2°) La constitution du statut moderne du salarié vue à l’aulne de la dialectique hiérarchie/démocratie :

a) Les grilles de qualification, fondement d’une hiérarchie légitime entre salariés :

Cette construction d’un ordre hiérarchique est visible à travers la nouvelle logique de classification qui s’impose après les années 1930, caractérisant la troisième phase de l’histoire de la nomenclature socio-professionnelle, selon A. DESROSIERES et L. THEVENOT [ op. cit. ] et marquée par une rupture avec la logique antérieure, décrite plus haut, en termes de “ métier ”. Elle consiste à « qualifi[er] les personnes par leur “ emploi ” dans la division du travail, c'est-à-dire par une capacité anonyme, définie par des critère et souvent sanctionnée par un diplôme ou un statut relevant d’une grille hiérarchisée de qualification » [ ibid, p. 8 ]. On retrouve là les caractères de la “ logique de poste ” que l’on oppose aujourd’hui à la “ logique de compétence”. Nous avons vu comment la division du travail dès le milieu du 19ème siècle, et plus encore après les années 1880, a entraîné une internalisation au sein des entreprises du contrôle des qualifications des travailleurs, ce qui a abouti au fait que leurs dirigeants n’étaient plus soumis aux règles externes imposées par les corps de métier. En ayant acquis le contrôle des modalités d’attribution d’un niveau de qualification, c'est-à-dire en déterminant les critères d’appréciation de la “ grandeur ” d’un poste de travail et les exigences pour qu’un travailleur soit considéré apte à occuper ce poste, les dirigeants d’entreprise ont acquis un pouvoir dans la formation de l’ordre hiérarchique - ses niveaux, son essence, les attributs afférents en termes de rémunération, de responsabilités... -, qui indiquait leur propre position prééminente, au sommet de cet ordre. Autrement dit, ils se sont mis à exercer une prérogative symbolique de l’autorité qu’ils détenaient sur l’ensemble des moyens mobilisés dans l’activité productive et unifiés dans l’entreprise. En regard des valeurs de la démocratie, c’était un pouvoir exorbitant et dont on pouvait dénoncer la part d’arbitraire qu’elle impliquait ; en laissant à l’arbitrage du chef d’entreprise le jugement sur le travailleur, il devenait ainsi “ juge et partie ” dans cette opération de qualification riche d’enjeux, autant symboliques que très concrets. C’est dans le sens de l’encadrement de cette prérogative patronale, visant à rendre compatible l’autorité des patrons reconnue par la loi avec les valeurs de la démocratie, que nous voudrions éclairer la formation des grilles de qualification, telles qu’elles sont apparues historiquement au début du 20ème siècle. Ces grilles de qualification, support des hiérarchies professionnelles et salariales, supposent la détermination de quatre éléments complémentaires les uns par rapport aux autres, selon la description qu’en a effectuée J. SAGLIO :

« _ Tout d’abord, il faut une nomenclature qui permette de nommer chaque poste individuel, lui conférer une appellation susceptible de le rattacher à une famille ou classe de postes identiques.

_ En second lieu, il fait déterminer le classement ordinal des postes les uns par rapport aux autres : qui gagnera plus que qui ?

_ En troisième lieu, il faut passer de ce classement ordinal à un classement cardinal : quelle sera la valeur des différences de salaries ?

_ Enfin, il s’agit de fixer un salaire de base complet, en un point de la grille ( habituellement le plus bas ), les autres s’en déduisant automatiquement » [ 1986, p. 11-12 ].

A titre d’exemple illustrateur, on retrouve dans la grille de qualification du secteur de la métallurgie, une des premières historiquement, trois grandes catégories de salariés ordonnées les unes par rapport aux autres - les ouvriers, les ETDAM ( employés, techniciens, dessinateurs, agents de maîtrise ) et les cadre et ingénieurs -, chacune de ces catégories étant subdivisées elles-mêmes en plusieurs niveaux d’échelons ( OS 1 à 3... ). Chacun de ces niveaux est mis en correspondance avec un coefficient, le niveau de OS 1 étant affecté du coefficient de base 100. A partir de là, les salaires - il s’agit de salaires minima d’embauche - de chaque catégorie, ainsi que de chaque échelon intra-catégoriel, peuvent en être déduits directement. Ces grilles de qualification sont apparues initialement dans ce secteur de la métallurgie pour des raisons historiques ( rôle dans l’armement de la France durant la 1ère guerre mondiale, taylorisation précoce, concentration du secteur, puissance des syndicats... ) et se sont imposées à travers différents cadres réglementaires. Dans un premier temps, à la suite d’accords locaux négociés au sein de commissions paritaires professionnelles dès la fin du 19ème siècle ainsi que dans le cadre de la législation Millerand du 10 août 1899 qui concernait les entreprises adjudicataires de marchés publics soumises à diverses obligations dont celle de « payer des salaires “ normaux ” pour la région et la localité » ( J. SAGLIO [ ibid, p. 9 ] ). A la suite de la promulgation du premier code des conventions collectives en 1919, c’est dans ce cadre qu’elles ont pris place - en tant qu’“ avenants classification et salaires ” - et se sont diffusées, les lois de juin 1936 votées à la suite des accords Matignon, leur donnant une portée encore plus grande 285 . Ces conventions collectives ont élevé ces grilles de qualification au rang de dispositifs réglementaires s’imposant aux contrats individuels. Un pas supplémentaire dans la voie de leur institutionnalisation a été franchi avec les décrets PARODI de 1945 par lesquels elles ont été généralisées à tout le territoire et à toutes les activités d’une branche donnée.

Cette rapide présentation effectuée, il nous faut étayer cette proposition selon laquelle ces grilles de qualification rentrent en jeu dans la recherche d’une conciliation entre deux types d’exigences a priori contradictoires ; d’un côté celles nées de la constitution d’un ordre hiérarchique au sein des entreprises au sommet duquel on trouve le chef d’entreprise, détenteur de l’autorité, et de l’autre celles liées à l’existence d’une société démocratique et libérale, en particulier la proclamation des valeurs d’égalité et de liberté qui supposent que la volonté de l’un ne peut s’imposer à l’autre qu’à la condition que ce dernier y consente. Elles nous semblent effectivement impliquées dans la légitimation démocratique de la hiérarchie professionnelle à deux endroits, selon le niveau des conventions de l’autorité concernées. En premier lieu, elles entrent en jeu dans la convention constitutive de l’ordre hiérarchique en déterminant les critères à partir desquels sont ordonnés les travailleurs, autrement dit, elles sont un élément majeur d’explicitation du principe supérieur commun ( PSC ) qui fonde les niveaux hiérarchiques. Elles donnent une base légitime à l’attribution de statuts différenciés et aux conséquences de cette attribution, en termes de rémunération, de régimes sociaux, de responsabilités, de conditions de travail... Pour reprendre notre exemple, les critères sur lesquels se sont fondées les définitions des niveaux de qualification dans la grille de la métallurgie des années 1970 étaient « l’autonomie, la responsabilité, le type d’activité et les connaissances acquises » ( F. EYRAUD [ 1978, p. 263 ] ). On voit bien là apparaître des indications sur ce qui fait la “ grandeur ” d’un poste de travail et par conséquent de celui qui l’occupe. Cette légitimation est d’autant plus forte que les grilles de qualification résultent de négociations paritaires par lesquelles les points de vue patronal et syndical sont confrontés et amenés à s’accorder, négociations sous l’égide de l’Etat. J. SAGLIO expose ainsi l’exigence de justice, telle qu’elle s’est posée à l’origine des conventions collectives : « Ce n’est pas directement le niveau des salaires que l’Etat doit vérifier pour savoir si les hiérarchies proposées sont socialement acceptables en justice et doivent être cautionnées par lui. C’est seulement la régularité de la procédure de mise en négociation. En d’autres termes, la justification des hiérarchies salariales réside dans la procédure de négociation et non dans les critères de calcul » [ 1999, p. 29 ]. La référence au niveau de formation selon les diplômes scolaires, imposant un niveau minimum d’embauche, peut aussi être comprise comme une imposition de légitimité par l’appui sur un dispositif étatique. La prise en compte des niveaux de diplôme, tels qu’ils ressortent d’une loi de 1967, fait intervenir un critère de qualification certifié par l’Etat, donnant ainsi une base “ objective ” à la définition des catégories hiérarchiques. On peut bien parler d’une objectivation par des diplômes dont l’obtention repose sur des procédures dont on ne peut pas remettre en cause la justice. Au contraire, l’accès à la certification scolaire suit un modèle de légitimité démocratique, celui de la méritocratie, qui est un gage d’impartialité et d’égalité des chances, garantissant de ce fait à tous, en principe, les mêmes possibilités d’accès à un niveau hiérarchique donné. Cette prise en compte des diplômes, tardive toutefois et surtout présente dans les grilles de la fonction publique, est ainsi un des témoins de l’implication des grilles de qualification dans la résolution de la tension entre l’existence de statuts hiérarchisés au sein des organisations et l’idéal égalitaire de la République.

En second lieu, les grilles de qualification jouent un rôle important dans le cadre des conventions régulatives de l’autorité dont nous avons vu qu’elles fournissent des guides à la coordination des comportements tant au niveau de l’accomplissement, qu’à ceux de la voie et de l’étendue du commandement. Elles explicitent le contenu des tâches qui correspondent à un emploi désigné par sa dénomination et inclus à un niveau donné de qualification et précisent de ce fait les contours du poste de travail. Elles éclaircissent également les positions relatives des emplois les uns par rapport aux autres et aident ainsi à déterminer les rapports hiérarchiques entre les salariés selon le niveau de qualification correspondant à l’emploi occupé. Les grilles de qualification fournissent de ce fait des repères permettant de juger de la justice de la position hiérarchique attribuée à un salarié particulier ou à une catégorie de salariés. L’explicitation des critères de hiérarchisation est un gage d’une telle possibilité et va dans le sens de « diminuer le pouvoir directorial en matière de politique du personnel » [ ibid, p. 267 ], ainsi que le souligne F. EYRAUD. Ainsi, un salarié peut-il demander à bénéficier d’un niveau de qualification qui ne lui a pas été attribué au sein de l’entreprise en montrant que le travail qu’il effectue correspond au niveau revendiqué. Ce peut être des revendications collectives de la part d’une profession pour bénéficier des avantages d’une qualification donnée. A. DESROSIERES et L. THEVENOT [ op. cit., p. 39 et s. ] en donnent de nombreux exemples, que ce soient les psychologues, les préparateurs en pharmacie...

Les enjeux de ces grilles de qualification quant à la résolution de cette tension entre hiérarchie et démocratie dont est porteur le salariat, sont visibles lorsqu’on se penche sur les moments de leur élaboration. Les compromis sur les critères de classification, sur les modalités d’application circonstanciel de cette classification, sur l’établissement du montant de rémunération de base..., ne sont pas nés consensuellement mais ont résulté la plupart du temps de confrontations entre des points de vue divergents. La seule mention des moments clés de cette institutionnalisation ‑ 1936, 1945 et 1968 -, suffit à montrer à quel point a été conflictuelle l’élaboration de ces avenants classification et salaires des conventions collectives. Cette conflictualité provient avant tout des liens entre la classification professionnelle et la question sensible des rémunérations. Effectivement, la classification d’un poste de travail débouche sur l’indication d’une rémunération “ normale ” sur laquelle le salarié affecté à ce poste s’appuie pour déterminer la justesse de sa rémunération. Mais, c’est aussi à partir des rémunérations observées dans le monde du travail que les grilles de qualification ont été élaborées. Comme le souligne J. SAGLIO, « dans bien des cas, c’est le résultat [ de la négociation salariale ], stabilisé dans le temps, qui permet en fait de définir la qualification, et non l’inverse. “ Dis-moi combien tu gagnes et je te dirai quelle est la qualification de ton travail ” » [ 1999, p. 30 ]. Cela montre que ces grilles ont souvent entériné des hiérarchies déjà instaurées à travers les différences de rémunération, ce qui a permis d’assurer une cohérence entre hiérarchie professionnelle et hiérarchie salariale, l’une et l’autre se soutenant comme élément de justification. Cette importance des grilles de classification dans la détermination des salaires est une des marques du cadre institutionnel dans lequel ont pris place les relations de travail depuis la fin du 19ème siècle. C’est dans ce cadre institutionnel qu’un statut est conféré au travailleur, celui lié au salariat ou au travail indépendant, dont nous allons maintenant tenter de voir quelle approche on peut en faire.

Notes
285.

Les conventions collectives sont nées de la loi de 1919 mais elles n’ont guère eu de succès du fait de trois limitations ; elles ne s’imposaient pas aux entreprises non signataires, leur non respect n’était pas suivi de sanctions et les clauses contractuelles pouvaient déroger à ces conventions collectives. Ce sont les lois de juin 1936 qui leur ont donné le caractère obligatoire et collectif qu’elles ont encore aujourd’hui.