Conclusion : En définitive, l’autorité « contient » les pouvoirs exercés dans la relation d’emploi :

La distinction entre pouvoir et autorité est associée aux travaux de M. WEBER qui a opposé, selon sa propre terminologie, « puissance [ qui ] signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » [ ibid, p. 95 ] et « domination [ qui ] signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé » [ ibid ]. Cette dichotomie est devenue un élément théorique de base dont usent fréquemment les sociologues mais beaucoup moins souvent les économistes, O. WILLIAMSON étant une exception notable parmi quelques autres. Ce dernier auteur est d’ailleurs sur la même ligne que M. WEBER pour disqualifier la notion de « pouvoir » ou de « puissance » dans l’analyse théorique, la considérant comme « amorphe » 231 car pouvant s’appliquer à des relations de toute nature. Sans avoir l’ambition de dépasser la portée de l’œuvre de ces théoriciens, nous voudrions reprendre cette articulation pour en préciser les enjeux théoriques dans le domaine d’analyse de la relation d’emploi.

Pour ce faire, nous partirons de l’affirmation selon laquelle l’autorité “ contient ” les pouvoirs, en déployant le double sens du verbe “ contenir ”. L’autorité, en tant qu’elle repose sur une hiérarchie de positions inégales occupées par des individus qui entretiennent entre eux des relations de subordination, désigne bien les détenteurs de pouvoirs ainsi que ceux qui y sont soumis. Les supérieurs hiérarchiques influent sur les actions de leurs subordonnés en les commandant, soit par des ordres directs, soit par l’établissement de règles 232 . Hors de l’exercice de ces pouvoirs, on ne peut bien sûr pas parler de relation d’autorité. C’est toutefois une vision large des pouvoirs qu’englobe l’autorité puisqu’elle passe aussi par les devoirs qui s’imposent aux individus qui ne font donc pas seulement qu’obéir mécaniquement aux directives reçues. Nous retrouvons là l’incomplétude irréductible des pouvoirs que nous avons pointée dans le chapitre précédent. Cela signifie que les individus soumis à une autorité sont susceptibles de prendre des initiatives pour répondre à des “ ordres ” qui n’ont pourtant pas été exprimés ( ou pour en interpréter le sens ) et ce, parce qu’ils ont intégré les objectifs des supérieurs hiérarchiques dans leur prise de décision 233 . Cela peut aussi signifier que les supérieurs hiérarchiques les influencent sans donner véritablement des ordres mais en lançant des suggestions. M. WEBER va dans ce sens lorsqu’il écrit que l’exercice de la domination peut « consister en une “ suggestion ” ou une “ intuition » [ op. cit., p. 288 ] 234 .

Si le contenu de l’autorité est constitué de pouvoirs, l’autorité en fixe aussi les limites. C’est le second sens de « contenir », synonyme alors de circonscrire. Tout ne peut pas être imposé aux subordonnés ni, non plus, de n’importe quelle façon. Les devoirs qui accompagnent les statuts de chacun ont un contenu positif - ce qui est de l’ordre de l’obligation - et négatif - ce qui ne peut pas être rendu obligatoire. La « zone d’indifférence » dont parle O. WILLIAMSON à la suite d’H. SIMON et de C. BARNARD touche à ce point. Sa délimitation, de nature conventionnelle avons-nous vu, est soumise à un débat qui engage la justice et la justesse de ces devoirs. Pour H. SIMON [ op. cit., p.119 ], « la modération du supérieur est aussi importante que l’obéissance du subordonné pour le maintien de cette relation ». L’image symbolique de la mesure dans l’exercice de l’autorité est celle du maître qui sait ce qu’il peut exiger de ses élèves, celui dont on dit qu’“ il est sévère mais juste ”. Cela signifie, en particulier, que la sanction, comme reconnaissance du fait que l’on a failli à ses devoirs, est loin d’être absente des voies par lesquelles l’autorité s’exerce, mais qu’elle reste conditionnée à la nécessité d’être justifiée.

Là où l’on peut opposer autorité et pouvoir, c’est en tant que la première notion s’inscrit dans la catégorie des « faits institutionnels » tandis que la seconde s’inscrit dans celle des « faits sociaux non institutionnels », selon la terminologie de J. SEARLE [ op. cit. ]. La différence entre les deux est que les faits institutionnels sont créés par des conventions constitutives de la forme « X est compté comme un Y dans C ». La reconnaissance nécessaire à l’existence de ce type de faits, pour que l’imposition de statut et des fonctions afférentes soit effective, est absente des autres types de faits sociaux. C’est à partir du moment où les faits n’existent que parce que l’on croit qu’ils existent que les abus deviennent possibles, que l’on peut ne pas respecter la structure de ces faits. Ainsi en est-il de l’argent pour reprendre l’exemple paradigmatique donné par J. SEARLE. Il ne peut y avoir de « fausse monnaie » qu’à partir du moment où il y a un accord sous-jacent à la définition de l’argent. Si n’importe quelle marchandise ou objet peut servir à éteindre une dette, la notion même de « fausse monnaie » n’a plus lieu d’être. De façon similaire, il ne peut y avoir abus de pouvoir si le pouvoir s’exerce uniquement par la contrainte physique ou morale en dehors de toute convention constitutive. C’est à partir du moment où ce pouvoir a été reconnu comme une fonction qui accompagne le statut de certains individus au sein d’un ordre hiérarchique que l’abus de pouvoir devient envisageable.

On doit cependant se garder de considérer l’autorité comme aux antipodes du pouvoir défini par la contrainte. Les deux pôles de l’éventail des actions dans lesquelles on observe une influence inter-individuelle sont d’un côté, la pure force de la violence qui est la forme ultime du pouvoir et de l’autre, l’adhésion sans bornes, la fusion des volontés. L. BOLTANSKI [ 1990 ] désigne ces états aux antipodes par les termes de « violence » et d’« Agapé », entre lesquels se situe l’univers de la « justice », c'est-à-dire des actions justifiables. On peut situer là, dans cet entre-deux, l’autorité qui combine la contrainte et l’adhésion selon un dosage variable 235 . C’est le sens des propos de H. ARENDT [ op. cit., p. 123 ] qui explique que « s’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments ». C’est à différents niveaux que l’usage de la contrainte est transformé lorsqu’il se place dans le cadre d’une relation d’autorité par rapport à une relation de pur pouvoir. Tout d’abord, la contrainte n’est pas suffisante pour expliquer l’obéissance. Nous ne reviendrons pas sur ce point que nous avons développé dans le chapitre précédent, seulement pour citer K. ARROW [ op. cit., p. 90 ] qui, en explorant le mode de coordination au sein des organisations, affirme clairement que « l’existence de sanctions n’est pas une condition suffisante de l’obéissance à l’autorité ». Ensuite, les contraintes exercées dans le cadre d’une relation d’autorité sont soumises au jugement et donc à la contestation. Les conflits qui surviennent dans le cadre d’une relation d’autorité ont une forme différente car ils ne consistent pas à opposer une force à une autre comme dans le cadre de relations de pur pouvoir. Nous avons détaillé ce point dans la section 2 de ce chapitre. Enfin, les contraintes nécessitent, pour être effectives, qu’un accord de niveau supérieur existe portant sur la légitimité de ces contraintes et de ceux qui les appliquent. Accepter de pouvoir être puni, c’est admettre la prééminence du jugement du supérieur. On retrouve l’idée d’O. WILLIAMSON selon laquelle la « hiérarchie est sa propre cour d’appel ultime » [ 1991, p. 274 ] 236 .

Pour résumer, on peut dire que les sanctions sont dans le cadre du pouvoir, le moyen par lequel sont brisées les volontés contraires tandis que, dans le cadre de l’autorité, elles indiquent que l’on a failli à ses devoirs. Elles sont une condition nécessaire - en leur absence, l’autorité risque de s’écrouler, la désobéissance sapant la croyance autoréflexive dans l’ordre hiérarchique lui-même et la subordination qui en découle si elle n’est pas suivie d’effets pour celui qui la commet - mais pas suffisante - l’application de sanctions ne peut à elle seule faire tenir l’ordre hiérarchique et les devoirs qu’il implique, en particulier elle exige à tout le moins la reconnaissance de sa légitimité. Cette ambivalence des rapports entre sanctions et autorité est notée par H. SIMON [ op. cit., p. 130 ] pour qui « l’application de sanctions peut affaiblir la structure hiérarchique, mais l’absence de ces sanctions aussi ». Cela signifie aussi qu’une relation d’autorité peut dégénérer en relation de pouvoir. Si les sanctions deviennent des moyens en tant que tels d’action sur les autres, alors l’autorité se dilue et on bascule dans les rapports de force. Lorsque H. ARENDT affirme que « là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué » [ op. cit., p. 123 ], elle fait écho à H. SIMON [ op. cit., p. 115 ] qui affirme de son côté que « plus le subordonné se montre obéissant, moins les preuves de l’autorité sont tangibles ».

Notes
231.

C’est l’appréciation critique de M. WEBER tandis qu’O. WILLIAMSON affirme de son côté que « le principal problème avec le pouvoir est que ce concept est si pauvrement défini que le pouvoir peut être et est invoqué pour expliquer virtuellement n’importe quoi » [ 1985, p. 237-238 ].

232.

C’est la distinction que fait K. ARROW [ op. cit. ] entre « autorité personnelle » et « autorité impersonnelle ».

233.

C’est le sens de propos de H. SIMON [ 1983, p. 115 ] ; « il est tout autant possible que l’obéissance précède l’ordre. Le subordonné peut se demander - et on attend de lui qu’il le fasse - “ comment mon supérieur souhaiterait-il que je me comporte en de telles circonstances ? ” ».

234.

Encore une fois, on retrouve des propos similaires chez H. SIMON [ op. cit., p. 114 ] ; « au risque d’abuser du terme, nous donnerons au mot “ autorité ” un sens large qui englobe toutes les situations où les suggestions sont acceptées sans examen critique ni plus amples considérations »

235.

O. FAVEREAU a proclamé très tôt l’ambition de l’économie des conventions de fournir « une théorie renouvelée du Pouvoir combinant contrainte et adhésion » [ 1989a, p. 299 ].

236.

H. ARENDT affirme dans le même ordre d’idée que « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition » [ op. cit., p. 123 ].