2°) Obéir et commander sont des actions qui comportent une part d’inintentionnalité et ne sont pas le résultat de seuls calculs rationnels :

a) La part d’inintentionnalité dans la relation d’autorité :

L’assimilation du contrat de travail avec un contrat commercial ordinaire, telle que les théories contractualistes la réalisent, résulte donc aussi de l’hypothèse d’intentionnalité infinie des actions, en plus de l’hypothèse de complétude. L’autorité, au sens où nous l’entendons, n’a pas sa place dans une relation uniquement guidée par les intérêts individuels, dans laquelle l’important est de concevoir des incitations correctes pour assurer la bonne exécution du contrat. On ne peut pas parler de commandement hiérarchique, seulement de “ commande ” au sens commercial, ni d’obéissance, seulement de poursuite de ses intérêts bien compris. L’analyse de la relation d’emploi est épuisée par la formalisation des calculs effectués par l’employeur et, surtout d’ailleurs, par l’employé. Les théories de la hiérarchie semblent s’écarter de cette présentation puisque l’on peut retrouver de nombreux aspects non calculatoires dans leurs analyses de la relation d’emploi, ce qu’illustrent les travaux d’O. WILLIAMSON sur lesquels nous allons plus particulièrement nous pencher. C’est nécessaire afin d’envisager l’existence d’une dimension d’autorité à la relation d’emploi, dont le caractère régulier et permanent se heurte à la grande variabilité des comportements assis sur le seul calcul 53 .

A titre exemplaire, on peut noter qu’O. WILLIAMSON introduit la notion d’« atmosphère » dans son cadre d’analyse de la « hiérarchie » 54 . Elle caractérise la plus ou moins grande satisfaction des agents vis-à-vis de la manière dont se déroulent les transactions, O. WILLIAMSON avançant qu’il est important d’« étudier le processus de l’échange comme un objet de valeur en lui-même » [ 1975, p. 38 ]. Ainsi, O. WILLIAMSON reprend le cas du professeur d’université emportant chez lui des fournitures, cas évoqué par A. ALCHIAN et H. DEMSETZ [ 1972 ]. Il explique qu’un contrôle trop tatillon risquerait d’être inefficient, d’entraîner des dysfonctions bureaucratiques, car il créerait une atmosphère soupçonneuse 55 . Le professeur pourrait réagir à ce renforcement du contrôle par une coopération minimale ( « perfunctory cooperation » ) préjudiciable aux résultats de son travail. La prise en compte de l’atmosphère et du degré de coopération témoigne des emprunts qu’O. WILLIAMSON a effectués aux études empiriques des organisations et en particulier aux travaux de l’ “ école de relations humaines ”. Sa critique d’une approche trop calculatoire de l’organisation, négligeant les « satisfactions non monétaires », enrichit sans conteste l’analyse de la relation d’emploi par rapport aux théories contractualistes. Au delà de cet élément original, au regard des autres courants dominants en économie, que constitue l’ « atmosphère », O. WILLIAMSON fait reposer plus fondamentalement la relation d’autorité sur l’adhésion des employés aux objectifs de l’organisation, ce qu’il nomme la « subordination volontaire ». Cette thèse, en filiation avec la pensée de C. BARNARD [ 1938 ] 56 , met en avant le caractère consensuel de l’autorité, qui ne peut reposer entièrement sur les menaces ou sur les incitations. La reprise de la notion de « zone d’acceptation » du même C. BARNARD, notion que l’on retrouve également chez H. SIMON, va aussi dans le sens de penser que l’employé n’est pas seulement forcé par les termes d’un calcul coûts-avantages lorsqu’il obéit aux ordres de son supérieur. La présentation selon laquelle la relation d’emploi résulte d’un « contrat implicite » et la remarque selon laquelle il faut porter une grande attention à l’ « organisation informelle » illustrent encore l’ouverture d’O. WILLIAMSON à des considérations relativement hétérodoxes, en particulier par rapport aux théories contractualistes.

Cependant, la portée de ses apports à l’analyse de la relation d’emploi est amoindrie par le maintien d’hypothèses orthodoxes sur l’intentionnalité des actions et les aspects non calculatoires que nous avons recensés passent largement au 2nd plan dans l’ECT. La rupture avec les théories contractualistes est loin d’être totale quant à la place du calcul dans la relation d’emploi. Comme beaucoup des influences hétérodoxes revendiquées par O. WILLIAMSON, elles semblent plus des cautions justifiant la dénomination de « nouvelle économie institutionnelle » que des sources de renouvellement théorique profond comme l’a montré V. DUTRAIVE [ 1993 ]. Ainsi, ce n’est pas seulement du fait de la négligence des lecteurs d’O. WILLIAMSON que la notion d’ « atmosphère » est relativement oubliée dans l’exposé de l’ECT. Mais, l’absence de cette notion par exemple dans l’ouvrage de 1985 57 témoigne de la difficulté de l’intégrer aux autres éléments de son analyse et de l’importance moindre que lui accorde O. WILLIAMSON lui-même. Une autre illustration nous est fournie par l’explication 58 de la préférence des individus à travailler au sein de la hiérarchie plutôt qu’au sein de ce qu’il nomme le « groupe de pairs » et qui pourrait être assimilé à une firme autogérée. Si cette dernière forme de gouvernance permet d’obtenir une atmosphère plus satisfaisante, les individus préfèrent la hiérarchie car elle permet d’être mieux rémunérée.

Il nous semble donc que les éléments non calculatoires développés par O. WILLIAMSON sont de l’ordre « des détails hétéroclites empruntés ça et là » dont parle P‑Y GOMEZ [ 1995, p. 70 ] mais qu’ils ne constituent pas le cœur de son analyse. Au contraire, O. WILLIAMSON ne manque pas de mettre en avant, à de nombreuses occasions, l’idée selon laquelle le calcul constitue le fondement de la théorie économique 59 . « La calculabilité est la condition générale que j’associe à l’approche économique et à l’extension progressive de la science économique au sein des sciences sociales » [ 1993, p. 456-457 ] 60 . S’il considère que le calcul constitue l’essence de l’analyse économique, c’est parce que les comportements économiques sont calculateurs par nature écrivant que « l’absence de calculabilité [ est ] rare, peut-être même inexistante » [ p. 479 ]. Comme le fait remarquer L. KARPIK, « l’analyse ne sert pas seulement à démontrer que l’acteur se conduit comme s’il était un agent calculateur, mais à faire reconnaître que les individus sont des agents calculateurs » [ op. cit., p. 1050, souligné par l’auteur ]. Cet auteur fait ressortir ce parti pris d’O. WILLIAMSON à travers le rejet par ce dernier du concept de confiance qu’il ramène en fait à du « risque calculé » et comme l’écrit lui-même O. WILLIAMSON, « la confiance calculatrice est contradictoire dans ses termes » [ p. 463 ]. Ainsi, on ne peut pas considérer que les éléments non calculatoires auxquels O. WILLIAMSON recourt dans son analyse de la relation d’autorité aboutissent à une rupture théorique nette avec les théories contractualistes quant à la place du calcul dans la relation d’emploi. Bien au contraire, il revendique avec l’« opportunisme » le « degré le plus élevé » de « recherche de l’intérêt personnel » [ 1995, p. 70 ]. Il va même plus loin dans ce domaine que la théorie néoclassique à laquelle il attribue le « degré intermédiaire » avec « la recherche de son simple intérêt personnel » puisqu’il envisage avec l’opportunisme, une « recherche d’intérêt personnel qui comporte la notion de tromperie » [ ibid ].

Comme l’affirme M. HODGSON [ 1989, p. 253 ], « il est évident que la rupture d’O. WILLIAMSON avec la théorie néoclassique est partielle et incomplète et beaucoup de l’appareil conceptuel néoclassique est maintenu. En particulier par rapport à l’opportunisme. Le comportement intéressé est, bien sûr, un trait caractéristique de l’homme économique ». Il reste donc dans cette tradition des comportements calculateurs que l’on peut rattacher à l’hypothèse d’intentionnalité infinie. Sur ce point également, O. WILLIAMSON est explicite ; « les agents intentionnellement rationnels tentent de se débrouiller de manière efficiente. C’est pleinement dans la tradition de “ l’esprit rationnel ” » [ 1990, p. 185, c’est nous qui soulignons ]. L’intentionnalité des actions est en lien avec les motifs d’action comme le montre sa présentation des niveaux de recherche de l’intérêt personnel. Ainsi, lorsqu’il écrit que « l’obéissance représente le degré inférieur ( pratiquement nul ) » [ 1995, p. 70 ] de recherche de l’intérêt personnel, il utilise l’image des « robots » pour décrire ce que l’obéissance induit comme type de comportement, ce qui est clairement un modèle d’action inintentionnelle. O. WILLIAMSON fait donc bien le lien entre les comportements calculateurs à l’extrême qu’il décrit avec l’opportunisme et la rationalité humaine, infiniment intentionnelle. Au bout du compte, l’hypothèse comportementale de l’opportunisme qu’il adopte nous semble en porte à faux avec la présence d’une autorité institutionnelle à laquelle correspondrait une obéissance stabilisée par d’autres formes d’action que celles résultant du pur calcul, ce que ce même auteur décrit par ailleurs.

L’importance qu’il donne à l’opportunisme, cristallisant le comportement calculateur des agents, ne permet pas de s’écarter véritablement d’une approche mécaniste de l’obéissance qu’entraîne l’hypothèse d’intentionnalité infinie des actions. Pour prendre véritablement en compte les aspects non calculatoires, il faut relâcher l’hypothèse d’intentionnalité  et considérer qu’il y a une part d’inintentionnalité dans la relation d’autorité. Cette inintentionnalité partielle suppose d’abord de considérer que les individus adoptent des motifs d’action hétéronomes, c'est-à-dire qui ne leur sont pas propres mais imposés de l’extérieur ; c’est l’abandon de l’hypothèse d’autonomie des acteurs, mais, en ne considérant pas seulement les contraintes qui portent sur leurs fonctions d’utilité comme le font les théories des droits de propriété. Ces contraintes portent sur leurs préférences mêmes, pas seulement sur les variables dont dépend la satisfaction de ces préférences, déterminées de manière autonome par ailleurs, auquel cas on ne peut concevoir que du pouvoir non institutionnalisé dans les relations d’échange. On retrouve là toute la discussion de J. ELSTER [ 1989 ] sur les liens entre les « normes sociales », concept représentatif d’une prise en compte de l’hétéronomie des actions, et « l’intérêt individuel », qui véhicule au contraire une vision d’une intentionnalité infinie des actions.

D’autre part, l’inintentionnalité partielle des actions suppose également l’adoption d’un type de rationalité procédurale et non pas substantive selon les termes d’H. SIMON. Là encore, O. WILLIAMSON reste au milieu du gué en admettant une limitation dans les capacités cognitives des individus mais en rejetant une rationalité qui ne serait pas substantive 61 . Rompre avec cette conception suppose de considérer que les buts que les individus se fixent ne sont pas clairement définis et que leurs actions ne sont pas choisies selon un critère d’optimisation des résultats. Comme l’écrit H. SIMON [ 1976, p. 266 ], « la plus grande partie du temps [ des managers ] passe dans la recherche des voies d’action possibles et l’estimation de leurs conséquences. Beaucoup moins de temps est passé à faire les choix finals ». Cette conception de la rationalité fournit une alternative intéressante pour ne pas abandonner la relation d’autorité à l’irrationalité et à la psychologie tout en ouvrant la possibilité de décrire de façon plus réaliste les relations entre employeur et employé. Cette hypothèse de rationalité procédurale signifie que chacun agit en fonction d’un schéma de prise de décision rationnel, qui inclut la recherche des solutions, l’appréciation de leurs conséquences, et qui fait émerger les alternatives satisfaisantes ou celles qui sont meilleures que les autres. Un argument supplémentaire réside dans la congruence de cette conception de la rationalité avec le cadre de connaissance de l’avenir, défini plus avant. La rationalité procédurale s’inscrit bien dans un contexte d’incertitude radicale.

S’il faut rejeter l’intentionnalité infinie des actions pour cause d’incompatibilité avec la présence d’autorité, on ne doit pas tomber non plus dans l’excès inverse consistant à attribuer une intentionnalité nulle aux actions, faisant des individus des robots sans aucune préférence autonome et dont la rationalité consisterait à opérer un choix binaire entre deux alternatives, celles d’obéir ou pas. On obtient alors une situation de contrainte absolue dans laquelle tout choix est supprimé pour celui qui y est soumis, l’employé en l’occurrence. On peut remarquer que ces deux pôles, intentionnalité nulle ou infinie, aboutissent ensemble à un strict déterminisme des actions. Autrement dit, l’employé ne peut s’écarter de l’adhésion totale aux objectifs de l’employeur, soit qu’il y ait intérêt dans le cas des actions parfaitement intentionnelles, soit que celui-là réagisse à ce que lui demande celui-ci tel un robot dans le cas des actions parfaitement inintentionnelles. Pour envisager un plus large spectre d’actions entre ces deux extrêmes, il faut partir de l’idée que les actions sont porteuses d’une intentionnalité intermédiaire. L’obéissance et le commandement se situent entre le pur calcul rationnel d’intérêt et la soumission totale à des normes extérieures. Cela amène aussi à ne pas rejeter totalement les théories contractualistes car l’intentionnalité n’est pas absente des comportements dans la relation d’emploi et, nous le verrons, ces théories ont une pertinence certaine lorsque le calcul d’intérêt est placé au centre de cette relation.

Notes
53.

La prise en compte de variables de calculs tels que les salaires proposés par les autres entreprises, les indemnités de chômage... aboutit à la conclusion qu’un changement dans ces variables doit amener une adaptation immédiate des comportements des deux parties de la relation d’emploi. Or, il semble bien difficile de faire correspondre les changements dans le degré d’obéissance des employés ou d’exigences des employeurs avec des variations de ces variables.

54.

Cf B. BAUDRY [ 1999 ]. Les citations suivantes d’O. WILLIAMSON sont reprises de cet article.

55.

Et non pas en raison du coût trop élevé de ce contrôle comme le pensent A. ALCHIAN et H. DEMSETZ.

56.

C. BARNARD parle, lui, de l’ « équilibre de l’organisation » pour expliquer cette adhésion.

57.

B. BAUDRY [ 1999 ] note qu’O. WILLIAMSON se justifie en soutenant qu’il n’avait rien de neuf à dire sur ce sujet par rapport à son ouvrage de 1975 ( sic ).

58.

reprise dans B. BAUDRY [ op. cit. ].

59.

Il intègre l’ECT à cette tradition ; « Fidèle aux modèles économiques en général, l’ECT est peuplée d’agents humains hautement calculateurs » [ 1994, p. 353 ].

60.

Les citations de l’article d’O. WILLIAMSON [ 1993 ] sont tirées de L. KARPIK [ op. cit. ].

61.

C’est ainsi que l’on peut interpréter son rejet de l’objectif de maximisation prôné par H. SIMON et son adhésion à l’objectif d’économie ( « economizing » ) ce qui revient, peu ou prou, à conserver l’objectif d’optimisation. Cf O. WILLIAMSON [ 1990, p. 188-189 ].