2°) Les rapports de pouvoir, clé de lecture de la diversité des conditions de travailleur :

a) La dépendance économique née du contrat de louage :

Ce qui frappe lorsqu’on se penche sur les formes d’exercice du travail industriel 256 dans une période qui s’étend du début à la fin du 19ème siècle, c’est leur extrême diversité, ce que d’ailleurs les historiens, par exemple A. DEWERPE [ 1989 ], mettent en exergue comme une spécificité de la voie prise par l’industrialisation en France. Depuis les paysans qui ont une “ activité mixte ” mêlant travaux agricoles et artisanaux, jusqu’aux artisans qui travaillent “ à façon ” pour un marchand-fabricant, en passant par les compagnons embauchés pour réaliser un ouvrage et qui se déplacent d’atelier en atelier ou les journaliers engagés “ au jour la journée ”, les situations professionnelles sont très hétérogènes, “ éclatées ” en une mosaïque de cas particuliers, compliquées par la combinaison de plusieurs activités pratiquées par une même personne - en même temps ou selon la période de l’année. Ce sentiment de complexité extrême ressort de l’incapacité de les ordonner à la lumière des catégories modernes qui nous sont familières, celles du salarié et du travailleur indépendant, qu’il serait anachronique de vouloir plaquer sur des situations propres à une époque dans laquelle ces catégories n’ont pas encore été constituées ( cf supra ). La clé de lecture que nous utiliserons ici sera celle de la dépendance économique - et non la subordination puisque, justement, le salariat comme état de subordination n’a pas encore émergé - c'est-à-dire que nous voudrions classer ces relations de travail selon une logique de rapports de pouvoir, logique dont est porteur le cadre contractuel libéral de cette période tel qu’il a été décrit plus haut. Autrement dit, la spécification la plus importante d’une relation de travail d’alors était, nous semble-t-il, le degré de pouvoir que le prestataire de travail subissait de la part du destinataire de son travail - ou du produit de ce travail -, ce qui était fonction d’abord de la forme de louage dans laquelle s’inscrivait cette relation.

Les travailleurs concernés par le louage de services étaient clairement dans une situation inférieure vis-à-vis de ceux concernés par le louage d’ouvrage, ce qui était une évidence pour tous les contemporains. C’est visible à travers les commentaires de SISMONDI, par exemple, cités par A. COTTEREAU [ ibid, p. 1543 ]. Cette distinction perpétuait, mutatis mutandis, la hiérarchie d’Ancien Régime entre “ gens de métier ” et “ gens de peine ” au sein de laquelle ceux-ci occupaient la position la plus “ indigne ” selon l’expression de R. CASTEL [ op. cit. ]. Seulement, avant le bouleversement révolutionnaire, cet assujettissement était assorti d’une contrepartie, même si on peut la juger bien faible, d’assistance et de devoirs de protection de la part des maîtres, qui n’existait plus au 19ème siècle. C’était le cas en particulier pour les domestiques attachés à une maison dans un état d’asservissement quasiment sans limites comportant en retour une certaine garantie de reconnaissance 257 . Avec la contractualisation de la relation de travail, les journaliers, manoeuvres et autres hommes de peine se présentent en tant qu’individus juridiquement “ libres et égaux ” devant l’employeur, ce qui dans les faits débouche sur une relation totalement déséquilibrée. Si le contrat de louage de services entraînait la soumission la plus grande aux pouvoirs de l’employeur, c’est parce que son objet portait sur la seule mise à disposition de son temps par les travailleurs. Ceux-ci, réduits à l’état de “ force de travail ”, étaient sous la dépendance totale des employeurs qui disposaient du temps de leurs employés pour leur faire accomplir n’importe quelle tâche. Une manifestation flagrante de cette confrontation de pouvoirs entre ces travailleurs et leurs employeurs se donne à voir dans la lutte des premiers contre les seconds pour la mobilité. La liberté de quitter son employeur pour profiter de meilleures conditions de travail et de rémunération a été une revendication majeure des ouvriers du 19ème siècle, alors que les patrons désiraient, eux, stabiliser la main d’œuvre. C’est cette logique que décrit D. SAUZE affirmant que « l’assurance de la sécurité des moyens d’existence passe par la liberté de se désengager d’une relation salariale pour aller chercher de meilleures opportunités de travail » [ 2005, p. 114 ]. La mobilité des journaliers et des manoeuvres était restreinte, entravée par l’intermédiaire du Livret ouvrier que le patron pouvait conserver, par les avances également que celui-ci accordait à ses ouvriers, toutes pratiques manifestant le pouvoir de l’employeur sur des travailleurs démunis de ressources. C’est l’émancipation révolutionnaire qui a formé cette force de travail libre mais vulnérable, juridiquement autonome mais économiquement dépendante. Elle a constitué le prolétariat industriel en plein essor au 19ème siècle, catégorie de main d’œuvre qui a focalisé l’attention des observateurs de ce temps, MARX en tête. Il ne s’agit pas de revenir sur un constat que MARX, et bien d’autres auteurs, ont bien établi mais plutôt sur la généralisation qui en a été faite pour fonder une analyse du capitalisme de cette époque, en particulier de son rapport salarial, alors qu’il convient au contraire de circonscrire la pertinence de cette situation. Si ces travailleurs particuliers - femmes et enfants en tête - ont bien été exploités, victimes de toutes les vulnérabilités, c’est parce qu’ils étaient engagés dans des rapports de dépendance déséquilibrés vis-à-vis de leurs employeurs. Cette interprétation des rapports de pouvoir dans la relation de travail salarié, dont on peut remarquer qu’elle a traversé les temps et toutes les frontières idéologiques et épistémologiques - nous pensons aux nouvelles théories des droits de propriété telles que nous les avons analysées dans la première partie de la thèse - est trompeuse en ce qu’elle assimile toutes les relations de travail à cette figure de l’ouvrier engagé à temps. Elle oublie que d’autres formes de relations de travail, celles concernées par le louage d’ouvrage, étaient bien plus répandues à l’époque et que si elles aussi étaient concernées par cette problématique de rapports de pouvoir, c’était dans un cadre bien différent. Ne pas omettre cette dimension dans le constat historique éclaire le fait que la valorisation de la situation de travailleur est née moins du combat des prolétaires que d’une extension à tous les salariés des revendications propres aux ouvriers de métier qui constituent la catégorie la plus pertinente pour analyser la réalité du 19ème siècle. « Le mouvement ouvrier au 19ème siècle naquit dans l’atelier artisanal, non dans la sombre et satanique manufacture » [ 1983, p. 15 ] résume W. SEWELL.

Le contrat de louage d’ouvrage renvoyait alors à une forme de travail dont la distinction vis-à-vis du louage de services n’est pas compréhensible, on l’a vu, à partir de notre opposition entre travail indépendant et salariat et qui recouvrait une grande variété de situations. Il pouvait concerner les compagnons travaillant auprès d’un artisan aussi bien qu’un artisan œuvrant pour un marchand-fabricant, aussi bien des “ paysans-ouvriers ” engagés de façon intermittente chez un patron que des travailleurs à domicile payés « aux pièces ». Le point commun entre toutes ces situations était de placer le travailleur dans une relation de vente du produit de son travail à un employeur et donc de faire dépendre sa condition économique de la maîtrise qu’il détenait des variables de valorisation de ce produit. Ces variables résidaient dans la taille de l’unité de production vis-à-vis du donneur d’ouvrage, dans la propriété des moyens de production - les machines, la matière première.. -, dans la capacité de contrôler la commercialisation de ce produit, dans la possibilité de “ tricher ” en détournant de la matière ou en baissant la qualité du produit... Les rémunérations du travail dépendaient donc des termes des “ marchés ” conclus entre les deux parties. Ce qualificatif même de “ marchés ”, par lequel était désigné alors un tel contrat de louage d’ouvrage, montre bien le cadre économique particulier dans lequel on doit placer ces relations de travail. Les rapports de pouvoir se concrétisaient alors au niveau de la négociation du « prix des façons » ou des prix des matières premières nécessaires, dans le degré d’autonomie au niveau des processus opératoires, dans les modalités de contrôle du produit... Le cas de la soierie lyonnaise, une des plus grandes concentrations ouvrières du 19ème siècle, est éclairant car il combine des formes de production très diverses et montre les tensions qui apparaissent au 19ème siècle. Ce secteur faisait intervenir trois grands types d’intervenants, avec quelques centaines de marchands-fabricants - les “ négociants ” -, quelques milliers de maîtres, - les “ chefs d’atelier ” - et quelques dizaines de milliers de travailleurs individuels - partagés entre compagnons, apprentis et manoeuvres 258 . Face à ces négociants, la situation était très différente entre un maître qui dirigeait un atelier de plusieurs dizaines de métiers occupant une main d’œuvre assez importante - préfigurant la fabrique industrielle qui se développera à la fin du 19ème siècle - et l’artisan travaillant seul, avec sa famille généralement. Les termes du marchandage n’étaient évidemment pas les mêmes. Il faut ne pas omettre l’existence d’une proto-industrie rurale importante, constituée de travailleurs à domicile - les paysans ayant un métier chez eux et y consacrant une partie de leur temps ou bien des femmes dont c’était la seule activité - qui était encore plus dépendante des donneurs d’ouvrage. On peut ainsi expliquer la persistance de cette industrie rurale dispersée, voire même son essor tardif dans la seconde moitié du 19ème siècle comme dans le secteur de la soierie, qui s’expliquent par la volonté des employeurs d’utiliser une main d’œuvre moins puissante, plus dépendante économiquement que les travailleurs des ateliers urbains 259 .

Certes, beaucoup de détails mériteraient d’être explicités, beaucoup de situations précisées et beaucoup de nuances apportées. Mais, le fait de rabattre les différentes formes de travail au 19ème à une confrontation de rapports de force économiques résultant de la contractualisation accomplie par la révolution française - qu’elle concerne le travail comme mise au service d’autrui ou ouvrage réalisé pour autrui - est une clé de lecture qui nous semble valide. Elle nous entraîne aussi à envisager le fait que le travailleur peut également exercer une force opposée à celle de son employeur, c'est-à-dire qu’il peut disposer de contre-pouvoirs pour assurer sa condition.

Notes
256.

Notre propos concerne le travail industriel dans le sens ancien qui rassemble l’artisanat et l’industrie moderne. Il ne faut pas oublier bien sûr que le travail agricole est prédominant sur cette période. Mais, le salariat est né de l’industrialisation, ce qui justifie que notre attention se focalise d’abord sur la situation des ouvriers et plus globalement, des travailleurs du secteur des biens manufacturés.

257.

Les “ gens de services personnels ” selon le qualificatif que l’on a attribué aux domestiques, concernés par ce régime de contrat de louage de services, sont cependant souvent restés, malgré le fait que la Constitution de 1793 ait proclamé que « la loi ne reconnaît point de domesticité » ( cité par A. COTTEREAU [ ibid, p. 1542 ] ), dans une relation de subordination hiérarchique, la relation de « maître à serviteur », qui s’accompagnait de devoirs réciproques.

258.

C. CHARLE [ ibid, p. 55 ] cite les chiffres suivant ; 400 fabricants, 8 000 chefs d’atelier et 20 000 compagnons.

259.

A. DEWERPE souligne que « la ruralisation de la soierie lyonnaise [ tient ] autant aux frayeurs éprouvées par les fabricants lors des insurrections des canuts de 1831 et 1834 qu’à la concurrence du Middlesex, de Crefeld, d’Eberfeld ou de Zurich » [ ibid, p. 32 ].