2°) La formation d’une hiérarchie interne à l’entreprise basée sur la division du travail :

a) La division du travail contre les hiérarchies des corps de métier :

Un élément de continuité entre les périodes pré et post révolutionnaires, déjà noté, réside dans l’importance continue des hiérarchies professionnelles assises sur la notion de “ métier ”. Même si les corporations avaient disparu, les corps de métier, sous leurs différentes formes, ont pérennisé un mode de définition des qualifications ouvrières selon un ordre des métiers d’essence corporative. Cette notion de “ métier ” renvoyait à la valorisation de la qualification du travailleur selon deux axes dont nous résumerons l’essence à travers deux expressions bien parlantes. Tout d’abord, “ être du métier ”, c’était maîtriser des savoir-faire spécifiques dans l’élaboration d’un produit auquel ce métier était associé, c'est-à-dire être spécialisé dans une activité définie par sa production 271 . Le métier renvoyait avant tout à un travail manuel permettant d’obtenir un résultat concret seulement accessible à ceux qui faisaient de ce métier leur profession ; boucher, couturière, tailleur de pierre... Le second axe de valorisation du travail porté par la notion de métier était celui de l’ancienneté, gage d’un degré plus élevé de savoir-faire. On dit encore aujourd’hui d’un travailleur qu’il “ a du métier ” pour reconnaître ses capacités élevées, sa maîtrise particulière des tâches propres à son activité, qui proviennent de sa formation et d’une longue pratique. L’importance du temps de formation 272 était une garantie que le travailleur avait été initié aux savoir de base du métier et surtout qu’il avait une expérience suffisante pour s’adapter à de multiples situations de travail, ce qui était un élément essentiel de sa qualification. Cette définition de la qualification du travailleur à partir de la notion de métier, base des hiérarchies professionnelles traditionnelles, s’inscrivait dans un cadre institutionnel dont il faut saisir deux caractéristiques bien particulières pour faire ressortir les enjeux des transformations qui ont eu lieu. D’une part, les employeurs étaient dessaisis du pouvoir de contrôler les qualités du travail qu’ils utilisaient, ce qui était du ressort des corps de métier. Les employeurs ne décidaient pas ce qui faisait la qualifications des travailleurs, que ce soit les temps d’apprentissage nécessaires à leur formation, les processus opératoires qu’ils devaient savoir maîtriser, les outils à utiliser, la qualité quant au résultat de leur travail, pas plus que les rendements qu’ils pouvaient attendre des ouvriers de métier... La garantie sur les capacités de l’ouvrier était liée à son appartenance au corps de métier et au grade qu’il avait atteint au sein de cette hiérarchie externe à l’organisation productive où il travaillait. F. EYRAUD et P. ROZENBLATT notent ainsi que « pour le recrutement des ouvriers, l’entreprise traite, en quelque sorte, avec une ou des communautés de métiers, garantes des qualités professionnelles de leurs membres » [ ibid, p. 27 ]. D’autre part, c’est en tant que travailleur singulier que chaque ouvrier de métier rentrait en relation avec son employeur. Chacun de ces ouvriers de métier était “ unique ” au sens où la formation au métier passait par des expériences de travail dans des ateliers différents qui avaient personnalisé sa qualification. Chacun avait acquis un “ tour de main ” qui n’appartenait qu’à lui et qui provenait de son parcours et de ses qualités propres, ce qui justifiait la pratique ancienne d’imposer sa “ marque ” sur le produit réalisé. Cette individualisation des qualifications se donnait à voir dans les critères d’évaluation des « capacités » de l’ouvrier de métier que rappelle R. CORNU ; « la compétence et la sûreté de la main, l’adresse et la promptitude et la méthode face à une tâche créée par le caprice » [ ibid, p. 335 ] sont des qualités attachées à la personne même du travailleur. Cet auteur rajoute que « les savoir-faire anciens étaient individuels » et que « le travailleur les emportait en même temps que sa boîte à outils » [ ibid, p. 342 ]. La pratique du “ Tour de France ” et l’obligation de réaliser un “ chef d’œuvre ”, par nature unique, pour être admis compagnon symbolisaient bien cette personnalisation des qualifications. F. EYRAUD et P. ROZENBLATT en tirent la remarque que les ouvriers de métier « entrent plutôt en rapport avec l’entreprise autour d’une logique d’extériorité » [ ibid, p. 26 ], c'est-à-dire sans réellement faire partie de l’entreprise.

Cette configuration traditionnelle de la qualification était un sujet de conflits entre les ouvriers de métier et les employeurs quant à l’organisation de la production. Aux premiers temps du 19ème siècle, les conflits s’étaient noués au sein de l’espace de l’usine, concentrant les travailleurs et les machines, « sur la question : Qui est chez soi dans l’entreprise ? », selon A. COTTEREAU [ ibid, p. 1547 ]. Cet auteur rend compte de cette façon de la contestation par des ouvriers fileurs de l’exercice d’un pouvoir de commandement par leur employeur, et en premier lieu, de sa présence même sur les lieux de la production. « Ces derniers estimaient qu’une fois en place avec leur métier à filer et leur équipe [ ... ], le patron n’avait pas à demeurer près d’eux, sauf pour l’évaluation du résultat » [ ibid ]. A la suite d’affaires multiples portées devant les prud’hommes, des « compromis partiels » s’instaurèrent, à partir des années 1830, par lesquels il était admis que les employeurs étaient autorisés à intervenir sur le lieu de production, mais seulement par le biais de l’évaluation des résultats du travail. Cela concernait bien évidemment les ouvriers soumis au contrat de louage d’ouvrage, la situation de ceux qui étaient engagé à temps correspondant bien avant à une soumission effective aux pouvoirs de l’employeur malgré l’absence d’une définition juridique de cette soumission. C’est ainsi que « le principe du contrôle du travail demeura le résultat, après marchandage, et non la surveillance de la conduite » conclut A. COTTEREAU [ ibid ]. Cela n’empêchait pas les conflits, mais en les faisant naître de la négociation des termes du marché, les fameux “ tarifs ” déjà évoqués. Cela n’empêchait pas non plus “ l’exploitation ”, mais en faisant varier son degré selon les contre-pouvoirs exercés par les ouvriers de métier, à travers la mise en concurrence des entreprises par leur mobilité et par le contrôle de l’organisation de la production sur la base de la maîtrise du métier. C’est ce qui nous ramène à l’évolution que la mise en place de la division du travail a amorcée et qui s’est renforcée au fur et à mesure de la diffusion des procédés industriels de production.

A partir du milieu du 19ème siècle, et plus encore après les années 1880, l’approfondissement de la division du travail au sein des entreprises et l’adoption de méthodes industrielles vont saper les bases de cette hiérarchie des métiers. On peut sans doutes souscrire à l’interprétation, associée aux thèses exposées par S. MARGLIN, de ce mouvement comme le signe d’une volonté patronale de lutter contre la puissance des ouvriers de métier, puissance sur laquelle nous avons porté notre regard précédemment. Mais, c’est un point de vue moins univoque que nous voulons exposer sur ces mouvements. En effet, la division du travail et le machinisme ont eu des effets ambivalents en étant d’une part les vecteurs de la déqualification du travail ouvrier ce qui a permis le recours à une main d’œuvre sans qualification - les immigrés, les femmes et les enfants, les paysans -, mais aussi d’autre part, de la création de métiers qui, clairement, nécessitaient une qualification particulière. F. EYRAUD et P. ROZENBLATT expliquent ainsi que « c’est [ ... ] au tournant du siècle que se sont développés à grande échelle des modes d’organisation du travail fondés sur une division en postes qui amènent progressivement à la disparition d’un fonctionnement par métiers à l’intérieur d’un certain nombre de professions ». Une nouvelle logique de qualification professionnelle s’impose dont on peut mettre en exergue les deux traits qui tendent à la séparer de la logique antérieure. Tout d’abord, la définition des qualifications nécessaires pour les différentes tâches productives, la maîtrise des processus opératoires, le choix et l’évaluation du personnel... sont devenus des prérogatives internes aux entreprises que leurs dirigeants contrôlent en fonction des exigences propres à leur production. Les différences hiérarchiques, en particulier entre les ouvriers, résultent de ce fait de l’organisation et de la division du travail que les entreprises mettent en place et non plus de critères déterminés par les corps de métier comme autrefois 273 . C’est bien à partir des postes de travail, définis à l’intérieur des entreprises à partir de tâches précises à effectuer, et plus généralement des fonctions pour les emplois de niveau plus élevé, que sont évaluées les qualifications des salariés qui les occupent. Ensuite, du fait que la qualification est devenue attachée à la fonction créée au sein de l’organisation productive, elle se détache de celle propre au salarié qui l’exerce. Le travailleur ne peut plus partir avec les savoir-faire dans l’élaboration du produit qu’il était le seul à maîtriser ou qu’en tous cas, il maîtrisait de manière personnelle. La standardisation des produits et des processus opératoires aboutit à dépersonnaliser la qualité du travail, et à la séparer de la qualité du travailleur. Celle-ci est appréciée en fonction de celle-là, c'est-à-dire que c’est la capacité d’occuper un certain poste de travail qui va permettre de juger de la qualification du travailleur et non plus sa capacité à obtenir un produit particulier ou à réaliser une tâche précise. La conséquence en est que l’on peut mettre en équivalence les travailleurs entre eux à partir de critères objectifs et que ceux-ci deviennent interchangeables 274 . La préoccupation des entreprises devient alors celle du recrutement, non pas du meilleur ouvrier qui leur apportera une qualification garantissant la qualité de leur production, mais de l’ouvrier capable de réaliser la tâche qui a été déterminée dans le cadre d’une organisation du travail dont la rationalité est devenue la garantie de la qualité de la production 275 .

Ainsi que le soulignent F. EYRAUD et P. ROZENBLATT, « les représentations de la qualification évoluent avec les transformations techniques et les changements introduits par les directions d’entreprise dans les organisations du travail » [ ibid, p. 37 ]. Cette nouvelle organisation du travail et de la production qui touche l’opération de qualification des travailleurs va aboutir à la création de hiérarchies internes aux entreprises, ce dont témoignent de nouveaux clivages apparus dans les classifications professionnelles.

Notes
271.

On parle encore du “ métier ” d’une entreprise pour évoquer son activité c'est-à-dire le type de produit qu’elle élabore. Cette correspondance entre activité collective et produit se retrouve dans la NAP, « nomenclature des activités et des produits » utilisée par l’INSEE, qui relie les unes aux autres.

272.

R. CORNU [ op. cit. ] relativise le rôle de l’acquisition des savoir propres au métier dans l’importance de la période d’apprentissage. Elle s’explique aussi par d’autres raisons : en tant que contrôle de l’arrivée de nouveaux ouvriers, elle constituait un régulateur du marché du travail. Le maintien dans un rapport de sujétion de l’apprenti était aussi une des causes de la durée de l’apprentissage, bien au-delà des nécessités objectives d’acquisition des savoir-faire. C’est ce qui d’ailleurs a été à l’origine de la “ crise de l’apprentissage ” dans la seconde moitié du 19ème siècle, crise née de la révolte des apprentis vis-à-vis des conditions que leur faisaient leurs maîtres d’apprentissage.

273.

F. EYRAUD et P. ROZENBLATT font de cette caractéristique un élément commun aux hiérarchies professionnelles d’un certain nombre de pays ( Italie et Belgique avec la France ) ce qui les oppose à un autre groupe de pays ( Royaume-Uni, Japon, E.-U. ) où la logique de métier s’est imposée.

274.

C’est moins vrai durant cette phase pour les “ employés ” dont on a vu qu’ils restaient justement dans une relation personnelle avec les dirigeants de l’entreprise.

275.

« the right man at the right place » pour reprendre la fameuse expression de F. TAYLOR.