2°) Les mutations actuelles, objet d’application du modèle conventionnaliste d’autorité :

Nous appréhenderons, dans la seconde partie de la thèse, cette révolution du travail ‑ avec la variété des transformations que l’on englobe sous cette expression commode -, à l’aide de la formalisation, dans un cadre conventionnaliste, opérée dans la première partie de ce qui constitue une relation d’autorité. L’opinion courante - que G. MENDEL [ 2002 ] résume bien et que R. REMOND [ 1998 ], pour sa part, nuance -, est que l’on vit depuis Mai 1968 en France une crise générale de l’autorité, qui se retrouve dans de multiples sphères de la vie sociale ; au sein de la famille, vis-à-vis de l’Etat, au sein de l’école... La « seconde révolution individualiste », selon l’expression de J. BOISSONNAT à propos de Mai 68, en serait le facteur déterminant. Toutefois, le monde du travail et de l’entreprise est souvent mis à part et évacué de cette analyse. Bien au contraire, il semble admis que l’autorité des employeurs a même tendance à s’accroître depuis les années 1970, avec le basculement des rapports de force en leur faveur dû à la montée du chômage. C’est cette interprétation courante des évolutions de la relation d'emploi que nous évaluerons à l’aulne du modèle conventionnaliste de l’autorité. Peut-on effectivement considérer que l’autorité des employeurs s’accroît à la suite des mutations du rapport salarial que l’on peut observer ? Les déséquilibres des « forces » entre employés et employeurs sont-ils le déterminant principal des phases de détérioration et d’amélioration de la condition salariale ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir à ce qui fait l’essence juridique du rapport salarial, c'est-à-dire le critère de subordination. Comment doit-on analyser la subordination inscrite dans le contrat de travail vis-à-vis des concepts de pouvoir et d’autorité ? Voici comment se présente le questionnement qui préside à la seconde partie de la thèse et qui nous a amené à entreprendre une exploration historique au long cours.

C’est effectivement, en remontant très loin en arrière, à la rupture fondamentale constituée par la Révolution Française, que nous débuterons cette exploration dans le chapitre 4. La configuration des relations de travail qui en découle, dans le cadre juridique du Code Civil de 1804, sera analysée en contraste, avec le régime antérieur du « travail réglé, travail forcé » ( R. CASTEL ), de façon à faire ressortir les ruptures entraînées par l’instauration d’un cadre libéral sans autorité. Les impasses de ce cadre libéral seront évoquées en montrant que leur dépassement se traduit par la nécessité de recréer un ordre hiérarchique, ce qui est observables à travers le « bon droit » ( A. COTTEREAU ) qui n’a pas cessé de réglementer les rapports des ouvriers de métier avec leurs employeurs. Notre propos sera centré plus particulièrement sur l’évolution du régime de responsabilité, en suivant le fil conducteur que constituent les travaux de F. EWALD, évolution qui est tout à fait centrale dans le processus qui mène jusqu'à la naissance du contrat de travail en 1901, suivant de très près la loi sur les accidents de travail de 1898. L’encadrement par les grilles de classification de l’évaluation des travailleurs, selon une échelle des qualifications, sera aussi un des points sur lequel notre analyse se focalisera, ce qui montre que l’institution de l’autorité dans les relations de travail a dû être rendue compatible avec les principes d’une société démocratique. C’est cette tension que nous aurons en tête en explorant également dans ce chapitre la mise en œuvre de l’autorité hiérarchique dans les principes de management caractéristiques des « entreprises modernes » ( A. CHANDLER ). Au final, nous aurons dessiné, à partir du modèle conventionnaliste de l’autorité, les linéaments du « paradigme de l’autorité hiérarchique moderne » tel qu’il s’est constitué historiquement, paradigme qui est un des éléments de « la Grande Transformation » décrite par K. POLANYI.

Dans le chapitre 5, nous tenterons d’étayer la proposition selon laquelle c’est à une « Grande Transformation » à rebours que nous assistons aujourd'hui. Nous montrerons en quoi le paradigme présenté antérieurement est en voie de dislocation ; que ce soit au niveau du régime de responsabilité à travers un nouveau partage des risques, que ce soit à travers l’émergence de nouveaux modes d’évaluation des travailleurs avec la « logique de compétences ». Avant tout, on assiste à une remise en cause du principe même de subordination, ce qui aboutit à mettre tout le Droit du travail français qui s’est constitué à partir de lui, en porte-à-faux. A partir de ce constat initial, nous développerons alors l’exploration des nouvelles configurations des relations de travail en suivant l’idée que le recul de l’autorité en leur sein laisse ouverte la porte à l’exacerbation de rapports de pouvoirs. Des signes des effets de cette désinstitutionnalisation de l’autorité seront repérés à travers les transformations des conditions d’emploi, dont on a déjà remarqué l’ambivalence. Les rapports de pouvoir ont précisément cette caractéristique de se déployer selon des conséquences variables, en fonction des forces en présence, ce qui explique que ces transformations actuelles ne soient pas toujours défavorables aux travailleurs. C’est en voyant que ce glissement de l’autorité vers les pouvoirs nus, rend, paradoxalement, l’économie des contrats plus apte à rendre compte de la relation employeur-employé, que nous terminerons ce chapitre, en revenant sur la perspective théorique de la première partie.