2°) Le lien juridique de subordination, reflet de la responsabilité de l’employeur :

a) La détermination des responsabilités par le contrat de travail :

On le sait, en France, la relation d’emploi salarié repose au plan juridique sur la présence d’un lien de subordination c'est-à-dire sur la détention par l’employeur d’un pouvoir de direction du travail de son employé 214 . Ce principe a été réaffirmé clairement par la Cour de cassation dans un arrêt rendu récemment 215  : « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Cette définition par le Droit de la relation d’emploi salarié place le contrat de travail dans un cadre de rapport hiérarchique par lequel l’employeur a une prééminence sur l’employé dans la détermination des engagements contractuels. Cette caractéristique en fait un contrat d’une nature très particulière puisque « c’est l’inégalité et non l’égalité qui fait ainsi figure de principe juridique constitutif » ainsi que le fait remarquer A. SUPIOT [ op. cit., p. 115 ]. Selon cet auteur, on trouve la trace de cette hiérarchie des deux parties du contrat, entre autres, dans la possibilité pour l’employeur de modifier les termes du contrat en cours d’exécution sans avoir besoin de recevoir l’assentiment de l’employé, du moins pour ce qui est des modifications dites « secondaires », ce qui n’admet évidemment pas de réciproque de la part de cet employé. Elle est visible encore à bien d’autres endroits du droit du travail, par exemple dans la reconnaissance d’un pouvoir réglementaire de l’employeur par le biais du règlement intérieur, auquel l’employé est tenu d’obéir. En définitive, le lien de subordination est la reconnaissance d’une soumission de la volonté de l’employé à celle de son employeur, ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans un système juridique fondé sur l’égalité des individus. Comment admettre qu’un contrat entre individus libres et égaux aboutisse à l’assujettissement d’une des parties à l’autre ? A. SUPIOT a montré comment le droit du travail a apporté une réponse aux « paradoxes d’une subordination librement consentie » qui est, pour lui, « une source inévitable d’antinomies » [ ibid, p. 120 ]. F. EWALD [ 1996 ] a développé une vision similaire à partir de l’exégèse de la loi de 1898 sur les accidents du travail, sur laquelle nous reviendrons longuement dans la seconde partie de la thèse. Nous voudrions, pour l’instant, aborder cette question par le biais de l’imputation des responsabilités respectives de l’employeur et de l’employé telle qu’elle ressort du droit du travail. Il nous semble que l’on retrouve, dans le domaine juridique, la conception de K. ARROW selon laquelle la responsabilité vient modérer, jusqu'à un certain point, l’autorité.

Il est frappant dans un premier temps de constater que le contrat de travail ne comporte pas de mentions obligatoires dans le but de spécifier les responsabilités de l’employé. En fait, cette absence dessine, selon nous, en creux les contours des responsabilités de l’employeur qui naissent spontanément de l’établissement d’une relation d’emploi salarié. Si l’on se dispense de les établir explicitement dans le contrat de travail, c’est qu’elles sont implicitement maximales ne laissant à l’employé qu’une responsabilité personnelle supposant une faute. Ces dispositions sont au cœur de la relation d’emploi salarié, ce qu’un guide pratique sur le contrat de travail explique en affirmant que « ni le contrat de travail, ni la convention collective, ni le règlement intérieur ne peut instituer une responsabilité de plein droit du salarié. Un salarié ne répond donc pas à l’égard de son employeur des risques de l’exploitation et sa responsabilité ne peut être engagée qu’en cas de faute lourde » 216 .

Les éléments qu’un contrat de travail se doit de contenir, complétés par les articles du règlement intérieur, ont leur raison d’être dans la précision qu’ils apportent quant aux engagements de l’employé pour lesquels un comportement fautif peut lui être reproché. Ils viennent alors restreindre la responsabilité de l’employeur en définissant explicitement les actes qui engagent la responsabilité de l’employé. Ces obligations concernent principalement les modalités de la mise à disposition de sa personne, ce qui constitue la nature de l’engagement que prend le salarié. Les dates de début, et éventuellement de fin, de l’embauche circonscrivent la période pendant laquelle la subordination, et la prise en charge de la responsabilité qui en découle, sont effectives. La durée hebdomadaire de travail, avec toutes les formules possibles, de même que la mention des horaires précis de travail, vont dans le même sens. Evidemment, la dénomination des tâches pour lesquelles le salarié est embauché participe aussi de cette délimitation de sa responsabilité personnelle. Enfin, l’obligation de loyauté qui accompagne toute relation d’emploi salarié étend la possibilité de qualifier de fautes des comportements qui n’enfreignent pas les mentions explicites contenues dans le contrat de travail ou le règlement intérieur. La référence aux usages en vigueur dans la profession introduit des clauses implicites dans le contrat de travail qui font reconnaître sa dimension conventionnelle 217 .

La qualification professionnelle joue un rôle déterminant à deux niveaux, qui correspondent aux deux sens dans lesquels on emploie cette expression 218 . En premier lieu, lorsqu’elle concerne le poste de travail, elle contient une définition des obligations de l’employé et de ce fait, délimite les responsabilités respectives de l’employeur et de l’employé. A. SUPIOT classe la qualification du poste de travail « parmi les dispositions substantielles du contrat qui bornent le pouvoir de direction » [ibid, p. 121 ]. On peut rajouter que c’est aussi une disposition qui clarifie le partage des responsabilités entre l’employé et l’employeur. Elle aboutit à limiter celles de l’employeur en spécifiant quelles sont celles de l’employé et donc permet d’exercer l’autorité par la possibilité de définir un comportement fautif. En second lieu, la qualification professionnelle est une mesure des compétences du salarié lui-même. Dans ce cas, le niveau de qualification détermine les responsabilités que l’on peut faire endosser à l’employé, celles-ci devant correspondre à sa capacité à les assumer. A. SUPIOT fait ainsi remarquer, à propos d’une directive européenne concernant la santé et la sécurité du salarié, « comment cette reconnaissance juridique de la qualité de professionnel va de pair avec une responsabilité individuelle accrue du salarié. » [ ibid, p. 103-104 ]. Il en tire l’idée générale que « l’atténuation de la responsabilité individuelle du salarié dans le travail est inversement proportionnelle à son degré de qualification » [ ibid, p. 104 ]. Selon lui, le mouvement général d’élévation des qualifications va dans le sens d’une responsabilisation des salariés et débouche sur « une remise en cause de la place marginale que la responsabilité individuelle occupait jusqu’ici en droit du travail [ ibid ].

Donc selon notre interprétation, le contrat de travail plaçant l’employé sous la subordination d’un employeur, il le dispense d’une grande partie de sa responsabilité personnelle dans le cadre de l’exercice de son activité professionnelle. L’établissement d’une relation d’emploi salarié délimite alors strictement les fautes que l’on peut imputer à l’employé. La hiérarchie n’est toutefois pas limitée à la position de l’employé par rapport à l’employeur, mais se retrouve évidemment au sein même des employés. On peut voir alors que, pour ceux auxquels est déléguée une partie des pouvoirs de l’employeur, l’atténuation de l’état de subordination dans lequel il se trouve va de pair avec un transfert des responsabilités de l’employeur. Dans ce cas, la détermination des responsabilités respectives importe beaucoup plus et occupe une place centrale dans le contrat de travail. Sur ce point, le guide pratique déjà cité met clairement en relation l’endossement de responsabilités avec le niveau hiérarchique ; « le chef d’entreprise [ ... ] peut s’exonérer de sa responsabilité pénale au détriment d’un salarié ( cadre le plus souvent ) s’il apporte la preuve qu’il lui a délégué ses pouvoirs de direction, d’organisation et de surveillance » [ ibid, p. 28 ]. Le caractère dérogatoire de cette responsabilité dévolue au salarié, par rapport au statut normal, ressort des conditions apportées à cette délégation de pouvoirs. Elle doit être « expresse, précise et effective » [ ibid ] de façon à ce que le salarié sache précisément les responsabilités qu’il s’engage à assumer et ait les moyens de le faire. De plus, elle doit être « exclusive », c'est-à-dire que « le chef d’entreprise ne peut déléguer ses pouvoirs à plusieurs salariés pour la même tâche » [ ibid ], ce que l’on peut interpréter comme la condition d’un bon fonctionnement de l’autorité par le biais de la responsabilisation de son détenteur. On le voit, le droit du travail fait une distinction entre les employés placés entièrement sous la subordination et par conséquent, sous la responsabilité de l’employeur et ceux pour lesquels la subordination est allégée et nécessairement, les responsabilités alourdies.

On verra plus loin de manière approfondie comment, historiquement, il y a eu concordance de temps entre l’élection du lien de subordination comme critère du salariat et l’institution d’un régime de responsabilités transférant l’essentiel de celles-ci à l’employeur. C’est à la fin du 19ème siècle que naît le contrat de travail et dans les années 1930 que la jurisprudence érige la subordination comme critère de la présence d’un contrat de travail. Ce n’est pas une coïncidence si c’est à cette date que les prémices de la protection sociale font endosser par l’employeur la responsabilité de la survenue de certains risques afin d’apporter des garanties aux employés. C’est aussi à cette date que se développent les conceptions hiérarchiques d’organisation du travail, avec Taylor et Fayol, qui correspondent à une déresponsabilisation des niveaux inférieurs de la hiérarchie. Nous verrons dans le chapitre 4 quels liens ont entretenus ces évolutions conjointes.

Notes
214.

A. SUPIOT [ 2002, p. 112, souligné par l’auteur ] précise que « c’est une caractéristique commune à tous les droits des pays européens ».

215.

Arrêt du 23 Avril 1997. Cf M. FABRE-MAGNAN [ 1998, p. 118, note 2 ].

216.

in P. PERRIN-JEOL [ 2003, p. 63 ].

217.

A. SUPIOT [ 1994, p. 100 ] en donne une illustration dans le fait que la jurisprudence ne qualifie pas, sur le plan juridique, de grévistes ceux qui font la grève de zèle ou la grève perlée mais les considère en faute au motif de « travailler dans des conditions autres que celles pratiquées normalement et habituellement dans la profession », selon les attendus d’un arrêt rendu par la justice et cité par lui.

218.

A. SUPIOT [ op. cit., p. 121-122 ] distingue ainsi le sens « subjectif » de la qualification professionnelle, celui qui correspond à la « qualité de la personne » et le sens « objectif » qui précise « la nature des prestations dont cette personne est débitrice ».