1°) Arbitraire et sous-optimalité des conventions, résultats de leur multiplicité :

a) L’association de l’arbitraire et de la rationalité individuelle :

Le caractère arbitraire des conventions, entendues au sens commun d’usages, ressort de manière flagrante aux yeux de tous. Tendre la main droite pour saluer est “ arbitraire ” car une autre possibilité, tendre la main gauche, pourrait tout aussi bien convenir. Les auteurs de référence de l’analyse conventionnaliste, T. SCHELLING et D. LEWIS, partent d’ailleurs de situations aussi quotidiennes et concrètes pour illustrer leurs démonstrations. Il n’est donc pas étonnant qu’ils rejoignent le sens commun en mettant en avant cette caractéristique d’arbitraire dans la description des conventions, à côté de sa forme implicite sur laquelle nous nous sommes déjà penchés. Ainsi D. LEWIS affirme que « toute convention est arbitraire parce qu’il existe une régularité autre qui pourrait avoir été notre convention à la place ». Et il ajoute que « parce qu’ [ une régularité ] n’est pas arbitraire, elle n’a pas à être conventionnelle non plus. Nous nous y conformerons simplement parce que c’est la meilleure chose à faire » [1969, p. 70 ]. On peut comprendre de ce fait que la convention, ayant un caractère d’arbitraire, n’est donc pas forcément « la meilleure chose à faire ». Arbitraire et sous-optimalité sont logiquement mis en relation par D. LEWIS sans que pour autant cet auteur soit tenu d’introduire une dose d’irrationalité dans le choix de la convention, ce qui aboutirait à assimiler l’arbitraire à du « n’importe quoi » et à renoncer à une analyse théorique d’un phénomène totalement indéterminé. Comme l’expliquent P. BATIFOULIER et G. DE LARQUIER [ 2001, p. 101 ], « c’est le travail de Lewis qui a permis d’associer arbitraire et rationalité des comportements ». Pour ce faire, D. LEWIS a utilisé le cadre de la théorie des jeux, et en particulier l’apport de T. SCHELLING que constitue sa présentation des relations d’interaction sous forme de jeux de « pure coordination ». La présence d’intérêts communs et non antagoniques entre les joueurs est la caractéristique fondamentale de ce type de jeu ce que montre un autre problème paradigmatique, celui-ci fourni par D. LEWIS [ ibid ], qui porte sur le choix du sens de la circulation automobile et que l’on peut décrire par la matrice des gains suivante 148  :

On s’aperçoit ainsi que c’est le choix d’une même solution par les deux joueurs qui garantit la réussite de la coordination, quelle que soit cette solution, chacune d’elle étant un équilibre de NASH c'est-à-dire une situation dont aucun joueur n’a d’avantage à sortir. La difficulté de la coordination provient du nombre de solutions possibles, ici deux, ce qui met en échec les stratégies rationnelles avancées par les théoriciens de jeux. Dans cette situation, le critère de rationalité de la Théorie Standard est en fait insuffisant pour faire émerger une solution ce qui constitue une attaque à reverse des hypothèses orthodoxes, ouvrant un autre front de critiques que celui habituel d’irréalisme des capacités cognitives trop fortes attribuées aux individus 149 . On le sait, c’est par le biais de la notion de « point focal » que T. SCHELLING résout cette aporie en attribuant à certaines solutions un « magnétisme intrinsèque » qui résulte de propriétés telles que « l’unicité, la proéminence, la symétrie ». D. LEWIS reprend ce raisonnement en faisant reposer la convention sur le précédent et non pas sur des caractéristiques propres à certaines stratégies, ce qui en fait le théoricien des « régularités de comportement » alors que T. SCHELLING est plutôt le théoricien des « premières fois » 150 . Le propre de la convention à laquelle se conforment les joueurs est d’être une solution parmi d’autres possibles et donc d’avoir arbitrairement émergé en tant que solution opératoire du problème de coordination, sans que cet arbitraire soit relié à une quelconque irrationalité des individus. Mais pour ce faire, D. LEWIS introduit un concept, celui de « common knowledge » ( CK ), traduit traditionnellement par « savoir commun », qui permet de lever le doute sur les actions des autres interactants. Ce concept devenu central en théorie des jeux, est très exigeant quant aux capacités cognitives des individus et aboutit, pour ses détracteurs, à ramener la convention dans le giron des analyses orthodoxes. C’est ce qu’exprime O. FAVEREAU [ 1989a, p. 288 ] en voyant dans le CK la raison pour laquelle la convention « [ ... ] va basculer chez D. LEWIS, A. SCHOTTER et tous ceux qui analysent les institutions au moyen de la théorie des jeux, du côté de l’intentionnalité ». Pour le comprendre, il faut se rendre compte qu’en poussant l’hypothèse de CK jusqu’à son terme logique, on aboutit en fait à nier le problème de coordination. A partir du moment où chacun sait que les autres savent eux-mêmes... à l’infini ce que va faire l’autre, les individus se conforment à la convention en toutes connaissances de cause afin d’atteindre le résultat souhaité, par exemple circuler sans provoquer d’accident. Ainsi l’hypothèse de CK « conduisant à voir les autres comme un autre soi-même » selon D. URRUTIAGUER, P. BATIFOULIER et J. MERCHIERS [ 2001, p. 77 ], évacue la question de l’hétéronomie des comportements en créant une population de clones raisonnant de la même manière et ceci en toute transparence 151 . Comme l’expliquent ces mêmes auteurs [ ibid, p. 78 ], « le CK n’est pas la solution mais le problème, alors que l’écart au CK est la solution du problème ». C’est l’existence de doutes sur les actions de l’autre qui est à la base des comportements conventionnels et le problème de coordination est bien de savoir de quelles connaissances disposent les autres interactants sur sa propre action, sur les anticipations que l’on a formées de leurs actions, etc... 152

T. SCHELLING procède selon une approche moins contraignante au niveau des hypothèses de rationalité et plus conforme avec l’observation des comportements, ce que montre l’importance qu’il accorde à l’imagination et à l’inspiration dans la coordination et au fait que « les poètes font mieux que les logiciens » [1986, p. 58 ]. L’émergence de la solution conventionnelle parmi toutes celles possibles ressort d’un processus d’interprétation de la situation « à partir de repères qu’ils supposent partagés » selon les propos de P. BATIFOULIER et G. DE LARQUIER [ op. cit., p. 100 ]. Il faut donner du sens à la situation en la traduisant en un problème - par exemple celui de se retrouver - en cherchant dans l’environnement ce qui peut correspondre à des solutions à ce problème - la caisse N°1, la place de parking où l’on est garé, l’accueil... - en sélectionnant les stratégies possibles...- aller au plus court, ranger d’abord les provisions, aller payer... 153 Les travaux de T. SCHELLING peuvent ainsi être mieux intégrés à la branche interprétative de la théorie des conventions, contrairement à ceux de D. LEWIS 154 . Il s’agit bien, en l’absence de connaissance des intentions de l’autre, de faire cet effort mental de réflexivité que nous avons décrit comme étant le fait de se mettre à la place de l’autre se mettant à notre place. Il s’agit d’une coordination des anticipations en référence à des modèles de comportement tout en sachant qu’il n’en existe pas qu’un seul. L’arbitraire provient cette fois-ci de la pluralité des interprétations possibles de la situation.

On a vu que la multiplicité des solutions conventionnelles aux problèmes de coordination est associée à l’arbitraire de la solution unique à l’œuvre, ce qu’il faut relier maintenant au constat de leur non-optimalité. Deux sources peuvent être attribuées à cette absence de paréto-efficience. Tout d’abord, la coordination par les conventions peut échouer du fait même de la multiplicité des conventions possibles. Ce résultat n’est pas envisagé par les auteurs de la branche stratégique puisque le CK résout à coup sûr le problème de coordination, en fait en ne le posant même plus du fait que tous les joueurs ne font qu’un, ce qui restreint considérablement l’intérêt de cette présentation. Mais, un tel échec est envisageable lorsqu’on étend la notion de convention et qu’on intègre les questions d’interprétation des situations. Trivialement, on n’arrive pas toujours à se retrouver lorsqu’on ne s’est pas donné de rendez-vous 155 . On peut également pointer une seconde origine à l’inefficience de la convention qui provient du fait que toutes les actions susceptibles de coordonner les individus n’aboutissent pas au même résultat global, à une réussite égale dans la résolution du problème de coordination. Pour reprendre la situation évoquée par T. SCHELLING, se retrouver à l’accueil du magasin peut être moins rapide que de se retrouver à l’entrée ou à la voiture pour le couple égaré... En termes de théorie des jeux, les équilibres de NASH ne sont pas tous équivalents et rien ne garantit que ce soit l’équilibre optimal qui ait émergé.

Il est frappant de voir que J‑M KEYNES rejoint ces remarques sur l’arbitraire de la convention et sa non-optimalité à propos de la convention financière, bien avant l’émergence de la notion de convention en économie. Selon cet auteur, c’est arbitrairement que les boursiers pensent que le marché financier va poursuivre sa tendance actuelle, autrement dit la « convention de continuité » est une de celles possibles parmi beaucoup d’autres. Selon l’interprétation de la situation, une autre convention peut émerger, selon laquelle un retournement à la hausse ou à la baisse va se produire. Dans chacun des cas, il y a bien coordination par convention c'est-à-dire que chacun s’adapte au comportement des autres en fonction de ce qu’il pense de leurs anticipations. J‑M KEYNES arrive également à la conclusion de la non-optimalité de la convention puisqu’un des éléments de sa théorie de l’équilibre de sous-emploi est qu’il provient du niveau d’investissement trop faible, les entreprises prenant leurs décisions d’investissement à partir des prévisions sur leur rendement futur comparé avec le niveau des taux d’intérêt. Or J‑M KEYNES [ 1987, p. 165 ] met en avant « l’extrême précarité sur lesquelles nous sommes obligés de former nos évaluations des rendements escomptés » 156 du fait d’une part, de l’ignorance « des facteurs qui gouverneront le rendement d’un investissement quelques années plus tard » [ ibid ] et d’autre part, de l’incertitude provenant du jeu des anticipations croisées qui se produit sur les marchés financiers où sont fixés les cours des titres. Ainsi le fait que les prévisions des entreprises soient fondées sur une base conventionnelle est à l’origine de l’existence d’équilibres de sous‑emploi car la convention à partir de laquelle les entreprises décident d’investir est arbitraire et n’est pas nécessairement celle qui débouche sur un investissement optimal. J‑M KEYNES rajoute « [ qu’il ] ne faut pas s’étonner qu’une convention, si arbitraire d’un point de vue absolu, ait ses faiblesses » et que c’est d’elle « que proviennent une grande partie des difficultés que l’on éprouve aujourd’hui pour maintenir un volume suffisant d’investissement » [ ibid, p. 168, souligné par nous ].

Notes
148.

Repris dans A. ORLEAN [ 1994 b, p. 17 ].

149.

C’est ce qu’évoque A ORLEAN [ 2002 ] en reprenant les propos de K. ARROW selon lequel « l’hypothèse de rationalité prise isolément est faible » [ 1987, p. 30 ].

150.

Selon les expressions de D. URRUTIAGUER, P. BATIFOULIER et J. MERCHIERS [ 2001, p. 73 ].

151.

K. ARROW [ op. cit., p. 34 ] critique explicitement cette hypothèse de D. LEWIS qu’il résume en écrivant que « la rationalité de tous les agents doit appartenir au fonds commun de la société ».

152.

On retrouve cette préoccupation chez P. LIVET et L. THEVENOT [ 1989, p. 144 ] lorsqu’ils se demandent « comment peut s’établir une connaissance commune ? ».

153.

La comparaison avec le cas de deux terroristes qui doivent se retrouver dans un magasin sans s’être donné de lieu de rendez-vous explicite fera mieux comprendre comment cette interprétation peut varier. Les résistants n’interpréteront sans doutes pas la situation de la même façon que le couple égaré. Le problème n’est pas seulement de se retrouver, mais de le faire sans éveiller de soupçons. La manière de qualifier les lieux ne se fera pas dans les mêmes termes ; la préoccupation de la discrétion de l’endroit sera plus importante que son évidence. Les choix possibles seront d’agir de manière à ne pas trop avoir l’air d’attendre, en lisant un journal ou en traînant dans un rayon...

154.

P. BATIFOULIER et O. THEVENON [ 2001 ] expliquent ainsi qu’ « il n’y a donc pas de place pour l’interprétation dans l’analyse de Lewis car la règle est définie explicitement » [ p. 221 ]. Ils opposent cette approche des conventions à celle de T. SCHELLING pour qui « les individus se coordonnent à l’aide de points focaux sans s’en remettre au savoir commun de leur rationalité mais en allant puiser dans leur imagination. Dans ce cas, il faut pouvoir interpréter ce que va faire l’autre » [ p. 222 ].

155.

. Les échecs peuvent être particulièrement spectaculaires comme dans les cas de collision de bateaux décrits par C. MOREL [ 2002 ]. Dans le doute sur les intentions de l’autre bateau, il arrive de temps à autre que des bateaux se détournent de la route suivie jusqu’alors en vue d’éviter une collision pour finalement provoquer cette collision qui, s’ils n’avaient pas agi, n’aurait pas eu lieu. Dans ce cas-là, un des bateaux a appliqué la règle de croisement bâbord et s’est donc détourné tandis que l’autre bateau est resté sur sa trajectoire pour croiser à tribord, pensant que la règle de bâbord ne devait pas s’appliquer vue la distance d’éloignement. Chacun a interprété la situation et choisi une option en pensant que l’autre bateau ferait de même, ce qui a abouti au choc fatal.

156.

Cité par C. CHASERANT et O. THEVENON [ 2001 ] dont nous nous inspirons fortement pour cette présentation.