1°) L’intentionnalité infinie aboutit à voir dans les actions de l’employeur et des employés le seul résultat de calculs rationnels :

a) La mécanique des actions d’intentionnalité infinie :

Nous voudrions ici utiliser une notion, l’intentionnalité dans l’action, qui demande à être précisée. Le philosophe américain, J. SEARLE, est un de ceux qui ont le plus approfondi la réflexion sur ce thème, tout d’abord particulièrement à propos du langage [ 1985 ], et ensuite en faisant de ce concept la base d’une épistémologie des sciences sociales et humaines [ 1998 ]. Lorsqu’il se demande « pourquoi l’application des méthodes des sciences de la nature au comportement humain individuel et collectif [ n’a ] pas donné de résultats comparables à ceux de la physique et de la chimie ? », il répond en écrivant qu’ « [ il ] pense que la direction de la bonne réponse réside dans la prise en compte de l’Intentionnalité dans la structure de l’action » [ 1985, p. 13 ]. Pour J. SEARLE, « le terme d’intentionnalité a comme trait de désigner des formes “ à renvoi ” et non pas “ diffuses ” » ce qu’il illustre ainsi ; « si j’ai une intention, elle est nécessairement intention de faire quelque chose » [ p. 15 ]. On peut reprendre cette idée en considérant une action intentionnelle comme une action orientée vers un but, un objectif que l’acteur se représente parfaitement et auquel ses intentions sont d’aboutir 45 . Ce qu’accomplit l’individu dans le cadre de telles actions intentionnelles est pleinement volontaire dans le sens où il agit avec la volonté d’atteindre un certain résultat. A contrario, une action inintentionnelle n’est donc pas orientée vers un objectif que l’individu cherche à atteindre ou, tout au moins, cet objectif n’est pas précis ; elle est involontaire, au moins partiellement, dans le sens où elle n’est pas entièrement dirigée par la volonté de l’individu, qu’il n’a pas une intention bien déterminée et une représentation claire du résultat qu’il veut obtenir en agissant ainsi 46 . Cette notion d’intentionnalité est au cœur du grand clivage au sein des sciences sociales entre homo œconomicus et homo sociologicus. J. ELSTER [ 1989 ] résume simplement ces points de vue antagoniques en écrivant que « le premier est “ tiré ” par la recherche de récompenses futures tandis que le second est “ poussé ” de derrière par des quasi forces d’inertie » [ p. 99 ]. On peut donc rattacher l’action inintentionnelle aux actes dictés par des forces extérieures aux individus telles que les normes sociales que J. ELSTER définit « par le trait selon lequel elles ne sont pas orientées vers un résultatnot outcome-oriented ] ». [ ibid, souligné par l’auteur ].

A partir de là, on peut bien affirmer que les théories contractualistes conçoivent les actions de l’employeur comme de l’employé comme pleinement intentionnelles. L’un et l’autre ont une représentation claire des résultats qu’ils recherchent ; c’est leur fonction-objectif. De plus, ils choisissent, dans l’éventail d’actions possibles, celles qui permettent de se rapprocher le plus du résultat visé. On retrouve là deux hypothèses comportementales fondamentales pour la théorie orthodoxe. Les individus sont considérés comme des êtres autonomes, qui forment leur propre ordre de préférences, de manière indépendante. Comme l’explique P‑Y GOMEZ [ op. cit., p. 16, souligné par l’auteur ], « [ Les individus agissent ] selon des intentions et des justifications privées : leurs désirs, leurs besoins, leur utilité et non pas leur appartenance à un groupe, une classe sociale, une église, etc. ». Les normes à partir desquelles ils prennent leurs décisions ne sont données par personne d’autres qu’eux-mêmes. C’est le sens littéral d’auto-nomie. La seconde hypothèse est celle de la rationalité substantive ou substantielle qui anime ces individus. C’est un trait de la conception Savagienne de la rationalité que H. SIMON [ 1976 ] a fait ressortir pour lui opposer un autre type de rationalité, celle qu’il qualifie de procédurale. Dans la théorie de la rationalité illimitée, le jugement quant à la rationalité des décisions individuelles porte sur le résultat de ces décisions. C’est pourquoi H. SIMON parle de rationalité substantielle, car on considère que l’individu prend une décision en fonction de son contenu, sa “ substance ”, c'est-à-dire l’espérance d’utilité qu’elle permet d’obtenir et qu’il peut calculer au préalable. Les individus décrits par les théories contractualistes ont bien une attitude au cours de la relation d’emploi empreinte de ce type de rationalité substantive et qui témoigne de leur autonomie.

Une illustration caricaturale de cette remarque nous est fournie par un article d’A. LAZEAR [ 1991 ], un des auteurs de la théorie de l’agence, qui « avance que l’analyse économique est souvent d’une grande aide pour examiner des problèmes au sein du marché du travail qui pourraient, au premier abord, apparaître comme étant causés par l’inertie institutionnelle ou par un comportement psychologique non économique de la part des travailleurs » [ p. 106 ]. Ainsi, il examine comment des relations de partenariat ( partnerships ) entre employeur et employé, en particulier le partage du profit, peuvent s’expliquer dans un cadre d’asymétries d’information. Si les individus n’ont pas de comportements opportunistes, A. LAZEAR parlant de « free rider effects », c’est qu’ils sont soumis à la « pression des pairs ( peer pressure ) ». Une des conditions pour que cette pression soit effective est l’existence d’un sentiment de culpabilité ( « guilt » ) qu’il définit comme « la désutilité ressentie quand on cause des torts à d’autres » ou de honte ( « shame » ), elle-même définie comme « la désutilité ressentie parce que d’autres observent un individu en train de tirer au flanc » [ note 4 p. 100 ], les deux se distinguant par la possibilité ou pas d’observer le comportement. Ces deux notions, culpabilité et honte, expliquent que l’on observe parfois que des relations de partenariat se substituent à une relation de surveillance au sein de la firme. Ce qui semble, a priori, infirmer les modèles de comportement orthodoxes est réinterprété par A. LAZEAR dans un sens tout à fait orthodoxe. En fait, ce type d’attitude coopérative ne s’écarte pas du plus petit degré qu’il soit des hypothèses comportementales que nous avons mises en exergue. D’une part, l’autonomie de l’individu n’est pas remise en cause dans cette attitude : il ne suit pas une norme extérieure à lui-même, mais ressent, à l’intérieur de lui-même, une préférence pour la loyauté envers le groupe. D’autre part, s’il s’en remet à un comportement loyal, c’est qu’il vise un but bien déterminé, son utilité, et que tirer au flanc lui coûte, a une utilité négative. A. LAZEAR poursuit d’ailleurs dans ce passage en examinant les conditions pour lesquelles le coût de cette attitude déloyale est élevé et où, par conséquent, la pression des pairs peut jouer un rôle ; par exemple, la petite taille des firmes, la similitude des occupations, etc. C’est donc bien parce que les individus cherchent à maximiser leur intérêt, défini de manière autonome, en suivant une rationalité substantive qu’ils ont un comportement favorable pour la firme.

C’est en suivant cette voie que l’employeur peut espérer obtenir, de la part des employés, le comportement souhaité. Employeur et employés étant tous les deux dotés d’une fonction-objectif qu’ils cherchent à maximiser, il faut donc que les actions de l’employé, maximisant la fonction de l’employeur, maximisent également la propre fonction de l’employé. Les objectifs de l’un et de l’autre doivent coïncider parfaitement puisque l’employé agit toujours intentionnellement c'est-à-dire selon son ordre de préférences et selon les meilleurs résultats qu’il peut obtenir. Cela nécessite que les objectifs de l’employeur soient également parfaitement définis et donc qu’il puisse lui-même agir toujours intentionnellement pour pouvoir faire agir dans le même sens ses employés. Il ne leur impose pas sa volonté, de manière contrainte, mais fait en sorte que leur volonté coïncide avec la sienne propre, qu’ “ ils veulent ce que lui-même veut ”. Ainsi, peut-on comprendre la remarque de J. HART et MOORE [ op. cit. ] disant explicitement que l’employé « imagine » ce que l’employeur attend de lui. A partir du moment où les dispositifs contractuels aboutissent au fait que les actions de l’employé sont dirigées vers l’objectif de l’employeur, il ne peut pas y avoir de problèmes à les laisser autonomes ; leurs actions sont orientées dans le sens de l’intérêt de l’employeur, comme l’aiguille de la boussole vers le Nord, lorsqu’elle a été préalablement aimantée. Comme cette aiguille, qui reste figée dans la bonne direction sans intervention humaine, les employés agissent aussi de manière adéquate sans que l’employeur ne soit tenu de les pousser à le faire. Là où s’arrête l’autonomie 47 de l’employé, c’est que le contrôle de ses efforts ou de ses résultats fait partie des raisons qui l’amènent à aller dans le sens souhaité par l’employeur, comme si l’aiguille de la boussole devait rester sous le regard de quelqu’un pour se caler vers le Nord. La différence vient bien sûr de ce que l’employé agit intentionnellement, contrairement à la boussole. Mais, cette intrusion du contrôle ne change rien au fait que les objectifs que l’employé a avantage à viser sont aussi ceux que l’employeur lui demande de viser. On le voit, c’est bien antinomique avec toute idée d’autorité, et donc de commandement et d’obéissance.

Notes
45.

On retrouve cette conception chez H. MINTZBERG [ 1986 ] qui définit les « buts comme étant les intentions précédant les décisions ou les actions » [ p. 40 ].

46.

Ces notions se retrouvent au sein du Code Pénal qui, dans son article 121-3, énonce qu’ « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». Cependant, la loi du 10 juillet 2000 revient sur la définition des « délits non intentionnels » dont les auteurs sont pénalement responsables.

47.

Ce terme doit être, ici, pris dans le sens de liberté, de marges de manoeuvre dans l’organisation des tâches et non pas dans le sens de définition individuelle, « privée », de ses motifs d’action. Il nous semble que la confusion entre les deux est préjudiciable à la compréhension des situations de travail où le salarié a des marges de manoeuvre, alors que, justement, on tente de lui imposer des motifs d’action extérieurs...