2°) Les perspectives nouvelles ouvertes par l’économie des conventions :

La date de naissance de l’économie des conventions ( EC désormais ), en France, est récente car elle remonte à 1984 lors d’un colloque qui a abouti à un 1er ouvrage collectif en 1986 édité par R. SALAIS et L. THEVENOT : “ Le Travail ; marchés, règles, conventions ” ( INSEE-ECONOMICA ). Mais c’est surtout le numéro spécial de la REVUE ECONOMIQUE [ 1989 ] qui marque l’entrée dans le débat scientifique de ce courant, constitué comme une école autour des auteurs signataires de l’introduction à ce numéro spécial, parmi lesquels on retrouve, outre les premiers cités, J-P DUPUY, F. EYMARD-DUVERNAY, O. FAVEREAU et A. ORLEAN qui représentent en quelque sorte le premier cercle ou « les pères fondateurs ».

L’EC n’est pas née ex nihilo dans l’esprit de ce groupe restreint de chercheurs, mais ceux-ci se rattachent à des précurseurs, auxquels ils ont fait fréquemment référence et dont les écrits constituent en quelque sorte les textes fondateurs. C’est T. SCHELLING [ 1986 ]

( 1960 ) qui a fourni le premier le cadre théorique dans lequel s’inscrit cette forme de coordination, sans parler cependant de “ convention ”. Ce théoricien des jeux place son raisonnement dans le cadre de situations dans lesquelles les individus doivent déterminer leurs actions en anticipant sur les actions des autres individus avec lesquels ils sont en interaction. Les exemples qu’il fournit sont aussi triviaux que le cas d’un couple qui se perd dans un grand magasin ou de deux personnes dont la communication téléphonique est interrompue. La théorie des jeux ne permet pas de trouver une solution unique qui assure une coordination réussie, car dans ces deux situations, il existe plusieurs solutions équivalentes : se rendre à l’entrée du magasin, à sa voiture, à la caisse centrale, etc. dans le premier cas ; que l’un ou l’autre rappelle dans le second cas. Or, T. SCHELLING explique que généralement ces problèmes de coordination sont résolus dans la vie courante car il existe certaines solutions qui sont évidentes aux yeux des individus : que les deux conjoints se rendent à la caisse centrale ; que celui qui avait appelé initialement soit celui qui rappelle son correspondant. On peut contester l’évidence de ces solutions. Mais il ressort de ces petites histoires que les comportements sont dictés, dans les circonstances où l’on doit tenir compte d’autres personnes, par des points de repère collectifs, des “ connaissances communes ”.

Le premier auteur à avoir utilisé et formalisé le terme de “ convention ” est le philosophe D. LEWIS dont on peut noter qu’il a été l’élève de T. SCHELLING. Ce philosophe et logicien expose dans un ouvrage de 1969 intitulé, « Convention : a philosophical study », une définition de la “ convention ” basée sur six critères 14  :

« Une convention est une régularité R dans le comportement des membres d’une population P, placés dans une situation récurrente S, si les six conditions suivantes sont satisfaites :

Chacun se conforme à R.

Chacun croît que les autres se conforment à R.

Cette croyance que les autres se conforment à R donne à chacun une bonne et décisive raison de se conformer lui-même à R.

Chacun préfère une conformité générale à R plutôt qu’une conformité légèrement moindre que générale.

R n’est pas la seule régularité possible satisfaisant les deux dernières conditions.

Les conditions précédentes sont connaissance commune. »

Un autre auteur qui est présenté comme un précurseur est J-M KEYNES, qui a montré que les marchés financiers fonctionnaient sur la base de conventions. Lorsque les opérateurs boursiers évaluent la valeur des titres, ils le font en prenant en compte « la prévision moyenne des personnes qui opèrent sur le Stock Exchange, telle qu’elle est exprimée par le cours des actions » [ 1969, p. 167 ] ( 1936 ). Et cette prévision repose sur une “ convention ” comme le dit lui-même J‑M KEYNES ; « Cette convention consiste essentiellement [... ] dans l’hypothèse que l’état actuel des affaires continuera indéfiniment » [ ibid ]. Il décrit cette logique de coordination en ayant recours à l’analogie avec le concours de beauté dans lequel « chaque concurrent doit choisir non les visages qu’il juge les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle » [ ibid, p. 171 ].

C’est donc dans ce cadre des conventions comme « modèle général de la coordination économique » 15 que l’EC inscrit son programme de recherches. Ce modèle témoigne d’une volonté de rupture comme l’indique O. FAVEREAU [ 1989a, p. 280 ] 16 en positionnant ce courant aux antipodes de la TS dans sa cartographie des théories ordonnées autour de la double opposition ME/MI et RP/RS. C’est le sens implicite de son questionnement ; « l’intégration cohérente des phénomènes organisationnels n’exige-t-elle pas un nouveau langage formel fondé sur la combinaison de RP et de MI ? ». Il dévoile le fond de sa pensée en ajoutant ; « Une réponse affirmative pourrait caractériser “ l’EC ”, en la différenciant nettement d’autres approches des règles ou des institutions » [ ibid, p. 283, italiques de l’auteur ]. C’est manifestement en prolongement de la critique vue ci-dessus sur le manque de cohérence de la TSE. On peut reconnaître là l’intention de substituer un nouveau paradigme à la TS qui aboutirait au fait de « prendre les choses par l’autre bout » ce qui est le signe d’une révolution scientifique pour T. KUHN [ ibid, p. 124 ]. O. FAVEREAU ne dit pas autre chose quand il écrit que la différence d’approche de l’EC consiste en un « basculement de la tradition de pensée issue d‘A. SMITH, de l’extérieur vers l’intérieur de ses objets d’étude : l’individu, le marché » [ ibid ].

Ce renversement de perspective débouche sur une remise en cause des limites de la science économique qui passe de l’analyse des marchés à celle des comportements humains en situation d’interaction. Mais, c’est surtout par l’introduction d’une dimension normative à ces comportements - ce que L. BOLTANSKI et L. THEVENOT [ 1991 ] ont apporté par leurs travaux de formalisation de « Cités » comme construction politique fournissant des justifications valides -, que l’EC a renouvelé le cadre analytique. Depuis quelques années, les travaux conventionnalistes ont été dans le sens de prendre un « virage institutionnaliste », ce qui « a conduit l’EC à dépasser les deux concepts de base sur lesquels elle fondait sa différence ; les conventions et l’incertitude » [ 2002, p. 9 ], selon les commentaires qu’en a faits H. DEFALVARD. C’est en suivant cette orientation que nous aborderons notre recherche.

Notes
14.

Nous reprenons la présentation qu’en donne A. ORLEAN [ 1994, p. 23 ].

15.

Titre de l’introduction à l’ouvrage collectif de 1994. A. ORLEAN [ 1994, p. 9 ].

16.

voir également l’introduction du numéro spécial de la REVUE ECONOMIQUE [ 1989, p. 141 ]. Par exemple ; « Les recherches rassemblées dans ce numéro [ ... ] proposent l’élaboration ou la réélaboration de concepts étrangers au cadre néoclassique ».