2°) Envisager la diversité et la non-optimalité de la relation d’autorité nécessite d’adopter un point de vue institutionnaliste :

a) La diversité et les échecs de la relation d’autorité évacués par les mécanismes de sélection chez O. WILLIAMSON :

L’adoption de l’hypothèse de rationalité limitée et la conséquence en termes d’incomplétude des contrats amènent à des conclusions, a priori, très différentes les théories de la hiérarchie. On ne peut pas caractériser les contrats conclus au sein de la firme par les propriétés de l’équilibre, stabilité et optimalité, dans les analyses d’O. WILLIAMSON. Cet auteur semble bien envisager des configurations diverses de la relation d’autorité et des niveaux variables d’efficience. Ainsi, la coopération au sein de la hiérarchie admet des degrés différents ( « perfunctory ou consumate » ) selon l’ « atmosphère » dépendant, elle-même, du poids du contrôle, des incitations à l’œuvre et des procédures de règlement des conflits 71 . Il suppose donc que la structure de gouvernance ne fonctionne pas forcément de façon optimale et « s’oppose au rationalisme classique du “ one best way ” taylorien » comme l’indique B. BAUDRY [ 1999, p. 62 ]. L’introduction des « dysfonctions bureaucratiques », notion reprenant les travaux de MERTON et GOULDNER 72 , va dans le même sens. Nous avons vu que l’analyse des comportements d’O. WILLIAMSON retient, dans un premier temps, des éléments non calculatoires qui sont empruntés à différents théoriciens des organisations, et en particulier à ceux de l’ « école des relations humaines ». On peut évidemment mettre en rapport cette filiation avec ce constat des échecs de l’organisation et la prise en compte de la diversité des situations réelles. Ainsi O. WILLIAMSON, en reprenant les conclusions que E. MAYO avait tirées de son observation du fonctionnement d’un atelier d’usine, le fameux « effet Hawthorne », illustre bien l’idée selon laquelle les résultats obtenus par l’autorité au sein de la firme ne sont pas prédéterminés et que des modifications de management ont des retombées, positives ou négatives, sur ces résultats. L’attention qu’il porte à l’exécution du contrat, tout n’étant pas fixé à sa signature, ex ante, comme dans les théories contractualistes, laisse ouverte cette possibilité d’envisager que la relation d’autorité puisse se dérouler plus ou moins bien et qu’elle dépende de circonstances qui ne sont pas spécifiées dans le contrat. L’incomplétude contractuelle résultant de la rationalité limitée des agents économiques est donc directement à l’origine de l’aspect non déterministe de l’analyse d’O. WILLIAMSON. C’est aussi vrai à un niveau supérieur lorsqu’il indique que la rationalité limitée concerne les juges et induit des défaillances dans le recours aux tribunaux pour le traitement des litiges dans l’exécution des contrats. Les jugements n’ont pas une efficience maximale du fait des imperfections dans l’information dont disposent les juges et de leurs capacités limitées de traitement de l’information. Ces « défaillances institutionnelles » ainsi que les qualifient O. BROUSSEAU et J-M GLACHANT [ op. cit., p. 32 ], peuvent interférer également dans les gains que chaque partie peut espérer obtenir des contrats qui les engagent.

De manière plus large encore, l’idée d’une variété continue de « structures de gouvernance » entre le marché et la hiérarchie unifiée, évacue le déterminisme strict des théories contractualistes pour lesquelles la rationalité illimitée des agents économiques fait émerger une forme unique de contrat, adaptée à la situation. La reprise des travaux d’A. CHANDLER sur les formes d’organisation interne des firmes est encore une autre illustration de la prise en compte de la diversité historique des modes de gouvernement des entreprises et du fait que le contexte historique semble importer dans l’analyse williamsonienne du fonctionnement interne des firmes. Mais, l’intégration des formes de firmes dans le cadre de l’ECT se fait dans une perspective largement différente de la perspective historique et contingente qu’en a fait l’auteur, A. CHANDLER lui-même 73 . O. WILLIAMSON tend à rationaliser les études historiques d’A. CHANDLER, attribuant un degré d’efficience plus élevé à la « forme M ». L’émergence de ce type d’organisation interne des firmes résulte donc de sa supériorité en termes de résultats et semble provenir d’une rationalité à l’œuvre qui rejetterait les autres formes inférieures. Le raisonnement d’O. WILLIAMSON est très révélateur, sur cette question, d’une croyance en un darwinisme appliqué aux organisations qui sous-tend un mécanisme de sélection orienté vers l’optimum.

Ce constat doit être rattaché au concept de « coût de transaction » dont on s’aperçoit qu’il constitue vraiment le cœur de l’analyse de l’ECT. C’est en calculant ces coûts, associés aux coûts de production plus classiquement envisagés, que l’on peut comparer les différentes « structures de gouvernance » et en particulier comparer les résultats obtenus par le marché avec ceux obtenus au sein de la firme, en passant par les multiples formes hybrides. C’est d’ailleurs sur cette base là qu’O. WILLIAMSON explique l’existence d’autres « arrangements institutionnels » que le marché et qu’il se sépare de la théorie standard. « Plus généralement, l’émergence de la firme comme arrangement institutionnel pour économiser les coûts de transaction peut être interprétée comme le produit de la sélection de la procédure la moins coûteuse parmi les différents types de coordination. Il y a donc rationalité d’institutions considérées comme anti-compétitives par la théorie économique traditionnelle » résume V. DUTRAIVE [ op. cit., p. 95 ].

Une illustration de ce type d’ « analyse des alternatives structurelles discrètes » 74 nous est fournie par la comparaison qu’O. WILLIAMSON effectue entre les différentes formes de contractualisation de la fourniture de travail. Dans cette étude 75 , O. WILLIAMSON explique pourquoi certaines formes de contrats émergent pour certaines transactions en les reliant à des caractéristiques mesurables ; la fréquence des transaction, la spécificité des actifs et l’importance même de la transaction. A partir de calculs de coûts de transaction, il justifie que la relation d’autorité existe dans certains cas alors que pour d’autres cas, une relation de marché est préférable. Comme l’écrit P-Y GOMEZ [ op. cit., p. 96-97 ], « la même démarche qui explique l’existence de l’entreprise explique aussi la contractualisation du travail et enfin son organisation en différentes formes de hiérarchie. Les coûts de transaction rationalisent l’existence des organisations aussi bien que celle de l’organisation des organisations ». En fait, tout se passe comme si une forme de rationalité supérieure venait pallier les limites de la rationalité individuelle que pourtant, O. WILLIAMSON met en avant. C’est ce que soulignent B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ op. cit., p. 74, souligné par les auteurs ] en se demandant « s’il prend véritablement en compte toutes les implications de l’hypothèse de rationalité limitée. [ ... ] tout semble se passer comme si une rationalité parfaite était à l ‘œuvre dans le choix de la forme de gouvernance, puisque s’impose en chaque circonstance celle qui minimise les coûts de transaction ». Ce glissement vers le paradigme de la rationalité illimitée 76 s’explique par le maintien d’une rationalité substantive malgré la limitation des capacités cognitives dont O. WILLIAMSON dote les agents économiques ( cf supra ). Par le truchement du calcul de coûts de transaction, les comparaisons d’efficacité des formes de gouvernance sont toujours possibles et les agents économiques sont orientés dans leur choix par la recherche de cette forme supérieure. Ce glissement transparaît dans les propos d’O. WILLIAMSON lui-même ; « L’élévation des structures alternatives de direction, en terme de capacité à économiser la rationalité limitée en protégeant simultanément les transactions contre l’opportunisme n’est pas incompatible avec l’objectif de maximisation du profit mais part d’un point de vue différent » O. WILLIAMSON [ 1981, p. 1546, souligné par nous ] 77 . L’idée selon laquelle l’organisation est une structure susceptible d’économiser la rationalité est une thèse centrale que l’on retrouve chez H. SIMON mais qu’O. WILLIAMSON réinterprète dans un sens orthodoxe. « Le [ comportement de minimisation des coûts ] est juste le double de l’hypothèse standard de maximisation » selon M. HODGSON [ op. cit., p. 254 ].

Cette dérive vers l’orthodoxie de l’ECT transparaît également à travers l’analyse de la relation d’autorité. Celle-ci devient, en dernier lieu, une réponse optimale aux problèmes de l’opportunisme résultant d’un calcul utilitariste. P-Y GOMEZ [ op. cit., p. 96, souligné par l’auteur ] commente ainsi le point de vue d’O. WILLIAMSON ; « Il ne peut y avoir d’autorité que consentie parce que rationnelle c'est-à-dire moins coûteuse. A la question “ Pourquoi accepte-t-on des conditions de travail y compris défavorables ” ( O. WILIAMSON [ 1994, p. 50 ] ), la réponse est toujours pragmatique : parce que c’est la seule solution contractuelle efficace. “ La hiérarchie en elle-même est inévitable à moins d’accepter des sacrifices d’efficacité ” [ ibid, p. 274 ] ». C’est bien l’efficience, c'est-à-dire la minimisation des coûts de transaction, qui explique qu’une relation d’autorité ait émergé et les conditions de son exercice. L’existence même d’une certaine structure de gouvernance est le témoignage de son efficience car, sous-tendant cette affirmation, elle a fait disparaître les formes qui étaient moins efficientes. O. WILLIAMSON reprend ainsi des travaux historiques 78 allant dans ce sens d’un évolutionnisme darwinien, lorsqu’il explique la disparition du travail à domicile par exemple. Le point de vue de cet auteur, assis sur la logique de l’efficacité, est donc bien loin d’une approche véritablement institutionnaliste de l’autorité. S’il prend en compte la diversité des situations réelles, c’est sur la base de paramètres de causalité déterministes expliquant, à travers le calcul des coûts de transaction, qu’une certaine forme ait émergé. Les contingences historiques et locales ne sont pas sollicitées pour expliquer la variété des situations. De même, il ne conçoit pas, en dernier ressort, qu’une solution inefficiente, perdure et que l’organisation soit en échec. La sélection par des mécanismes qu’il n’explicite pas, fait ressortir nécessairement des réponses optimales aux problèmes de coordination. Le problème que pose une telle position théorique est son caractère scientifique même car la falsifiabilité des comparaisons d’efficacité assises sur des calculs de coûts de transaction est douteuse. Ainsi, dans l’étude des formes de la relation d’emploi, O. WILLIAMSON établit leurs performances à travers pas moins de 11 critères d’efficacité. On peut se poser la question de savoir si le même classement serait obtenu en rajoutant ainsi, ad nauseam, d’autres critères 79 .

Notes
71.

Cf B. BAUDRY [ 1999 ].

72.

idem

73.

B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ op. cit., p. 134 ] notent qu’A. CHANDLER critique directement l’analyse d’O. WILLIAMSON. Le reste de ce paragraphe s’inspire largement du commentaire de ces deux auteurs.

74.

Titre de l’article de 1991 d’O. WILLIAMSON.

75.

Cf chapitre 9 in O. WILLIAMSON [ 1994 ].

76.

Selon la terminologie d’O. FAVEREAU [ 1989a ], il s’agit d’un glissement du quadrant des « théories non standard » vers le quadrant des « théories standard étendues ».

77.

Cité par V. DUTRAIVE [ op. cit., p. 101 ].

78.

Cf chapitre 9 in [ 1994 ].

79.

C’est ce qu’explique P-Y GOMEZ [ op. cit., p. 147 ] : « Ici encore, l’argument d’efficacité est non falsifiable. Il existe toujours, en effet, un coût de transaction caché ou insoupçonné qui permet d’expliquer une organisation plutôt qu’une autre ».