1°) L’hypothèse de rationalité illimitée vide de sa substance l’autorité dans la relation d’emploi :

a) Contrats complets et négation de l’autorité :

Afin de rentrer dans l’origine du déni d’autorité par les théories contractualistes, nous allons repartir de l’article déjà cité d’A. ALCHIAN et H. DEMSETZ de 1972 qui fournit une bonne synthèse de leur conception de la relation d’emploi. Un point essentiel de leur présentation réside dans l’analogie qu’ils mènent entre la relation que nouent l’employeur et l’employé et celle qui lie le client à un épicier. Par ce rapprochement, ils ont en vue d’évacuer l’idée selon laquelle des relations particulières se déploient au sein des firmes et en particulier, que ce qui les caractérise est la présence de l’autorité. « Dire à un employé de taper ce courrier plutôt que de classer ce document est équivalent ( like ) au fait de demander à un épicier de me vendre cette boite de thon plutôt que ce pain » [ ibid ] écrivent-ils. L’employé n’est pas plus tenu d’obéir que l’épicier et l’employeur ne commande pas plus que le client. Autrement dit, pour reprendre la proximité des termes dans le vocabulaire français, le “ commandement hiérarchique ” dans la firme ne diffère pas de la “ commande commerciale ” sur le marché. D’ailleurs, ces deux auteurs concluent en présentant la firme comme un « marché privé », allant dans le sens du « dépassement des différences » entre marché et organisation selon les termes d’O. FAVEREAU [ 1989b ]. C’est un des traits saillants de ce courant théorique que d’assimiler toutes les relations économiques à un même type de relation, celui entre l’Agent et le Principal. Les mêmes concepts sont mobilisés que l’on s’intéresse au contrat entre l’assureur et l’assuré, le médecin et le patient, l’entreprise publique et l’Etat, la firme et ses clients ou l’employeur et l’employé. La relation dite d’agence a vocation à être une clé universelle d’analyse des relations économiques également marquées par les mêmes problèmes d’asymétrie informationnelle auxquels les contrats doivent apporter des réponses adaptées, mais toujours basées sur la même logique.

La négation de toute dimension d’autorité, visible à travers l’analogie avec une relation commerciale ordinaire, trouve sa source dans la nature du contrat passé entre l’employeur et l’employé. C’est d’abord au niveau de la menace à laquelle est exposé l’employé dans ses rapports avec l’employeur, ce qui peut le conduire à se soumettre, que l’on retrouve cette confusion. S’il ne donne pas satisfaction à l’employeur, celui-ci rompt le contrat ou, plus précisément, ne le renouvelle pas, ce qui ne tranche aucunement avec la situation du client qui change d’épicier lorsque celui-ci ne répond pas à sa demande. Ainsi, le licenciement, plutôt même la cessation du contrat, est l’élément principal qui amène l’employé à suivre les ordres de l’employeur 25 . Cet élément aboutit à évacuer une spécificité du contrat de travail qui est sa durée ; « Les contrats de long terme entre employeur et employé ne sont pas l’essence de l’organisation que nous appelons la firme » [ ibid ] expliquent nos deux auteurs de référence. La durée de la relation d’emploi est présentée comme « une série de contrats implicites infracourts » ( P. DOCKES [ 1999, p. 95 ] ) et en aucun cas, un trait distinctif par rapport à d’autres échanges commerciaux.

Le second caractère commun à la relation d’emploi et à n’importe quelle autre relation contractuelle, après celui de l’instantanéité, réside dans la symétrie absolue dans laquelle se trouvent les deux cocontractants, en l’occurrence l’employeur et l’employé. Le contrat de travail est un contrat qui prévoit des obligations et donc des droits, pour l’une et l’autre partie, un contrat qualifié en droit de “ synallagmatique ”. L’employeur est présenté avec des attributions décidées contractuellement, des pouvoirs au sens de capacités, qui ne diffèrent guère de celles que la loi reconnaît. A. ALCHIAN et H. DEMSETZ incluent dans ces pouvoirs « plusieurs activités en plus de l’aspect disciplinaire [ ... ] [ ; ] mesurer la performance productive, répartir les récompenses, observer le comportement au travail de l’apporteur d’input pour déterminer ou estimer sa productivité marginale et donner des missions ou des instructions sur ce qu’il faut faire et comment le faire ( [ ainsi que ] [ ... ] l’autorité pour rompre ou réviser les contrats ) » [ p. 782 ]. Mais, ces tâches de l’employeur sont aussi des obligations dans le sens où elles font partie des objectifs des employés lorsqu’ils ont signé le contrat avec lui. L’explication mérite un court détour pour rappeler le cadre bien connu dans lequel s’inscrit l’analyse des deux auteurs. La “ robinsonnade ” sur laquelle A. ALCHIAN et H. DEMSETZ se basent est fournie par le cas de déménageurs qui doivent se mettre à plusieurs pour porter des colis lourds. Ils illustrent un type de production en équipe ( « Team Production » ou « joint production » ) dont la particularité est que la fonction qui y est associée ne permet pas d’individualiser l’output de chaque apporteur d’input. C’est cette impossibilité de mesurer si la productivité de l’employé correspond aux termes du contrat qu’il a signé ( « the metering problem » ) qui introduit les asymétries informationnelles et crée une situation propice à la tricherie à laquelle le contrat doit remédier. La réponse des auteurs consiste à introduire une fonction de contrôle de l’effort de chaque employé, se substituant à celui de l’output, fonction qui est confiée à une personne particulière au sein de l’organisation. Celui qui détient ce « pouvoir de contrôle résiduel » devient l’employeur, le « moniteur » ( « monitor » ) selon la terminologie d’A. ALCHIAN et H. DEMSETZ et acquiert de ce fait un « droit de créance résiduel », c'est-à-dire perçoit le profit résiduel. Ainsi s’explique la parfaite symétrie dans laquelle se trouvent l’employeur et l’employé. « Chacun vend et achète quelque chose. L’employé “ ordonne ” au propriétaire de l’équipe de le payer de la même manière que l’employeur dirige le membre de l’équipe pour lui faire effectuer certains actes. » [ p. 783 ]. Là encore, les propos d’A. ALCHIAN et H. DEMSETZ résument très clairement ce point de vue. Ce sont les employés qui sont embauchés par l’employeur autant que le contraire. Chacun vend sa contribution, respectivement pour l’employé et l’employeur, le fait d’effectuer certaines tâches ou de contrôler les autres membres de l’équipe, et achète celle de l’autre partie, respectivement par la concession du « droit de créance résiduel » au moniteur ou par le paiement d’un salaire aux employés.

La vision du contrat de travail comme un contrat sans autorité par lequel chaque partie, employeur et employé, s’engage à fournir un certain service, doit être rapprochée des hypothèses comportementales posées par ces théories contractualistes. L’hypothèse concernant la rationalité des agents individuel est en fait l’hypothèse standard de la théorie néoclassique. Les agents ont donc une rationalité infinie c'est-à-dire « [ qu’ils ] disposent d’une information complète sur la structure des problèmes auxquels ils sont confrontés, ainsi que d’une capacité de calcul infinie, et d’un ensemble complet et ordonné de préférences » comme le résument clairement E. BROUSSEAU et J-M GLACHANT [ op. cit., p. 26 ]. S’il existe une asymétrie informationnelle, le contrat peut être conçu de façon à faire face à cette difficulté car les agents anticipent toutes les situations qui peuvent se présenter dans lesquelles ils peuvent subir les conséquences d’une action cachée ou d’une information cachée, autrement dit, le hasard moral ou la sélection adverse. Ainsi, tout contrat peut prévoir tous les états possibles de la nature et spécifier les actions de chacune des parties selon les contingences. Cette conception du contrat implique que « le Principal peut donc se mettre “ à la place ” de [ l’Agent ] pour anticiper ses réactions aux différents schémas de rémunération concevables, et sélectionner le schéma qu’il préfère parmi les schémas acceptables par l’Agent. » [ ibid, p. 27 ]. C’est sur le « principe de révélation » que repose cette conviction. Ce principe affirme que le résultat du choix par le Principal du contrat optimal dans une situation d’informations asymétriques « peut aussi être [ obtenu ] par un mécanisme de révélation directe organisé par un régulateur central » [ O. FAVEREAU et P. PICARD, 1996, p. 452, italiques des auteurs ]. Cela signifie, en quelque sorte, que l’on est en droit de lever l’hypothèse d’asymétrie informationnelle pour en trouver la solution. Cette démarche théorique paradoxale, sur laquelle est fondée la notion de complétude contractuelle, illustre bien la logique hypothético-déductive que la Théorie de l’Agence suit et avec laquelle elle explore les conséquences du postulat de rationalité individuelle illimitée.

Cette complétude contractuelle est un élément essentiel dans la présentation de la relation d’emploi et la négation de toute dimension d’autorité. Employeur et employé, en signant un contrat de travail, n’acceptent les obligations contractuelles qu’en toute connaissance de cause. Cela signifie logiquement qu’ils sont complètement informés de leurs obligations et de leurs droits avant de rentrer dans cette relation. En fait, la relation d’emploi dans de telles conditions est parfaitement prédéterminée puisque l’employé sait exactement ce qu’il doit faire pour respecter le contrat et ce que cela lui rapportera de même qu’il sait ce que lui coûtera tout manquement au contrat. Le fait que ni l’obéissance, ni le commandement, n’interviennent dans cette relation doit être rattaché au caractère auto-exécutoire du contrat, « ce qui signifie que les deux parties doivent avoir intérêt à sa réalisation » ( P. CAHUC et A. ZYLBERBERG [ 1996, p. 208 ] ). Le contrat s’exécute de lui-même, tirant son caractère d’obligation de son contenu même, sans devoir introduire une dimension d’autorité que l’une des parties pourrait exercer sur l’autre.

La condition pour laquelle les obligations consenties contractuellement par chacune des parties s’imposent naturellement est que l’information sur l’exécution du contrat soit disponible pareillement pour les deux parties. Or, on l’a vu, s’il y a information imparfaite dans la situation initiale avec la présence d’asymétries, le contrat, par ses mécanismes de révélation, résout ce problème en permettant de rendre publiques les informations privées des contractants. C’est cette mise à jour des actions et des informations cachées qui fait disparaître l’opportunisme, ce qui pourrait être assimilé à de la désobéissance de la part de l’employé et à un abus de pouvoir de la part de l’employeur. Citons P-Y GOMEZ [ op. cit., p. 126 ] ; « Chacun est rendu “ transparent ” par l’information ; ne rien dérober au savoir d’autrui de ses intentions, de ses savoirs, c’est fonder l’égalité entre les individus sur une commune inconsistance, une absence d’opacité qui serait, elle, source de pouvoir asymétrique ». La Théorie de l’Agence fonde sa négation de l’autorité dans la relation d’emploi sur le fait que « la discipline provient de la transparence » [ ibid, p. 104 ]. A partir du moment où tout est écrit et prévu à la signature du contrat, il n’y a plus à proprement parler de contrainte à exercer pour que chacun respecte ce contrat 26 . Il suffit de recueillir les informations sur l’exécution du contrat et d’en tirer les conséquences, soit pour valider la relation, soit pour la rompre. La Théorie de l’Agence est donc bien une théorie du contrôle de l’exécution des contrats, quels qu’ils soient. De ce point de vue, le contrat de travail ne diffère pas d’un autre contrat commercial ; « la résolution du problème [ de la discipline des contractants ] revient à donner à l’information des acteurs un rôle disciplinaire majeur » [ ibid ]. Nul n’est besoin d’introduire une position dominante de l’un, l’employeur, sur l’autre, l’employé, pour rendre compte de la relation d’emploi. La complétude contractuelle, associée à la rationalité illimitée, rend inutile tout dispositif installé dans le temps et reconnu par lequel l’un commande à l’autre qui obéit.

Notes
25.

On verra dans le point suivant ( B/ ) que cette sanction est enrichie dans les modèles de l’agence par l’introduction d’autres contraintes incitatives, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Cependant, le licenciement reste souvent déterminant dans les schémas d’incitation.

26.

Une hypothèse complémentaire doit être posée pour ce faire ; que le recours au jugement des tribunaux soit efficace, ce qu’O. WILLIAMSON dénonce comme « une hypothèse gratuite » [ 1994, note 26, p. 65 ].