2°) Le « principe supérieur commun » transcendantal à l’ordre hiérarchique légitime :

a) « Bien commun » et « grandeur » au sein de l’ordre hiérarchique :

J. SEARLE met en exergue que les faits institutionnels instaurés par les règles constitutives ont ceci de particulier qu’ils nécessitent d’être reconnus comme tels pour seulement exister. Nous avons vu qu’il  en est ainsi de l’argent qui doit être accepté et donc utilisé comme moyen de paiement, pour être considéré comme de l’argent. De tels faits reposent selon cet auteur sur une « coopération humaine continue sous les formes spécifiques que sont l’identification, l’acceptation ou la reconnaissance d’un nouveau statut, statut auquel est assignée une fonction » [ ibid, p. 61, souligné par l’auteur ]. La subordination en tant que fait institutionnel est soumise à cette contrainte d’acceptation c'est-à-dire que l’autorité du supérieur et l’obéissance du subordonné reposent l’un et l’autre sur la reconnaissance d’un ordre hiérarchique tel que nous l’avons décrit ci-dessus. J. SEARLE rajoute que cette acceptation n’est pas seulement originelle mais doit être continue ce dont témoigne le fait que « chaque utilisation de l’institution constitue une expression renouvelée de l’engagement des utilisateurs envers l’institution » [ p. 81 ]. Cela signifie aussi que les faits institutionnels sont susceptibles d’être remis en cause et de disparaître du seul fait que l’on ne les considère plus comme tels. Ainsi en est-il de la subordination, comme nous l’avons vu.

Cette contrainte de reconnaissance nous semble pouvoir être retraduite en termes de légitimité, question pour laquelle le détour par l’œuvre de M. WEBER est obligatoire, même si sa présentation n’est pas sans ambiguïtés comme l’a montré R. ARON [ 1967, p. 558-559 ]. Nous nous servirons ici de sa définition du « concept de l’ordre légitime » exposée dans le premier chapitre d’« Economie et société » [ 1995 ], définition que M. WEBER expose bien avant les développements qu’il consacre à la « domination ». Un « ordre », c'est-à-dire « le contenu significatif d’une relation sociale [ pour laquelle ] l’activité se guide ( en moyenne ou approximativement ) sur des “ maximes ” qu’on peut expliciter » , est « légitime » si « l’orientation effective de l’activité selon ces maximes se fait pour le moins aussi ( c'est-à-dire dans une mesure importante ) pour la raison qu’elles sont considérées comme valables d’une manière ou d’une autre pour l’activité, qu’elles soient obligatoires ou exemplaires » [ p. 65, souligné par l’auteur ]. M. WEBER substitue le terme de « validité » à celui de légitimité pour qualifier « l’ordre [ qui ] apparaît au moins à une partie des agents comme [ ... ] devant valoir » [ ibid ]. Il illustre l’existence d’un tel « ordre légitime » avec l’exemple du fonctionnaire qui arrive à l’heure le matin à son bureau « parce qu’il respecte par devoir la validité de l’ordre ( les règlements de service ) qui, s’il les violait, non seulement lui causeraient certains préjudices, mais encore lui inspireraient - normalement - du point de vue de la rationalité en valeur [ ... ] un remords pour n’avoir pas accompli son “ devoir ” » [ ibid ] 195 . Ainsi il ressort bien à travers ces propos que la légitimité a toujours chez M. WEBER un fondement normatif, qui tient dans le « prestige de l’exemplarité et de l’obligation » [ ibid ]. Nous avons préféré mettre l’accent sur ce passage des écrits du sociologue, plutôt que de partir de sa typologie des formes de domination légitime, généralement mise en avant dans les références à M. WEBER. Cette présentation de « l’ordre légitime » nous semble plus générale, avec un plus haut degré d’abstraction que lorsqu’on relie la légitimité à l’exercice de l’autorité. Lorsque M. WEBER présente les types de domination en rapport avec les formes de légitimité, il s’intéresse au contenu des « maximes » qui orientent les actions de ceux qui s’y soumettent, par exemple leur caractère légal ou traditionnel... Mais quel que soit leur contenu, le point commun de ces ordres légitimes est la reconnaissance de la valeur de ces « maximes » et par conséquent des devoirs qui en découlent 196 .

Ainsi, M. WEBER établit une “ grammaire ” de la légitimité que nous résumerons en disant qu’elle est une représentation 197 par les individus de la validité d’un ordre qui leur impose des devoirs, ces devoirs étant justifiés par la valeur normative de l’ordre 198 . C’est en partant de cette structure générale que nous voudrions reposer la question de l’existence du fait institutionnel que constitue la subordination qui, pour être reconnu en tant que tel, est donc soumis à cette exigence de légitimité. L’ordre hiérarchique sur lequel repose la subordination est légitime si ceux qui y sont soumis le considèrent comme “ valable ”, c'est-à-dire qu’ils reconnaissent la valeur des devoirs qui leur incombent du fait de leur appartenance à cet ordre hiérarchique. Il faut alors le relier à des principes normatifs susceptibles de fournir une justification à l’action individuelle dans ce cadre collectif, c'est-à-dire à une véritable philosophie politique qui indique comment les individus doivent se comporter ensemble. Cette construction normative collective est ce que L. BOLTANSKI et L. THEVENOT [ 1991 ] ont appelé une « Cité » et qu’ils ont formalisée à partir d’un socle d’axiomes ( cf supra ). La « Cité » est un modèle d’humanité au sein duquel les « états sont ordonnés » [ p. 98 ] c'est-à-dire classés selon une hiérarchie qui « s’exprime par une échelle de valeur des biens ou des bonheurs attachés à ces états » [ ibid, souligné par les auteurs ], ce qui place d’emblée cette présentation dans notre perspective d’ordre hiérarchique. Mais pour que cette « humanité ordonnée » devienne une « Cité », les deux auteurs rajoutent un axiome qui « pose que le bonheur, d’autant plus grand que l’on va vers les états supérieurs, profite à toute la cité, que c’est un bien commun » [ p. 99, souligné par les auteurs ]. Ainsi la cité peut-elle fournir des justifications aux comportements, tant des supérieurs hiérarchiques en légitimant leur commandement que de leurs subordonnés en légitimant leur obéissance. Le « principe supérieur commun » est la clé de voûte de l’ordre hiérarchique légitime en posant le critère d’ordonnancement des individus, ce que L. BOLTANSKI et L. THEVENOT appellent « l’ordre de grandeur », et en justifiant les positions supérieures par les bienfaits que tous en retirent, ce qu’ils appellent le « bien commun ». C’est d’ailleurs à partir de ce qui fait la grandeur d’un individu que l’on peut décrire la cité, c'est-à-dire que la hiérarchie n’est compréhensible qu’en partant de son sommet. On peut ainsi expliquer quel critère est utilisé pour fixer le niveau hiérarchique, en voyant ce qui fait la supériorité du “ plus grand ” dans la hiérarchie, et de quelle façon chacun contribue à l’intérêt général suivant son niveau, en voyant les retombées bénéfiques qui justifient sa prééminence.

Les travaux d’H ARENDT viennent étayer notre référence aux « Cités » comme construction politique sur laquelle repose la légitimité des ordres hiérarchiques. H. ARENDT [ 1954 ] représente le « gouvernement autoritaire » par « l’image de la pyramide particulièrement adéquate pour un édifice gouvernemental qui a au-dehors de lui-même la source de son autorité » et dont « le foyer commun » vers lequel convergent tous les membres « serait le sommet de la pyramide aussi bien que la source transcendante d’autorité au-dessus de lui » [ p. 130 ]. Cet élément transcendantal qui relie tous les individus qui appartiennent à l’ordre hiérarchique est bien, nous semble-t-il, le « principe supérieur commun » dont parlent L. BOLTANSKI et L. THEVENOT. C’est un élément extérieur à l’ordre hiérarchique qui surplombe toutes les actions et qui justifie la subordination. Le recours à l’étymologie auquel procède H. ARENDT vient encore attester de ce lien. Elle explique que « le mot auctoritas dérive du verbe augere, “ augmenter ” » [ p. 160 ] et use, pour qualifier le détenteur d’autorité, du néologisme d’« “ augmentateur ” de la Cité » [ p. 161 ] 199 . Les supérieurs sont donc au service de la collectivité ce qui leur crée des devoirs et justifie leur position de commandement 200 .

Notes
195.

M. WEBER, dans sa volonté de précision dont témoignent les précautions d’exposition de ses idées qui en rendent la lecture parfois malaisée, introduit deux autres motifs d’action qui interviennent également, dans une certaine mesure, dans cette régularité. Le fonctionnaire est ponctuel aussi « par habitude prise ( coutume ) » et « parce que ses intérêts le lui commandent » [ ibid ].

196.

Ce qui ne signifie pas que ces maximes soient toujours observées. Mais, le seul fait de se cacher lorsqu’on ne s’y conforme pas est le signe de leur reconnaissance. « Que l’ordre “ vaille ” au sein d’un groupement d’hommes, cela se manifeste par le fait qu’il est obligé de dissimuler l’infraction » [ ibid, p. 66 ] écrit M. WEBER à propos d’un voleur.

197.

Ce terme de « représentation » est celui utilisé par M. WEBER [ p. 64 ]. Dans un autre passage, il utilise celui de « croyance » [ p. 286 ].

198.

H. SIMON [ 1983, p. 121, souligné par l’auteur ] utilise également cette notion de devoirs à propos de l’autorité ; « l’individu pense qu’il est de son devoir d’obéir aux lois adoptées par les autorités constituées »

199.

Elle remarque également que cette même racine a donné le mot « le mot auctores [ qui ] peut être utilisé comme le contraire de artifices qui désigne les constructeurs et fabricateurs effectifs et cela précisément quand le mot auctor signifie la même chose que notre “ auteur ”. [ ... ] L’auteur n’est pas le constructeur mais celui qui a inspiré toute l’entreprise ». [ ibid ]

200.

M. WEBER rajoute par ailleurs que « le fait que le chef et la direction administrative d’un groupement se présentent, quant à la forme, comme “ serviteurs ” de ceux qu’ils dominent n’est nullement une preuve contre le caractère de “ domination ” ». [ ibid, p. 289 ]