1°) L’adéquation du cadre conventionnel à la prise en compte des désaccords dans la relation d’emploi :

a) Les impasses des théories des contrats :

Les difficultés pour les théories des contrats à rendre compte de l’autorité dans la relation d’emploi, liées au choix des hypothèses comportementales ( rationalité illimitée et intentionnalité infinie des individus ) et débouchant sur un modèle théorique appauvrissant vis-à-vis des observations empiriques ( émergence d’une configuration optimale et universelle ), se cristallisent dans leur traitement de la question des conflits, et plus généralement des désaccords 219 dans le cours de cette relation. Ce n’est certes pas étonnant compte tenu du fait que la théorie dominante, standard ou étendue, est avant tout une théorie de l’accord, marchand pour la première, contractuel pour la seconde. Sommairement, on peut résumer les vues de l’économie néo-classique sur la question des désaccords à partir d’une double restriction. En premier lieu, la dimension collective des désaccords est complètement ignorée et le désaccord ne peut survenir qu’entre des individus. Cela résulte, bien sûr, de l’adoption d’un point de vue méthodologique étroitement individualiste, celui qualifié par J. AGASSI [ 1960 ] d’ « individualisme psychologique ». La mise en scène d’agents atomistiques représentatifs, que ce soit le salarié ou l’entreprise, consacre cette absence d’acteurs collectifs. Deux développements de la théorie standard ont abouti à une sédimentation encore plus profonde de ce rejet. M. OLSON [ 1978 ] d’une part, a montré la difficulté de concevoir une action collective à partir d’une rationalité individuelle calculatrice, même en présence d’intérêts communs. Les conditions posées à la concrétisation d’un tel type d’action mettent hors champ de la compréhension théorique une grande part des faits observés. Ce « paradoxe » auquel il a donné son nom, découle logiquement de l’hypothèse de rationalité substantive qui fonde les comportements de “ passager clandestin ”. K. ARROW [ 1951 ] d’autre part, a pointé l’impossibilité d’obtenir des préférences collectives à partir d’une simple agrégation des préférences individuelles, ce qu’énonce son « théorème d’impossibilité ». C’est l’autonomie irréductible des individus que suppose la théorie orthodoxe qui empêche cette fois-ci de faire émerger un objectif commun auquel chacun se soumettrait. Autrement dit pour l’économie orthodoxe, il y a peu de chances que des individus ayant des intérêts communs agissent ensemble et pas plus qu’ils se retrouvent dans une structure collective les représentant.

En second lieu, l’expression des désaccords est limitée dans la théorie standard à la rupture de la relation. Autrement dit, une relation se noue entre les agents uniquement s’il y a accord, sinon la relation cesse. En faisant référence au vocabulaire consacré d’A. HIRSCHMAN [ 1971 ], il n’y a pas de voie intermédiaire entre un comportement de « loyauté » et la « défection ». La théorie standard n’envisage pas la « prise de parole », la contestation des termes de la relation qui ne conduise pas instantanément à la rupture. C’est particulièrement éclatant en ce qui concerne la relation d’emploi puisque deux cas binaires seulement sont possibles ; soit un accord existe entre l’employeur et l’employé ce qui débouche sur un échange de travail, soit il n’y a pas d’accord et tout simplement, pas d’échange. Dans cette optique, on ne peut pas vraiment parler de désaccords et même en allant plus loin, l’existence de véritables désaccords dissoudrait, dans ce cadre là, la société elle-même en empêchant tout échange. Ce n’est pas étonnant vu que l’économie y est considérée comme l’analyse des accords entre des individus concurrents, accords obtenus par l’intermédiaire des marchés. L’accord dans cette optique là est d’ailleurs assimilable à un équilibre et, on le sait, les déséquilibres sont évacués du paradigme de l’équilibre général, sous des conditions de validité de la régulation marchande.

La Théorie Standard a pallié cette « double » étroitesse de vue par des développements théoriques qui ne changent pas fondamentalement la donne. Les acteurs collectifs ont été introduits, mais ils sont alors traités comme des agents individuels. C’est le cas flagrant du syndicat dans le domaine qui nous intéresse. De même, l’expression de désaccords par la grève a été introduite, mais en la considérant comme un affrontement entre un monopole, le syndicat, et un monopsone, l’entreprise 220 . Le changement paradigmatique de ces 30 dernières années a cependant apporté un renouvellement théorique sur ces questions avec, en particulier, le recours à la formalisation de la théorie des jeux dans une optique d’analyse des actions stratégiques, ce qui revient à relâcher quelque peu l’hypothèse d’autonomie des individus 221 . O. FAVEREAU [ 1994b ] se montre sans indulgence lorsqu’il évalue les apports récents de la théorie orthodoxe à l’étude des grands thèmes abordés dans le champ des relations industrielles, à savoir les négociations, l’action syndicale et les grèves, qui tournent tous autour du désaccord. Selon lui, « l’approche orthodoxe n’a toujours pas de théorie du syndicat ; elle n’a pas vraiment de théorie de la négociation ; elle n’a qu’une théorie artificielle de la grève » [ ibid, p. 2 ]. Il présente leurs impasses comme le résultat d’un « triangle noir » dont les trois sommets sont « la non-reconnaissance, respectivement : (i) des acteurs collectifs, (ii) des aspects procéduraux dans la rationalité ou la coordination, et (iii) des objets collectifs ( à travers le rejet des communications visant à qualifier une relation, indépendamment de tout autre objectif ) » [ ibid, p. 6 ].

En matière d’analyse des désaccords dans l’exercice des pouvoirs de l’employeur, les théories des contrats n’ont, selon nous, pas dépassé ces impasses, ce qui est logique compte tenu de la filiation entre ces théories et la théorie standard et du socle commun que constituent leurs hypothèses comportementales. Il faut toutefois évaluer de manière distincte les analyses des courants dont nous avons vu les différences d’approche de la relation d’emploi dans le premier chapitre. La théorie de l’agence est la moins apte à intégrer les désaccords, ce qui n’est pas étonnant vu son degré de proximité avec la Théorie Standard, ce qui nous a amené à parler d’un “ équilibre général des contrats ” à son propos. La première limite, celle de l’absence de dimension collective, se retrouve dans le bilatéralisme des relations contractuelles. Cependant le détenteur des droits résiduels de contrôle et de créance constitue le médiateur de toutes les relations au sein des membres de la firme, en quelque sorte l’équivalent dans l’ordre des contrats du « commissaire-priseur » walrassien sur le marché. C’est par son intermédiaire qu’une dimension collective dans la relation d’emploi est ébauchée, en particulier dans le traitement des désaccords. Le « moniteur » a, parmi les fonctions dévolues par les contrats qui le lient à chacun des employés, comme charge de contrôler les efforts de ceux-ci et de les renvoyer en cas de « tirage au flanc ». Il médiatise les conflits qui peuvent survenir au sein de l’entreprise entre les différents apporteurs d’input, par exemple si dans le travail en équipe, un des employés n’assure pas la part de travail pour laquelle il est payé. Le moniteur est justement “ embauché ” pour assurer cette tâche disciplinaire et surveiller que chacun apporte une contribution correspondant à sa rémunération. On peut aussi admettre à la limite, que les employés insatisfaits du travail de ce moniteur, le renvoient en démissionnant de l’entreprise. Mais on le voit, les formes d’expression de ces désaccords restent très basiques puisqu’elles consistent en une rupture de la relation. Au niveau des formes de désaccord, la théorie de l’agence en reste à cette vision binaire balançant entre un accord contractuel ou un “ non-accord ” et donc l’absence de contrat.

La TCI reprend cette vision de la personne centrale du moniteur par laquelle passent les relations intra-firme et donc, les désaccords inter-individuels. Mais par rapport à la théorie de l’agence, elle apporte un certain amendement au niveau de la 2nde limite que nous avons tracée. Le processus de renégociation introduit un aspect procédural dans le sens où l’on peut considérer que l’accord initial, le contrat d’embauche signé entre l’employeur et l’employé, est ensuite soumis à une réappréciation au fur et à mesure du déroulement du contrat. Les pouvoirs de l’employeur sont en position d’être contestés au fur et à mesure de leur exercice puisque le contrat initial pose simplement un cadre à la relation à partir du principe de son droit à commander et que son contenu concret est complété au cours du temps. Les différentes réécritures du contrat peuvent être envisagées comme l’ajustement des volontés des deux parties ( celle de l’employeur médiatisant la volonté collective... ) et donc comme une sorte de règlement des désaccords, avec le travers théorique toutefois que leur règlement soit trouvé avant même qu’ils ne surviennent.

Il en est tout autrement dans l’économie des coûts de transaction qui, par ses emprunts aux travaux de différents théoriciens des organisations, constitue un enrichissement théorique vis-à-vis des théories précédentes pour aborder l’exercice du pouvoir, comme nous l’avons vu, mais également la survenue des désaccords, comme nous allons le voir. Comme l’explique N. POSTEL [ 2003, p. 108 ], « la spécificité de l’analyse de WILLIAMSON tient à sa volonté de ne pas réduire la gestion des conflits entre les contractants à une discussion préalable permettant ex ante de prévoir toutes les difficultés possibles ». Les conflits ne sont donc pas évacués par l’accord contractuel et sont bien au coeur du mode de gouvernance qualifié par O. WILLIAMSON de « hiérarchie ». C’est d’autant plus possible que cette forme de relation ne met pas face à face des individus se situant dans un rapport contractuel équilibré, mais au contraire un employeur auquel la volonté des employés est soumise, ceci dans la limite de la « zone d’acceptation ». Pour B. BAUDRY et B. TINEL [ 2003, p. 244 ], « la conception de l’autorité qu’il développe n’exclut en effet nullement les possibilités de conflit entre un employeur et ses employés, d’autant plus que, pour lui, la relation d’emploi n’est pas symétrique ». L’employeur peut en particulier abuser de ses pouvoirs, engendrant des occasions de désaccord dans l’exercice de l’autorité. Ce désaccord peut alors être exprimé par les employés autrement qu’en démissionnant et en rompant la relation. Un degré moins intense de coopération peut ainsi être considéré chez O. WILLIAMSON comme le reflet d’un accord moins étendu au sein de la hiérarchie 222 . Une des caractéristiques fondamentales de ce mode de gouvernance est d’ailleurs la résolution autoritaire des conflits, par « fiat » selon ses propres mots, et non pas par le recours aux tribunaux comme pour les relations marchandes. Il importe donc de trouver des arrangements lorsque surviennent les désaccords dans l’exécution du contrat afin de maintenir une « atmosphère » propice à un haut degré de coopération. C’est dans la logique même de la « doctrine à l’amiable » ( « forbearance doctrine » ) que les deux parties recherchent un compromis, un accommodement, qui concilie leurs intérêts. Pour O. WILLIAMSON [ 1991, p. 275 ], « une absence de volonté de transiger est interprétée [ ... ] comme une préférence pour se comporter selon une voie non-coopérative ». Ainsi, la possibilité d’exprimer son désaccord sur les termes de la relation par des comportements non-coopératifs est clairement envisagée par O. WILLIAMSON et justifie que le détenteur de l’autorité n’en abuse pas systématiquement dans les décisions qu’il prend pour régler ces désaccords. C’est aussi sur le plan de la dimension collective des désaccords que l’ECT se distingue nettement des autres approches orthodoxes. Cela ressort, entre autres, du rôle qu’O. WILLIAMSON fait jouer au syndicat. B. BAUDRY [ 1999, p. 60 ] explique que « Williamson délivre une analyse relativement originale du rôle du syndicat, car ce dernier remplit en fait pour lui deux fonctions ; d’une part une fonction “ d’agence ” ( 1985, p. 254 ) ( collecte d’informations par exemple ), mais d’autre part et surtout, une fonction de “ gouvernement ” ( idem ) ». O. WILLIAMSON reprend à ce propos les explications de COX 223 selon qui la firme et le syndicat sont unis par une « sorte de coopération au jour le jour » et entretiennent une « relation dans laquelle les griefs sont traités comme des problèmes à résoudre et les contrats sont seulement des guides dans le cadre de rapports humains dynamiques ». Les syndicats jouent clairement un rôle important dans la gouvernance intra-firme et dans la résolution interne des désaccords qui en est une des caractéristiques car « ils refusent de porter les revendications individuelles devant la justice [ arbitration ] » selon O. WILLIAMSON [ ibid ]. B. BAUDRY [ ibid ] souligne que « d’une certaine manière, le syndicat est facteur d’efficience » car il encadre les exigences individuelles qui peuvent mettre en danger les intérêts de la firme.

C’est une conception originale de la résolution des désaccords que l’on trouve ainsi dans l’ECT, conception qui l’oppose aux approches orthodoxes. Pour la théorie de l’agence comme celle des droits de propriété, le contrat évacue toute possibilité de désaccord également du fait du rôle de la justice qui garantit que le contrat sera exécuté selon les termes sur lesquels les deux parties se sont accordées. L’anticipation par les contractants des décisions judiciaires guide leurs comportements dans le sens du respect des clauses contractuelles, c'est-à-dire va dans le sens de « l’enforcement » selon le terme anglais difficilement traduisible en français. Les désaccords dans l’exécution du contrat sont par conséquent renvoyés à des cas-limites, tels que celui de l’ « invérifiabilité » des actions, qui sont cependant prévus ex ante dans l’écriture du contrat. L’émergence d’un « moniteur » chez A. ALCHIAN et H. DEMSETZ est, par exemple, symbolique d’une disposition prévue au contrat qui vise principalement à pallier l’inefficience de la justice dans les cas de production en équipe. Là encore, l’ECT s’écarte de cette conception en proclamant sa défiance vis-à-vis du rôle de la justice. La « hiérarchie » permet justement de se passer des décisions judiciaires en définissant un « arrangement privé » au sein duquel le règlement des désaccords s’opère. N. POSTEL [ op. cit., p. 111 ] parle des « fonctions “ quasi-judiciaires ” » de la hiérarchie qui constituent un élément distinctif des relations marchandes fondamental dans l’ECT.

Notes
219.

Le terme de “ conflits ” est assimilé de manière trop restrictive à un mouvement collectif de revendication, la grève en fait. Nous lui préférons celui de “ désaccords ” qui ouvre aux phénomènes de litiges individuels et sans expressions manifestes. Les désaccords ne sont pas seulement les « conflits ouverts » selon les termes de G. ADAM et J‑D REYNAUD [ 1978, p. 112 ].

220.

On retrouve cette démarche dans les travaux précurseurs de J. HICKS et sa « théorie des conflits industriels » datant de 1932. L’auteur de référence de cette approche orthodoxe des syndicats et de la négociation est bien sûr J. DUNLOP et ses travaux datant des années 1940.

221.

Cf sur cette analyse stratégique de la grève et des négociations le livre précurseur, pour la France, de G. ADAM et J‑D REYNAUD [ op. cit. ]

222.

Dans sa recension des apports de C. BARNARD à la théorie des organisations, O. WILLIAMSON [ 1990, p. 176 ] mentionne que cet auteur envisage « beaucoup d’autres moyens [ que de rompre la relation d’emploi ] pour se détourner, faire échec ou autrement déjouer les ordres ». Il cite C. BARNARD [ 1938, p. 166 ] qui écrit que « faire le malade et l’absence intentionnelle de confiance sont les méthodes les plus courantes ».

223.

Cité par O. WILLIAMSON [ ibid ]