2°) L’autorité coordonne les actions individuelles dans un cadre collectif au sein duquel émergent des dispositifs idiosyncrasiques :

a) La dimension collective et endogène de la relation d’autorité :

Le point de vue des théories contractualistes peut être résumé en disant que la firme n’a d’existence qu’à travers des dispositifs bilatéraux de coordination dont la logique calculatrice explique la structure organisationnelle, par exemple la forme managériale. Il se heurte à de vives critiques contre son irréalisme et l’appauvrissement qu’il procure dans l’analyse du fonctionnement des organisations. P‑Y GOMEZ [ op. cit., p. 155, souligné par l’auteur ] les exprime lorsqu’il écrit son trouble face à « l’absence d’une définition des acteurs sans référence à ce qu’ils font ensemble ». Selon lui, le modèle contractualiste propose une « une théorie de l’entreprise sans entre-prise ». Des concepts représentatifs de collectifs, tels que le conseil d’administration, la réputation ou la place centrale accordée à l’employeur montrent, selon nous, les limites d’une approche purement individualiste de la firme, approche qui revient à faire reposer la coordination sur les seuls dispositifs interindividuels. Ils témoignent ainsi de la nécessité logique de dépasser le bilatéralisme des contrats pour comprendre le fonctionnement des organisations.

Un tel dépassement semble réalisé par l’ECT et l’analyse de la firme comme « hiérarchie » ou « gouvernement unifié » par O. WILLIAMSON est le signe qu’elle n’est pas un simple « noyau » accueillant des contrats bilatéraux, mais une structure de gouvernance ayant une dimension collective. L’ambition qu’O. WILLIAMSON développe largement dans un article de 1990 consacré à l’apport de C. BARNARD, est d’ailleurs d’élaborer une « science de l’organisation » mêlant économie et théorie de l’organisation comme « axes principaux » et le droit en « toile de fond » [ p. 172 ]. O. WILLIAMSON porte ainsi une grande attention à l’«organisation formelle », selon le terme emprunté à C. BARNARD dont il cite par ailleurs la définition ; « sorte de coopération entre les hommes qui est consciente, délibérée et réfléchie » [ p. 173 ]. Il conçoit effectivement la firme comme une structure collective de coordination au sein de laquelle ce ne sont pas les prix, mais les ordres, ce qu’O. WILLIAMSON appelle la « direction administrative », qui permettent d’ajuster les actions individuelles, ce qui est clairement dans la lignée de la thèse de R. COASE. Comme l’écrit P‑Y GOMEZ [ op. cit., p. 97 ] ; « La théorie des coûts de transaction permet de résoudre un paradoxe [ ... ] ; pourquoi la firme managériale s’est elle développée ? ». Ce qui apparaît comme un paradoxe, du moins un constat difficilement explicable, pour les théories contractualistes s’éclaire à la lumière des concepts de l’ECT. La séparation entre droits de propriété et direction de la firme, l’existence d’une structure hiérarchique et les formes organisationnelles inspirées des études historiques d’A. CHANDLER sont justifiées les unes et les autres par les économies qu’elles procurent en termes de coûts de transaction, c'est-à-dire les gains au niveau global que l’on obtient de cette structure de gouvernance. Ainsi, il semble bien que l’ECT donne une dimension collective à la coordination au sein de la firme. C’est ce que confirme encore la question paradigmatique que relève O. WILLIAMSON [ 1991 ] qui est celle de l’intégration verticale, c'est-à-dire du choix entre “ faire ” et “ faire faire ”. On a bien là une théorie des limites de la firme par laquelle se distinguent nettement les transactions à l’intérieur et en dehors de la firme. Les frontières de la firme dépendent des économies en termes de coûts de transaction que la coordination organisée en son sein procure, comparativement à l’alourdissement des coûts d’organisation que leur extension entraîne. Ces derniers coûts qui expliquent qu’il n’existe pas qu’une seule firme géante pour chaque secteur, sont reliés aux problèmes d’incitation et de bureaucratie. Les « dysfonctions bureaucratiques » que décrit O. WILLIAMSON, et qu’il emprunte largement à différents théoriciens des organisations, en particulier ceux de l’“ école de relations humaines ” 90 , témoignent du fait que l’ECT s’inscrit dans une analyse de la firme « comme véritable système social et doit donc être étudiée comme un tout car chaque partie qui la compose est en relation d’interdépendance avec l’autre partie » comme l’écrit B. BAUDRY [ 1999, p. 65 ]. Cette forme de gouvernement « passe donc par une unification des parties en présence dans une organisation commune, une manière de fusion, faute de capacité à gérer l’incertitude séparément » ainsi que le résume P‑Y  GOMEZ [ op. cit., p. 82, souligné par l’auteur ].

Cependant, comme nous l’avons déjà vu dans les discussions précédentes sur les hypothèses de l’ECT, le caractère hétérodoxe de ce courant peut être considéré comme superficiel et ne résiste pas à une analyse plus fine, révélatrice d’une orthodoxie qui finalement ramène l’ECT dans le main stream et justifie son unification avec les théories contractualistes sous le sigle de la nouvelle économie institutionnelle ( NEI ) 91 . En l’occurrence, l’affirmation par O. WILLIAMSON de la dimension collective de la coordination au sein de la firme est ambiguë, et cela d’autant plus à partir du moment où il a inclus dans son analyse les « formes hybrides », concevant un continuum de structures de gouvernance entre le marché et la hiérarchie 92 . L’opposition entre la firme et le marché est ainsi largement atténuée et la vision générale de la coordination par des « arrangements institutionnels » résultant des formes des contrats tend à rapprocher l’ECT de la vision en termes de « noeud de contrats » des théories contractualistes. Cette déconstruction des firmes, qui revient à n’en faire qu’une juxtaposition de contrats bilatéraux, aboutit à une dilution de l’autorité. C’est ce que B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ op. cit., p. 53 ] ont noté, l’évolution de la conception de la firme chez O. WILLIAMSON correspondant « au passage progressif d’une vision hiérarchique [ ... ] à une vision de la firme comme système de relations entre partenaires égaux ». C’est en se conformant pleinement à la tradition de l’individualisme méthodologique que l’ECT revient sur la conception de l’organisation comme une entité collective, ce qui signifierait que les actions de ses membres sont coordonnées à un niveau plus élevé que celui des interactions individuelles. Nous avons relevé dans la partie précédente le fait que l’analyse d’O. WILIAMSON souscrit bien à un individualisme « psychologique », selon le vocabulaire de J. AGASSI [ 1960 ], c'est-à-dire que l’individu est animé par des préférences autonomes et utilitaires qu’il cherche à satisfaire selon un comportement calculateur. Ainsi le choix d’intégrer une firme résulte du résultat d’un calcul coûts-avantages mené par chaque participant qui ac-cepte de ce fait les termes du contrat signé avec l’employeur. Ainsi « les institutions sont [ ... ] une “ variable expliquée ” par le choix des agents, qui, pour des raisons d’efficience, préfèrent contractualiser leurs interactions que de recourir à l’échange sur le marché », comme l’explique V. DUTRAIVE [ op. cit., p. 93 ]. Il faut relier ce constat au maintien d’une hypothèse de rationalité substantive et au rejet donc, de l’hétéronomie des actions au sein de l’ECT, ce que nous avons vu auparavant.

Cependant, des éléments représentatifs de collectifs apparaissent dans l’analyse de la firme par l’ECT au niveau, en particulier, du cadre juridique et plus généralement au niveau de ce qu’O. WILLIAMSON désigne par le terme d’« environnement institutionnel ». Cela concerne, entre autres, le fonctionnement de la justice ainsi que le droit des contrats qui jouent un rôle très important dans le choix de la structure de gouvernance. Mais, il ne se réduit pas à ces deux composantes selon E. BROUSSEAU et J-M GLACHANT [ op. cit., p. 33 ] qui citent d’autres éléments, formels ( « codes de déontologie ou les règlements d’“ autorégulation ” mis en œuvre par les “ ordres ” et les fédérations professionnelles » ) ou informels ( « normes de comportement qui s’imposent dans les réseaux professionnels » ) 93 . O. WILLIAMSON [ 1994, p. 42 ] note ainsi que « le contexte social - les usages, coutumes, habitudes... - a un impact sur les transactions » et que « ces dernières sont ancrées dedans, et par conséquent, [ qu’ ] il faut le prendre en compte lorsqu’on passe d’une culture à l’autre ».

Ainsi, les deux points de vue, “ individualiste ” avec l’accord contractuel, “ holiste ” avec l’intervention du cadre institutionnel, coexistent dans les écrits d’O. WILLIAMSON. C’est ce que l’on observe de manière patente dans sa théorie de la relation d’emploi qui mêle deux formes d’autorité ; une forme “ consensuelle ” basée sur l’accord, inspirée de C. BARNARD qui lui fait parler de « subordination volontaire ». Elle résulte en fait de l'acceptation contractuelle par l’employé de sa situation de subordonné. Une autre forme de l’autorité est présentée par O. WILLIAMSON, une forme que l’on pourrait dire « contrainte » puisqu’il la fait venir d’en haut, « originating from the top » comme il l’écrit [ 1990, p. 175 ]. Celle-ci résulte de l’inscription par la loi de la subordination de l’employé à l’employeur dans les contrats de travail. La vision lockienne selon laquelle l’individu se soumet par accord à l’autorité, cohabite avec la vision hobbesienne selon laquelle l’individu se soumet à l’autorité par la contrainte 94 . Dans un cas, le raisonnement repose sur une base individualiste et dans l’autre cas, la base est holiste. On peut bien parler de holisme car ce point de vue correspond bien à ce que J. AGASSI [ op. cit., p. 244 ] considère comme un de ses principes, à savoir, que « l’organisation sociale influence et contraint le comportement individuel ». Cependant, c’est bien l’approche individualiste qui domine dans les analyses d’O. WILLIAMSON car ces éléments collectifs ne sont intégrés que par le biais de leurs retombées sur les arrangements institutionnels, alors même que « les préférences individuelles ne sont pas changées par l’environnement institutionnel et les institutions dans lesquels l’individu se trouve », comme le note M. HODGSON [ 1989, p. 254 ]. Ainsi tous les éléments qui constituent l’« environnement institutionnel » et qui pèsent sur le choix de la structure de gouvernance sont traités de manière exogène par O. WILLIAMSON. Ils interviennent comme des paramètres dans les décisions des agents économiques. Par ailleurs, les « attributs comportementaux » sont l’autre entrée, la plus importante, pour comprendre les choix en matière de structure de gouvernance. « Environnement institutionnel » et « attributs comportementaux » sont des ensembles de variables indépendants entre lesquels il n’y a pas d’interactions, du moins directes, qui pourraient influer sur le mode de coordination. Autrement dit, le collectif intervient mais seulement de manière exogène dans l’analyse de l’ECT tandis que la coordination reste fondamentalement individuelle sur la base de contrats signés selon la libre volonté et les préférences autonomes des deux parties.

Il ne serait pas juste d’en rester là et de ne pas remarquer que les travaux d’O. WILLIAMSON fournissent des éléments d’analyse qui s’écartent de ce balancement entre strict individualisme et strict holisme. Nous pensons, par exemple, au rôle de l’« atmosphère », caractérisant bien un ensemble d’individus formant un groupe, et dont la tonalité est générée par les interactions entre les membres de ce collectif d’employés et entre ceux-ci et l’employeur. On a bien là une institution collective qui influe sur les comportements individuels - une bonne atmosphère favorisant la productivité - et qui dans le même temps, dépend des actions individuelles - un contrôle trop strict par les supérieurs hiérarchiques débouche sur une atmosphère néfaste. Mais, cet élément n’est guère développé et reste à l’écart de l’analyse d’O. WILLIAMSON. Le texte que nous allons maintenant voir donne une autre place à cette conception des institutions.

Notes
90.

Cf B. BAUDRY [ 1999 ].

91.

Ce point de vue est développé par M. HODGSON [ 1989 ], par exemple.

92.

B. CORIAT et O. WEINSTEIN [ op. cit., p. 53 ] découpent en deux phases les travaux d’O. WILLIAMSON avec l’ouvrage de 1975 comme point de rupture.

93.

La référence qu’ils donnent, celle de l’ouvrage de D. NORTH [ 1990 ], renvoie à une autre branche de l’ECT.

94.

C’est l’interprétation de B. BAUDRY [ 1999 ] que nous faisons, ici, notre.