Chapitre 3 : Une approche conventionnaliste de l’institution de la legitimite de l’autorite dans la relation d’emploi

Introduction : Une « convention constitutive » fonde la légitimité d’un ordre hiérarchique :

L’orientation récente de l’EC dans le sens de la prise en compte des institutions a abouti à faire émerger un niveau supérieur de conventions, celles nommées « conventions de l’Etat » par R. SALAIS [ 1998 ] ou « conventions légitimées » par A. ORLEAN [ 1997 ]. Ce qui rassemble ces notions, c’est qu’elles mettent en exergue l’existence de conventions qui ont un degré élevé de généralité et se fondent sur des principes de justification assez larges pour être partagés par la plupart des membres du collectif. C’est leur légitimité qui transparaît ici, c'est-à-dire leur « bien-fondé au regard des valeurs partagées par le groupe » selon A. ORLEAN [ ibid, p. 190 ], légitimité qui est reliée à des acteurs collectifs, au premier rang desquels se situent l’Etat et son appareillage réglementaire et judiciaire. Ce niveau supérieur des conventions correspond aux institutions telles que les conçoit O. FAVEREAU [ 1998, p. 165 ], à savoir des « systèmes de règles associés à des entités collectives clairement identifiables et généralement sanctionnés par le Droit ». Ce qui ressort de cette définition somme toute très classique, des institutions, c’est l’intervention dans la coordination d’« entités collectives » jouant le rôle d’arbitre dans la formation des représentations du bien commun, représentations assises sur des dispositifs formels, en particulier les textes de droit. C’est dans ce sens que R. SALAIS [ 1998, p. 256 ] se demande « comment dans de telles circonstances [ d’imprévu, de conflit entre conventions ], chacun pourrait-il agir sans la garantie, si un aléas survient, qu’il sera traité avec justice et comment pourrait-il être correctement évalué sous ce rapport si ses actions ne se référaient pas à quelques principe général ou valeur commune ? ». Il répond à ces interrogations en avançant que « [ son ] hypothèse est que l’effectivité de l’action publique exige la formation entre les participants à la situation d’un accord conventionnel sur la définition du bien commun, autrement dit d’une “ convention de l’Etat ” » [ p. 258 ]. Dans une autre veine, H. DEFALVARD [ 2002, p. 26-29 ] a tenté une formalisation de ce niveau macro-institutionnel de la coordination en construisant des « jeux à institutions ». En repartant de la parabole de la chasse au cerf ( cf supra ), il fait émerger des « équilibres culturels » auxquels on aboutit « en raison de l’institution qui garantit à chaque joueur qu’il participe à une chasse au cerf selon les règles, et à la croyance de chacun en l’institution ».

Le risque est grand toutefois que, chemin faisant vers une meilleure prise en compte des institutions, l’EC renonce à ce qui fait sa spécificité et sa richesse théorique. Ce risque est celui de glisser dans la voie de la sociologie économique de l’« encastrement » des relations économiques dans un substrat de normes sociales. Les auteurs conventionnalistes en sont conscients, comme en témoigne cette déclaration dans l’introduction au colloque déjà mentionné de décembre 2003 ; « La notion d’“ encastrement ” ( embeddedness ) de l’économique dans le social [ ... ] témoigne de cette réduction à des modèles de liens sociaux [ qui manquent à caractériser la spécificité des cadres de l’action et de la coordination impliquant des objets marchands ] » [ p. 2 ]. Il ne resterait rien alors des évaluations normatives impliquées dans la coordination, y compris marchande, les normes sociales étant exogénéïsées, rejetées en dehors du processus de coordination. De même, les critiques et les conflits sont traités, dans cette approche de la sociologie économique, dans un champ extérieur à celui des relations économiques. La particularité de la coordination par conventions, ce qui constitue l’apport de cette approche, provient de son inscription dans des situations qui sont créées par le processus de coordination au lieu d’être considérées comme des données a priori. Autrement dit, c’est en interprétant les éléments du contexte en vue d’en tirer un jugement, une qualification de la situation que les individus adhèrent ensuite à des modèles conventionnels d’action. C’est cette exigence qu’il faut garder en tête lorsque nous tâchons de mieux intégrer dans l’analyse la dimension politique qu’apportent les entités collectives, l’Etat, les syndicats... et les textes juridiques. C’est en suivant cette voie originale que R. SALAIS [ 1998 ] avance que les institutions sont engagées dans la coordination selon un double rapport. Les institutions fournissent d’abord des ressources nécessaires à la coordination. En les aidant à faire émerger une « description commune dans laquelle l’action de chacun s’engagera » [ p. 258 ], elles orientent les individus dans l’interprétation du contexte de l’action. Elles les assurent également du jugement qu’ils peuvent attendre de leurs actions dans cette situation ainsi que « d’un traitement juste des aléas » [ ibid ]. Mais R. SALAIS ajoute que « réciproquement, les institutions sont soumises, au sein même des actions des personnes, à des processus d’interprétation en situation qui remettent en jeu, plus ou moins, les catégories de leur jugement et leur définition du bien commun. L’Etat apparaît dans ce processus comme un point focal de la coordination dans les attentes et l’effectuation des actions » [ p. 258-259, souligné par nous ]. Les institutions laissent donc ouvertes la situation et la coordination afférente, et leur prise en compte est donc cohérente avec l’analyse conventionnaliste.

Pour aborder l’autorité dans la relation d’emploi en tant qu’institution, nous voudrions nous appuyer sur les travaux du philosophe américain J. SEARLE [ 1998 ] sur « la construction de la réalité sociale », titre de l’ouvrage paru initialement en 1995. Il y traite justement des « faits institutionnels » qu’il décrit comme une sous catégorie des « faits sociaux » et qu’il oppose aux « faits bruts » car ceux-là « ont impérativement besoin d’institutions humaines pour exister » [ p. 14 ] contrairement à ceux-ci. Selon lui, « ce qui instaure un fait institutionnel [ ... ] c’est la forme d’intentionnalité collective qui constitue l’acceptation, la reconnaissance et ainsi de suite d’un phénomène en tant que phénomène d’ordre supérieur en lui imposant un statut collectif et une fonction correspondante » [ p. 118 ]. L’exemple paradigmatique sur lequel il s’appuie est celui du papier-monnaie, en montrant que c’est bien un « fait institutionnel » dans le sens où un billet de banque a le statut de monnaie et a la fonction d’annuler une dette, seulement si chacun lui reconnaît ce statut et la fonction qui lui est associée. Ce n’est pas à partir de ses caractéristiques physiques que ce statut et cette fonction peuvent être attribués à un bout de papier mais à partir de leur acceptation collective. J. SEARLE résume sa « thèse » en affirmant que « les faits institutionnels n’existent qu’à l’intérieur de systèmes de règles constitutives » [ p. 46 ] qui s’énoncent sous la forme « X est compté comme un Y dans les circonstances C ». Ainsi, on peut écrire qu’un certain bout de papier ( le billet de banque, élément « X » ) est compté comme monnaie légale ( ce statut « Y » lui conférant des fonctions dont celle de moyen de paiement ) dans le cadre d’une zone monétaire donnée ( le territoire national sur lequel cette monnaie a cours légal définissant les circonstances « C » ).

Nous voudrions transposer cette analyse, mutatis mutandis, à l’autorité dans la relation d’emploi afin de montrer qu’il s’agit bien d’un fait institutionnel ayant la structure que J. SEARLE confère à ce type de faits. En particulier, nous voudrions établir dans une première Section que l’autorité au sein d’une organisation repose sur des « conventions constitutives » 182 qui consistent bien à attribuer à un élément « X » un certain statut « Y » correspondant à des fonctions, et ce dans des circonstances « C ». Ces conventions de niveau supérieur instituent des ordres hiérarchiques au sein desquels s’exerce nécessairement l’autorité, avec des exigences de reconnaissance et d’acceptation que nous interpréterons en termes de légitimité. Les rapports avec la loi seront aussi abordés, en particulier le contenu et la genèse du lien juridique dit de “ subordination ”. Pour bien mettre en exergue la différence de niveau d’analyse auquel nous situons ce chapitre par rapport au précédent, nous reprenons la distinction opérée par J. SEARLE entre les « règles constitutives [ qui ] créent [...] la possibilité de certaines activités » [ p. 46 ] et les « règles régulatives qui règlent des activités qui existaient auparavant » [ p. 46-47 ]. Ainsi, explique cet auteur, « les règles sont constitutives des échecs au sens où jouer aux échecs est constitué en partie par le fait de jouer en accord avec les règles ». Il distingue ce type de règles des règles régulatives, la conduite automobile étant l’exemple d’activité qui existait avant que des règles, de priorité par exemple, n’existent. 183 Il nous semble que cette distinction recoupe la recommandation que P. DOCKES [ 1999, p. 18-19 ] reprend des propos de M. FOUCAULT [ 1994 ] qui consiste à se poser au préalable la question du « comment » à propos de l’autorité avant de se poser « la question du quoi et du pourquoi ». Si le chapitre 2 a tenté de répondre à la première question, en introduisant des conventions « régulatives », nous allons maintenant tenter de répondre à la seconde question, ce qui exige d’introduire des conventions « constitutives » cette fois-ci.

Dans la seconde Section, nous continuerons d’explorer cette dimension de l’autorité que nous avons qualifiée de “ politique ” précédemment, en abordant les conflits, les critiques et les remises en cause de l’autorité dans la relation d’emploi, à partir du modèle conventionnaliste de l’autorité constitué auparavant. Nous tenterons de montrer les enrichissements qu’un tel modèle peut apporter en intégrant de façon centrale ces conflits que l’on ne peut pas rejeter dans les marges d’une analyse de la relation d'emploi. Le cadre conventionnaliste explicite la place centrale, et « normale », des désaccords dans le cours de la relation et permet d’envisager des cas de figure très variés, tant en termes d’acteurs engagés, que de gravité du désaccord ou du mode de règlement. Cette prise en compte des conflits liés à l’exercice de l’autorité dans la relation d'emploi ouvre la perspective d’une analyse dynamique, en reliant le changement conventionnel à ces conflits.

Notes
182.

J. SEARLE parle bien de « règles » et non de « conventions ». Nous reviendrons sur ce point dans le corps du chapitre en justifiant le fait que nous parlerons bien, pour notre part, de « convention de subordination ».

183.

Un exemple plus en adéquation avec notre propos est celui du droit pénal que J. SEARLE désigne comme un ensemble de règles régulatives car il s’applique à des formes de comportement, le meurtre pour reprendre son illustration, qui existent sans avoir besoin d’être constituées. Ce qui est une règle constitutive est le fait que celui qui effectue un tel acte dans certaines circonstances est considéré comme un meurtrier, ce qui lui assigne un statut de coupable assorti des fonctions en termes de sanctions. J. SEARLE l’explique comme suit ; « Ainsi le régulatif “ Tu ne tueras point ” produit-il le constitutif approprié “ Tuer dans certaines circonstances est compté comme un meurtre, et le meurtre est compté comme un crime punissable de mort ou d’emprisonnement ” » [ p. 72 ].