2°) L’invocation insatisfaisante d’une « nouvelle donne » :

Cette révolution du travail s’intègre dans un ensemble de mutations globales apparues à l’orée des années 1970, moment que l’on se représente comme celui du basculement entre le monde d’« avant » et le monde d’« après ». Les expressions courantes de « 30 Glorieuses » pour désigner les années 1950 et 1960 et de « 20 Structurantes » ( C. DE BOISSIEU ) pour désigner les années 1970 à 1990, vont dans ce sens de concevoir deux périodes antinomiques ou tout au moins, nettement distinctes. La théorie de la régulation a fait beaucoup dans cette représentation d’une rupture systémique avec les années 1970, en utilisant le concept de la « crise du Fordisme ». Le mode de régulation Fordiste, victime de son « épuisement », serait remplacé par de nouvelles régulations depuis 30 ans dont les contours commencent à se préciser - ce « post-Fordisme » prenant les traits d’un « capitalisme actionnarial ou patrimonial » selon une expression bien vulgarisée aujourd'hui.

Les analyses des observateurs des évolutions contemporaines, reprises par les journalistes, ont contribué à propager cette image d’un monde où « tout bouge » plus vite, où les structures de nos économies et de nos sociétés sont déstabilisées par un maelström de bouleversements à tous les niveaux, parmi lesquels se dégagent des constantes. Le phénomène de mondialisation est invoqué en premier pour expliquer que les entreprises sont soumises à une concurrence plus vive d’où découlent de nécessaires remises en cause des modes de fonctionnement anciens. La financiarisation, associée à cette ouverture internationale des économies, est un déterminant placé aussi au premier plan dans l’analyse des mutations actuelles. La référence à des normes de rentabilité, les opérations de restructurations industrielles telles que les OPA, l’intrusion d’actionnaires institutionnels et étrangers, etc. sont quelques uns des effets de cette financiarisation des économies mis en relation avec ces mutations. Un déterminant également placé en bonne position dans ces analyses est celui des changements technologiques, articulé lui aussi souvent à la mondialisation. L’informatique et, plus globalement, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les biotechnologies, etc. redonnent corps à des interprétations néo-schumpétériennes des transformations des systèmes productifs. La « destruction créatrice » serait à l’origine de cette dialectique d’innovations et de destructions tous azimuts que l’on peut observer depuis quelques décennies. On peut aussi évoquer la transformation des goûts des consommateurs et les revendications des travailleurs contre les conditions de travail que leur a faites l’organisation tayloriste... Sans chercher l’exhaustivité, voici quelques uns des facteurs les plus couramment énumérés pour rendre compte des mutations globales depuis les années 1970, en particulier celles qui concernent le travail.

Cette nouvelle donne, que nous avons en tête lorsque nous abordons les temps actuels, est vue comme un ensemble de forces irrésistibles qui imposent des adaptations inéluctables. Elles sont sous-jacentes à toute explication de la révolution du travail, qui serait la conséquence logique et de la mondialisation, et des contraintes de rentabilité financière, et des transformations technologiques, et des nouvelles exigences des consommateurs... Cette vision des faits est commune à ceux qui pensent que l’on doit favoriser l’adaptation à cette nouvelle donne qui n’est pas nocive en elle-même, voire même qui peut amener des améliorations et à ceux qui pensent au contraire qu’il faut s’en protéger si l’on ne veut pas être entraînés dans un mouvement général de régression sociale. Sans vouloir nier les faits eux-mêmes et leur importance, nous ne nous satisfaisons pas de ce schéma explicatif qui nous semble, pour le moins, partiel. D’abord, l’invocation de ces facteurs est censée fournir une explication générale, même là où elle n’est pas admissible. Par exemple, lorsqu’on parle de mondialisation à propos de secteurs protégés de la concurrence internationale, ou qu’on voit les marchés financiers à l’œuvre derrière les réformes des administrations publiques, etc. Une généralisation abusive des causalités est le premier défaut que nous voyons aux analyses communément rencontrées. Ensuite, un travers d’ad’hocité nous semble imprégner nombre de ces relations de causalité. Ainsi lorsqu’on explique que si les entreprises produisent différemment, c’est parce que la demande a changé ou que si les entreprises cherchent à être plus compétitives, c’est parce que la concurrence est plus vive... La cause et l’effet sont présentés comme indissociables, ce qui produit un discours taulogique auquel est bien étrangère cette remarque d’H. AREND selon laquelle « l’événement illumine son propre passé mais ne peut jamais en être déduit » [ 1972 ]. Enfin, il est nécessaire d’avoir une heuristique de cette révolution du travail qui laisse place aux nuances, qui envisage la diversité des évolutions. En témoigne la comparaison entre les pays développés au sein desquels les mêmes facteurs, a priori, n’ont pas produit les mêmes conséquences, que l’on pense aux oppositions entre les systèmes économiques - souvent érigés en « modèles » -, des E.-U. et de l’Europe du Nord... C’est aussi cette diversité que l’on doit prendre en compte à propos des transformations des modes d’organisation du travail, la « crise du taylorisme » passant sous silence sa permanence, voire son extension que mesurent les enquêtes sur les conditions de travail.

Autrement dit, les mêmes facteurs sont mobilisés pour expliquer des phénomènes variés, les liens de causalité étant parfois parfaitement tautologiques ou bien présentés comme des évidences indiscutables. Encore une fois, ce n’est pas une critique pointilleuse des explications couramment admises que nous voulons réaliser. Mais plutôt, pointer leurs insuffisances à englober, sans se contredire, tous les faits. L’impression que nous inspirent ces schémas explicatifs est tout à fait analogue à celle que produit l’apologue freudien du chaudron. En rendant l’ustensile percé, celui qui l’avait emprunté se justifie en arguant que le chaudron était déjà percé quand on lui a prêté, qu’en plus il l’a rendu intact et pour finir, qu’il n’a pas emprunté de chaudron, raconte FREUD. Nous avons le sentiment que l’on doit se placer à un autre niveau, celui de l’interprétation de cette nouvelle donne par les individus, pour en faire ressortir l’unité et en mesurer les effets. C’est en comprenant les représentations qui guident les actions que l’on abordera plus valablement cette révolution du travail, représentations qui ne sont justement pas insensibles à la révolution scientifique que connaît la science économique. C’est à partir de cette idée générale que notre recherche s’est déployée.