1°) L’assomption de responsabilités, contrepartie de la supériorité hiérarchique :

a) Le domaine des responsabilités comme mesure de la position hiérarchique :

Le sens commun associe les termes de “ responsable ” et de “ supérieur hiérarchique ” en les considérant comme pratiquement équivalents. Dans le langage courant, le “ responsable ” est celui qui détient l’autorité c'est-à-dire celui qui décide et qui doit en assumer les conséquences, autrement dit “ répondre ” de ses actes comme l’indique la racine étymologique, le verbe “ respondere ”. Le degré de responsabilité d’un individu dépend effectivement de son niveau hiérarchique et est d’autant plus grand, bien sûr, que l’on “ remonte ” vers le sommet. La responsabilité étant le fait de devoir répondre de ses décisions et des conséquences qui en découlent, elle est d’autant plus étendue que le domaine de décision est large, ce qui dépend justement du niveau hiérarchique. Il est évident que plus on pèse sur les choix qui déterminent les buts collectifs de l’organisation et sur les moyens de les atteindre, plus on porte une lourde responsabilité dans la réussite ou l’échec de l’organisation dans son ensemble. C’est particulièrement vrai pour les cadres dits dirigeants. Mais plus généralement, le fait pour un subordonné d’être sous les ordres d’un supérieur hiérarchique, c'est-à-dire de suivre ses directives, a pour conséquence d’atténuer la responsabilité du premier et d’accroître celle du second. Il faut introduire à ce moment une distinction, d’essence juridique, entre la responsabilité du fait personnel et la responsabilité du fait d’autrui 205 . Il existe des cas dans lesquels un individu peut être déchargé de sa responsabilité propre, totalement ou en partie, responsabilité alors prise en charge par un autre individu, le “ responsable ”. Le droit civil français énonce ce principe pour les parents vis-à-vis de leurs enfants mineurs ou, c’est ce qui nous intéresse plus, pour le “ commettant ” vis-à-vis de ses “ préposés ”.

Ainsi puisque le supérieur pose les prémisses des actes effectués par son subordonné, le premier doit répondre des conséquences des actes du second, à condition toutefois que le subordonné ait respecté les prémisses du supérieur. Autrement dit, la responsabilité du supérieur est engagée à propos des conséquences des actes de son subordonné à partir du moment où l’on peut effectivement considérer que les actes accomplis par le subordonné découlent de son état de subordination. Pour que le supérieur en soit dégagé, il faut que le subordonné ait commis une faute dans sa fonction 206 , c'est-à-dire que sa désobéissance l’ait sorti du rapport de subordination ou que l’acte dommageable ne soit pas en rapport avec la fonction, qu’il ait été accompli “ hors service ” 207 . Cette question de “ faute professionnelle ” est une source de conflits qui débouche fréquemment sur l’intervention de la justice. Il en est nécessairement ainsi du fait que les directives du supérieur sont obligatoirement interprétées par le subordonné. Nous reviendrons dans la seconde section de ce chapitre sur ces conflits concernant l’exercice de l ’autorité liés à la recherche des responsabilités et par conséquent, qui se focalisent sur la preuve d’une faute professionnelle. Dans les cas où l’existence d’une faute dans l’application des directives du supérieur ne peut être avérée, c’est lui qui doit alors répondre des conséquences des actes de son subordonné, actes censés être effectués selon la volonté du supérieur et non selon la sienne propre, ce qui le décharge de la responsabilité. Le supérieur se substituant au subordonné dans le choix de ses actions, il se substitue dès lors à lui dans l’obligation de “ répondre ” de leurs conséquences. En accordant des pouvoirs, celui de commander à des subordonnés, l’exercice de l’autorité hiérarchique accroît donc les responsabilités.

Ainsi, on peut bien considérer que la hiérarchie est une hiérarchie de commandement autant que de responsabilités, les deux étant étroitement imbriquées. C’est donc un problème essentiel des organisations que de répartir clairement les responsabilités au sein de son personnel en déterminant la structure de commandement. En indiquant « qui commande à qui », on saura aussi « qui est responsable de quoi ». H. FAYOL est connu pour être le premier auteur qui se soit penché de près sur l’attribution des responsabilités au sein des organisations à travers la construction d’organigrammes, qu’il appelait « tableaux d’organisation ». La fonction de ces « tableaux synoptiques » est qu’« ils permettent de saisir d’un seul coup d’œil [ ... ] l’ensemble de l’organisme, les services et leurs limites, la filière hiérarchique » [ 1999, p 88 ]. C’est une réponse à la préoccupation première de cet auteur, le principe de gestion auquel son œuvre est souvent résumée, à savoir ; l’« unité de commandement ». Pour qu’un subordonné n’ait à obéir qu’à un seul supérieur, et peut-on rajouter, pour connaître qui porte la responsabilité, il est impératif de pouvoir décrire à l’aide d’un schéma les emboîtements hiérarchiques. Cependant, H. FAYOL en voit les failles, en particulier qu’on ne peut pas en tirer « les limites topographiques » [ ibid, p. 89 ] des responsabilités. H. SIMON a repris cette question, rejoignant H. FAYOL sur la nécessité d’un seul chef pour chaque décision 208 , en décrivant deux formes possibles de « division de l’autorité » et donc de répartition des responsabilités ; « soit chaque individu est investi de l’autorité [ ... ] sur un groupe précis de subordonnés, soit [ ... ] dans un secteur précis des activités de l’organisation » [ op. cit., p. 126 ], ce qui n’évite cependant pas toujours les problèmes qu’il qualifie « d’adjudication » [ ibid, p. 127 ]. La délimitation des domaines de responsabilités peut également être établie par des « règlements [ qui ] préciseront qui a le droit d’embaucher, ou de licencier, qui donne des ordres à qui, qui est responsable de quoi, qui doit endosser la responsabilité de tel ou tel type de décision et ainsi de suite » [ ibid, p. 131, souligné par nous ]. Dans cette prise en charge de la responsabilité des subordonnés par les supérieurs hiérarchiques, H. SIMON indique que l’individu doit « se soucier non pas tant du contenu de la décision ou de son opportunité que de sa “ légalité ” c'est-à-dire de la compétence du décideur au sein de la structure formelle » [ ibid, p. 128 ]. Autrement dit, l’obéissance est mise en relation avec l’assurance par celui qui y est soumis de la décharge de responsabilité par son supérieur, ce qui implique qu’il sache qui est tenu de le “ couvrir ” et pour quelles actions, c'est-à-dire qui le commande et pour quoi faire. L’encadré suivant reprend quelques extraits de l’ouvrage de S. MILGRAM [ op. cit., souligné par nous ] dans lequel figure le compte-rendu d’une expérimentation qui témoigne clairement de l’importance de cette décharge de responsabilité du subordonné par son supérieur dans la réponse au commandement.

C’est dans cette direction que K. ARROW a également exploré la responsabilité en association avec la notion d’autorité, en argumentant « sur la valeur fonctionnelle que présente le fait de rendre l’autorité responsable, valeur qui s’apprécie en fonction de la réalisation des objectifs de l’organisation ». [ op. cit., p. 93 ]. La raison essentielle pour laquelle K. ARROW avance que toute autorité doit rendre des comptes est qu’elle est susceptible de prendre des décisions inefficientes dont elle doit subir les conséquences pour les corriger ou même les éviter. « La lacune fondamentale d’une autorité irresponsable du point de vue fonctionnel est qu’une erreur inutile est vraisemblable » écrit-il, rajoutant que « l’erreur est inutile lorsque quelque part dans l’organisation on dispose de l’information sans que l’autorité en dispose ou l’utilise. » [ ibid, p. 94 ]. Ce lien entre responsabilité et autorité chez K. ARROW est à replacer dans le cadre de la valeur qu’il attribue à l’autorité dans l’utilisation de l’information, valeur par laquelle il explique l’existence même des organisations en lieu et place des marchés. Cette approche de la responsabilité renvoie à une logique qui n’est pas étrangère à celle que l’on rencontre dans la théorie de l’entrepreneur de F. KNIGHT [ op. cit. ] 209 . Cet auteur relie les pouvoirs de l’employeur à la présence d’incertitude en arguant du fait que ces pouvoirs s’expliquent par la prise en charge par l’employeur du poids de cette incertitude. « Le producteur prend la responsabilité de la prévision des désirs du consommateur » [ ibid, p. 268 ] écrit-il alors qu’il garantit un revenu fixe à ceux qui participent à l’activité. C’est la raison pour laquelle l’entrepreneur impose à ces participants de les diriger car « il serait irréaliste ou bien peu fréquent qu’un individu se porte garant vis-à-vis d’un autre d’un rendement précis de ses activités sans que lui soit accordé le pouvoir de diriger son travail » [ ibid, p. 270 ]. C’est parce qu’il est responsable de la marche de l’entreprise qu’il détient le pouvoir de diriger le travail de ses employés, à qui il garantit en retour un salaire fixe. C’est bien dans le fait de prendre en charge les risques d’entreprendre que F. KNIGHT voit le fondement de l’autorité de l’entrepreneur, ce dont atteste l’affirmation selon laquelle, en absence d’incertitude, « il peut y avoir des dirigeants, des intendants, etc... dans le but de coordonner les activités des individus » mais rajoute-t-il, « sans responsabilité d’aucune sorte » [ ibid, p. 267-268 ].

Nous croyons pouvoir dire que le point commun de ces deux théories est de présenter les pouvoirs de l’employeur et la responsabilité comme des contreparties prévues au terme d’un contrat de type synallagmatique signé entre l’employeur et ses employés. Ce type d’approche se retrouve dans les développements récents des théories des contrats qui tournent autour de la définition des obligations réciproques dans un univers d’incertitude. En particulier, la notion d’« accountability » s’inscrit dans cette approche qui se focalise sur la définition des domaines d’exécution du contrat pour lesquels il importe de mettre en œuvre des dispositifs de contrôle. Cet accent mis sur la nécessité de « rendre des comptes » dans les relations contractuelles est une réminiscence de la vision libérale de la responsabilité individuelle 210 qui laisse de côté la dimension institutionnelle de la responsabilité assumée dans le cadre d’une relation d’autorité. Autrement dit, rendre compte auprès du cocontractant d’éléments permettant de s’assurer de la bonne exécution d’un contrat ne peut être assimilé au fait de répondre de ses actes et de ses décisions au sein d’un ordre hiérarchique collectif et fondé en valeur.

Notes
205.

Cf article « Responsabilité civile » in ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS, édition de 1989.

206.

La responsabilité dans le Droit civil implique l’existence d’une faute, de dommages et de la causalité entre les deux. Cf ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS, ibid.

207.

La survenue de certains événements imprévisibles peut également amener à ne pas mettre en cause la responsabilité du supérieur. Enfin, l’erreur humaine peut être invoquée, mais elle n’aboutit pas forcément à disculper le responsable qui est tenu de la prévoir et de l’éviter.

208.

« Un des problèmes importants de l’administration est parfois d’éviter l’existence de relations d’autorité contradictoires. Cette difficulté est résolue par la mise en place d’une hiérarchie d’autorité déterminée et par l’allocation fonctionnelle ou autre de l’autorité » [ ibid, p 135 ].

209.

A la réserve près que K. ARROW se préoccupe de montrer l’importance de la responsabilité pour rendre l’autorité efficiente, tandis que F. KNIGHT, de son côté, montre que le fait d’endosser la responsabilité implique nécessairement la détention de l’autorité. Pour les deux auteurs, il y a un rapport de nécessité entre responsabilité et autorité en termes fonctionnels, en le présentant toutefois d’un point de vue inversé.

210.

Cf F. EWALD [ 1986 ] pour la présentation de cette vision, sur laquelle nous reviendrons plus loin.