1°) L’autorité : des pouvoirs avec « quelque chose en plus » :

Nous partirons de cette formulation assez vague, même si elle est inspirée par M. WEBER 7 , pour apporter de la précision à l’emploi de ces deux termes, autorité et pouvoir. Nous voulons justement mettre ici l’accent sur l’importance du contenu de ce « quelque chose de plus » qui, loin d’être une question purement académique, est véritablement un critère distinctif essentiel entre les différentes approches théoriques de la relation d’emploi sur lesquelles sera centré notre propos dans la première partie de la thèse. C’est ensuite une formule qui résume la façon dont nous concevons l’articulation entre ces deux notions ; ni disjonction complète entre les deux termes, - avoir de l’autorité sans avoir de pouvoir n’a pas de sens - ni recouvrement total - confondre autorité et pouvoir, c’est se priver de la compréhension de l’essence même de la relation. Il faut, au contraire, penser la distinction en termes de glissement sur une échelle allant du pouvoir à l’autorité, glissement qui procède par l’ajout de caractères particuliers - avoir de l’autorité, c’est effectivement « quelque chose de plus » qu’avoir du pouvoir. Cela signifie aussi, par voie de conséquence, que l’écart entre les deux ordres de phénomènes désignés par ces termes est variable. C’est selon un degré graduel que les pouvoirs sont tirés de la détention d’autorité, ce qui signifie également que cet attribut d’autorité peut s’évanouir, auquel cas on est ramené à la présence de « purs » pouvoirs.

Commençons par trouver un point d’appui à cette discussion terminologique dans des définitions préalables du pouvoir et de l’autorité. Pour ce qui en est du pouvoir, ce peut être réalisé en faisant appel à un auteur de référence, R. DAHL [ 1957 ], dont la définition est devenue paradigmatique au vu de la fréquence avec laquelle elle est citée depuis cette date ; « A détient du pouvoir sur B dans la mesure où il peut obliger B à faire quelque chose que B n’aurait pas fait autrement ». On peut retenir de cette présentation deux caractères principaux du pouvoir ; d’une part, il s’exerce dans le cadre d’une relation - ici entre A et B - qui peut mettre aux prises un ensemble multiple d’acteurs. Ce n’est pas une ressource que l’on possède, mais le produit de cette ressource. M. FOUCAULT a écrit que « le pouvoir n’existe qu’en acte » 8 , ce qui signifie bien que l’on ne peut parler de pouvoir en dehors de l’observation de ses effets, et non pas comme d’une “ chose ” quantifiable et appropriable. D’autre part, la contrainte est consubstantielle à l’exercice d’un pouvoir, autrement dit, l’exercice du pouvoir de A sur B passe par l’extension du domaine des actions « possibles » de A et réciproquement, par la restriction de celui de B. Nous dirons que le pouvoir s’oppose à la liberté “ réelle ”, en considérant cette liberté réelle comme l’étendue des choix “ possibles ” pour un individu. Il ne fait pas de doutes alors que le pouvoir, et les contraintes qu’il suppose, diminuent cette possibilité de choix en rendant certaines options nettement déséquilibrées. Cependant, la liberté “ formelle ”, celle de faire des choix, est bien un présupposé à l’existence même d’un pouvoir, comme le souligne la dialectique hégélienne du « maître et de l’esclave » 9 .

Pour définir l’autorité, on la distingue le plus souvent du pouvoir par l’introduction de la notion de légitimité, en affirmant que l’autorité est un pouvoir légitimé - on retrouve aussi parfois “ institué ”, ce qui renvoie aux fondements de la légitimité. C’est une vision bien établie depuis que M. WEBER a opposé la « puissance » 10 [ Macht ], définie comme « la probabilité qu’un acteur au sein d’une relation sociale sera à même d’imposer sa propre décision en dépit de toute résistance » [ 1971, p. 95 ], à la « domination » [ Herrschaft ] correspondant à « la capacité de faire exécuter un commandement ». Le retour sur les deux éléments envisagés ci-dessus, éclaire la différence avec le pouvoir. D’une part, l’autorité doit être reliée à un statut, une position qui lui est associée, ce qui fait qu’elle existe en tant que telle, en dehors de son exercice réel. Contrairement à ce que M. FOUCAULT dit du pouvoir, l’autorité existe comme “ état ”, en l’absence d’“ acte ”. Cela ne veut pas dire toutefois qu’elle conserve son entièreté à cet état latent et que les pouvoirs qu’elle confère ne sont pas affectés par l’absence de réalisation extérieure. Prenons un exemple pour illustrer ce point ; on peut considérer que le pape détient, ou mieux, “ est ” une autorité religieuse, de par son titre même. Empêché d’agir, par la maladie pour établir un parallèle avec l’histoire récente, il n’en garde pas moins son titre et sa position d’autorité dont il tire certains pouvoirs, comme ceux de fixer le dogme catholique. Mais, ses pouvoirs en ce domaine passent par des faits et gestes - cérémonies religieuses, gestes symboliques, promulgation de bulles papales... -, qui pouvaient, en l’occurrence, être entravés par l’empêchement dans lequel Jean-Paul 2 était d’agir physiquement. Une absence d’effectivité des pouvoirs n’est alors pas sans effet en retour sur l’autorité détenue, ce qui était au cœur du débat sur l’opportunité de la démission du pape. D’autre part, l’autorité n’est pas un concept antinomique avec la liberté “ réelle ” pour reprendre les termes déjà utilisés. Il n’y a pas à proprement parler de contrainte - et donc par conséquent, pas de diminution des choix possibles d’action -, en présence de l’autorité puisque celle-ci suppose une acceptation de la part de ceux qui y sont soumis 11 . Mais, et cela peut sembler paradoxal, l’autorité suppose d’abord une restriction de la liberté “ formelle ” puisque l’on abandonne son libre arbitre en décidant de subordonner ses décisions à celles d’un autre 12 . Le pape détient une autorité car les catholiques lui reconnaissent le droit de légiférer et de les commander dans leurs croyances, et cela pas seulement parce qu’ils ont peur d’être excommuniés ou jetés au bûcher comme dans d’autres temps... C’est cette légitimité qui transcende les pouvoirs du pape et peut amener à parler effectivement d’autorité. Mais, la condition préalable est que les croyants aient renoncé à leur libre arbitre dans la détermination de leurs croyances.

Cette discussion d’essence proprement philosophique sur la question de la liberté peut être démêlée si l’on aborde la question des rapports du pouvoir et de l’autorité avec un troisième concept, celui de hiérarchie. Notre position sera de rattacher la hiérarchie à l’autorité, suivant en cela la position de H. ARENDT 13 . Pour la philosophe, « la relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité et où tous les deux ont d’avance leur place fixée » [ ibid, p. 123 ]. Tout est dit dans cette citation sur le sens dans lequel nous emploierons ce terme d’autorité et la distinction que nous ferons avec le pouvoir. L’ordre hiérarchique, dont H. ARENDT donne comme image la figure géométrique de la pyramide, reconnu par ceux qui y sont classés, est le fondement même de toute relation d’autorité se traduisant par la subordination des “ inférieurs ” aux “ supérieurs ”. Le pouvoir suppose, lui, une inégalité dans la détention des ressources sur lesquelles il s’appuie, aboutissant à la soumission des “ faibles ” aux “ forts ”. Les inégalités sont évaluées sur la base d’une comparaison des ressources qui produisent de la force, ce que sous-entend l’expression tant usitée - et à propos de n’importe quelles situations -, de « rapports de force ». Pour sa part, la hiérarchie s’inscrit toujours dans un rapport au droit, qu’il soit formel ou non, qui se concrétise par l’attribution de statuts, c'est-à-dire d’états gradués correspondant à des “ capacités ”. Pour reprendre notre illustration, le pape tire bien ses pouvoirs de sa position au sommet de la hiérarchie du peuple des croyants, ce qu’illustrait bien le dogme de son infaillibilité.

Si nous reprenons cette distinction conceptuelle ancienne, qui nous semble très heuristique pour aborder la question de la relation entre employeur et employé, c’est en l’articulant à un courant nouveau de l’analyse économique afin de se saisir de ces concepts pour traiter de préoccupations plus proprement économiques.

Notes
7.

M. WEBER parle de « quelque chose de plus » pour distinguer les « régularités » de « l’ordre légitime ». Nous ne pensons pas trop déformer le sens de sa formule en la reprenant à propos de la différence entre autorité et pouvoir. Ce qui semble nous y autoriser est le fait même que l’autorité est associée par M. WEBER à un « ordre légitime » tandis que le « pouvoir » représente une « régularité » mécanique.

8.

Cité par P. DOCKES [ 1999, p. 15 ].

9.

P. DOCKES [ op. cit., p. 27 ] donne une autre illustration, celle de la vente d’une maison par un juif à un membre de la Gestapo qui lui en propose une « bouchée de pain ». Il affirme qu’il y a « choix rationnel, calcul de l’individu » et donc « liberté ». Bien que l’auteur rejette cette distinction, c’est bien, nous semble-t-il, l’idée de “ liberté formelle ” dont il fait usage ici. Par contre, les deux termes du choix pour le juif sont déséquilibrés - d’un côté refuser et se retrouver en camp de concentration, de l’autre accepter et perdre sa richesse - ce qui renvoie à la contrainte que le membre de la Gestapo introduit par son pouvoir. Il nous semble juste de dire que c’est la “ liberté réelle ” du juif, qui est atteinte alors, dans le sens où le “ prix à payer ” de certaines options les sort du champ des décisions possibles pour cet individu. De la même manière, ce champ des décisions du membre de la Gestapo est nettement accru par son pouvoir puisqu’il intègre maintenant la possibilité d’acheter pour rien une maison...

10.

On sait que M. WEBER trouvait ce concept « sociologiquement amorphe » car s’appliquant à n’importe quelles circonstances.

11.

C’est le point de vue de H. ARENDT qui écrit que « l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté » [ 1972, p. 140 ]. La vision de la philosophe rejoint d’ailleurs celle de M. WEBER sur le point de la nécessité de distinguer fermement autorité et pouvoir, pouvoir qui, selon elle, renvoie à la “ force ”.

12.

Pour reprendre l’exemple donné par P. DOCKES ( cf note 3 supra ), mais en le transposant dans le cadre d’une relation d’autorité, on peut envisager le cas où le gourou d’une secte pousserait un de ses disciples à lui céder sa maison pour une bouchée de pain. Si ce disciple lui reconnaît ce droit, et donc envisage la transaction comme un devoir normal de sa part, sa liberté “ réelle ” est entièrement préservée puisqu’il n’inclut pas dans le champ de ses décisions possibles le fait de refuser. Par contre, sa “ liberté formelle ” est clairement limitée puisque le disciple n’envisage pas ses décisions en fonction d’un calcul, d’un choix rationnel, mais qu’il a abdiqué son libre arbitre au profit d’une soumission à son maître.

13.

Ce point de vue ne rencontre pas le consensus. C. MENARD [ 1993, p. 28 ] établit, lui, une distinction dont il souligne l’importance entre relation d’autorité et relation hiérarchique. Selon cet auteur, « l’existence d’une hiérarchie [ s’accompagne ] toujours d’une relation d’autorité, mais l’inverse ne se vérifie pas nécessairement ». L’exemple qu’il donne à l’appui de cette affirmation est celui de l’architecte à qui l’on peut confier « l’autorité nécessaire » pour faire des travaux chez soi. Il nous semble cependant qu’il n’y a dans ce cas qu’une simple “ commande ” commerciale et non pas un commandement par l’autorité, dans la mission confiée à l’architecte. L’autorité, pas plus que la hiérarchie effectivement, ne sont impliquées dans cette relation. Sinon, on pourrait conclure à la présence d’autorité, hors de toute présence d’une hiérarchie, dans un achat à une entreprise lorsque celle-ci fait appel ensuite à des sous-traitants. L’entreprise est simplement un donneur d’ordre dans ce cas et son client ne lui délègue pas d’autorité sur les sous-traitants. Selon cette logique, ce sont simplement des pouvoirs qui sont présents dans l’exemple de C. MENARD ; pouvoirs exercés par le client sur l’architecte à qui il fait appel, pouvoirs aussi exercés par l’architecte sur les entreprises qui effectuent les travaux. C. MENARD soulève une autre objection en mentionnant l’existence d’organisations entre pairs dont l’un reçoit une autorité temporaire. Cette configuration renvoie, selon nous, plutôt à l’institution d’une hiérarchie sur une base démocratique. Celui qui est choisi, même temporairement, pour diriger la structure, reçoit un statut qui le rend “ supérieur ” à ses pairs. L’homme politique qui est élu est bien, formellement, égal à tous les citoyens qui ont voté, ce qui ne l’empêche pas de détenir des pouvoirs en fonction du statut auquel il accède. Pour résumer, nous pensons bien qu’autorité et hiérarchie sont indissociables ; là où il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a que des pouvoirs ( cf l’architecte ) et là où il y a autorité, il y a bien hiérarchie ( cf organisations de pairs ).