auteurs tels S. CHEUNG, A. ALCHIAN, E. FURUBOTN et S. PEJOVITCH... Le « théorème de COASE », du nom de R. COASE qui l’a énoncé dans un article fameux en 1960, synthétise les traits caractéristiques de cette approche initiale. Les Droits de propriété sont définis comme un “ pouvoir sur les choses ” qui varient selon qui les possède, selon qu’ils sont cessibles ou non, selon les pratiques qu’ils autorisent ( selon la décomposition d’essence juridique de l’usus, du fructus et de l’abusus ). Et surtout, le lien est fait entre ces caractères des Droits de propriété et les résultats économiques. En simplifiant, les droits doivent être exclusifs, privés et librement cessibles pour arriver à une régulation optimale qui passe par leur échange entre les agents économiques ‑ autrement dit, il faut réussir à établir un marché des droits de propriété. Cette théorie s’est emparée de la question de la firme dans les années 1970 avec un article d’A. ALCHIAN et H. DEMSETZ paru en 1972 qui présente, précisément, la question de l’autorité dans la firme à partir des concepts de Droits de propriété. Nous reviendrons largement sur cet article dans le chapitre 1, de même que sur certains travaux postérieurs qui appartiennent à ce courant théorique.

3. Enfin, le dernier sous-ensemble, parmi les théories des contrats, est celui de l’économie des coûts de transaction ( ECT ), appelée parfois “ nouvelle économie institutionnelle ” 5 . Les auteurs de ce courant, dont le chef de file est sans conteste O. WILLIAMSON, reprennent la voie ouverte précocement par R. COASE [ 1987 ] ( 1937 ) qui était restée en partie en déshérence jusqu’aux années 1970. On peut caractériser cette théorie par l’introduction de “ coûts de transaction ”, ce qui revient à supposer que les individus doivent consacrer des ressources pour pouvoir échanger. La firme apparaît alors comme un mode de coordination qui permet d’économiser sur ces coûts, le commandement se substituant au système des prix. La firme est alors vue comme étant un « noeud de traités » 6 liant les différents participants à son activité, parmi lesquels sont distingués les dirigeants, les propriétaires, les fournisseurs, les salariés ... L’économie des coûts de transaction inclut donc une analyse de la relation d’emploi dont la particularité est d’être centrée sur l’autorité. Cela ressort clairement du texte fondateur de R. COASE [ ibid ] dont la plus grande partie est consacrée à l’analyse de ce lien entre l’employeur et l’employé qu’il qualifie de « maître à serviteur ». Ce courant théorique a cependant une visée plus large puisqu’il « a l’ambition de répondre à une large gamme de questions : pratiquement tout ce qui touche à l’organisation de la firme, ou de toute autre institution, et à ses rapports à son environnement » ( B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ 1995, p. 63 ] ).

O. FAVEREAU [ 1993 ] remarque que ce déplacement de l’objet d’études de la science économique a abouti à un rapprochement avec les sciences de gestion, dont elle était, autrefois, totalement séparée. C’est avec ironie que cet auteur note que « l’économiste théoricien porte désormais un intérêt passionné de néophyte au fonctionnement interne des organisations » [ ibid, p. 71 ]. Cet intérêt nouveau pour le fonctionnement des firmes et la relation d'emploi se produit à un moment où, simultanément, celle-ci semble être entraînée dans de multiples bouleversements dont le sens est incertain, voire parfois même contradictoire. Autrement dit, si les économistes redécouvrent le monde du travail, le monde du travail ne renvoie plus à une réalité bien balisée, à un ensemble de faits stylisés bien connus et expliqués.

Notes
3.

Cité par B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ 1995, p. 93 ]

4.

pour une présentation synthétique, voir par exemple E. LECLERCQ [ 1999 ] ou B. REYNAUD [ 1994 ] ou encore A. PERROT [ 1998 ]

5.

Cette appellation peut cependant parfois englober la théorie de l’agence vu ci-dessus.

6.

Selon le titre d’un ouvrage de 1990 édité par O. WILLIAMSON, AOKI et GUSTAFSSON.