1°) L’attribution de l’autorité et des responsabilités selon un principe hiérarchique légitime :

a) L’“ entreprise moderne ” ; avant tout, une organisation hiérarchique :

C’est A. CHANDLER qui l’affirme : « Il est facile de définir l’entreprise moderne. Comme le montre la figure 1, elle possède deux caractéristiques propres : d’une part, elle a de nombreuses unités opérationnelles distinctes et d’autre part, elle est dirigée par une hiérarchie de cadres salariés » 292 [ 1988, p. 3 ]. La figure illustratrice de l’entreprise moderne n’est autre qu’un organigramme définissant les niveaux hiérarchiques et découpant les activités en divisions indépendantes les unes des autres. On reconnaît la « forme M » ( pour « multidividisionnelle » ) de la firme qu’A. CHANDLER avait d’abord décrite dans son ouvrage traduit en 1972 - « Stratégie et structures de l’entreprise » - et qu’il avait opposée à la « forme U » ( pour « unitaire » ) qui lui préexistait. Dans la « main visible des managers », le livre postérieur dans lequel il adopte une perspective historique, A. CHANDLER présente l’« entreprise moderne » comme le type d’organisation qui succède à « l’entreprise américaine traditionnelle [ qui ] ne formait qu’une seule entité et au sein de laquelle un ou plusieurs propriétaires dirigeaient [ ... ] à partir d’un unique bureau » [ ibid ]. Nous ne nous en tiendrons toutefois pas aux principes d’organisation qui caractérisent l’entreprise moderne selon A. CHANDLER, mais nous leur associerons ceux qui se sont diffusés simultanément au sein des administrations publiques « modernes » et que M. WEBER a englobés dans le terme de bureaucratie 293 . Il nous semble bien que, tant dans les « entreprises modernes » que dans les « administrations bureaucratiques modernes », c’est le paradigme de l’autorité hiérarchique moderne qui a été mis en œuvre de façon flagrante et que l’on y retrouve bien, en particulier, cette tension entre l’institution d’une hiérarchie, au sein de laquelle s’instaurent des relations d’autorité, et les valeurs démocratiques.

L’histoire des formes organisationnelles des entreprises qu’A. CHANDLER a réalisée pour les E.-U. 294 , fait ressortir en quoi la constitution de structure hiérarchique a constitué une rupture, séparant les « entreprises traditionnelles » des « entreprises modernes ». Non pas qu’il n’existait pas dans les premières de patrons et de salariés, et en leur sein de contremaîtres, de chefs d’équipe... Mais, la structure hiérarchique n’était pas formalisée et complète comme elle l’est devenue dans les secondes et elle n’était pas détachée de la propriété des actifs. A.  CHANDLER affirme ainsi « [ qu’]avant, il existait des salariés chargés de telles tâches [ superviser et coordonner le travail des unités qui sont sous leur autorité ]. Mais jusqu’à 1840, il n’y avait pas aux E.-U. de cadres moyens, c'est-à-dire de cadres supervisant le travail d’autres cadres et en référant à des cadres supérieurs eux-mêmes salariés » [ ibid, p. 3 ]. Le secteur précurseur de l’entreprise moderne a été aux E.-U. celui du chemin de fer au sein duquel les innovations apparurent dès 1840, ne se diffusant vraiment aux autres secteurs qu’au troisième tiers du 19ème siècle. En définitive, l’entreprise moderne était devenue la forme organisationnelle dominante aux E.-U. avant la première Guerre Mondiale, et pas seulement au niveau des grandes firmes. Cette évolution au niveau des formes des entreprises, en particulier la séparation entre la propriété des moyens de production et les pouvoirs de direction - on ne peut manquer de rappeler ici le livre de BERLE et MEANS [ 1932 ] qui a décrit cette « révolution des managers » -, a entraîné des transformations sur le fonctionnement même du capitalisme. Les E.-U. sont ainsi passés, selon les termes d’A. CHANDLER, d’un « capitalisme familial » où l’essentiel de l’activité économique était réalisé par des entreprises dirigées par leurs propriétaires - des entreprises personnelles -, à un « capitalisme gestionnaire ou managérial » dans lequel dominaient ces entreprises managériales d’un nouveau type.

La structure hiérarchique est bien un élément caractéristique de l’entreprise moderne à partir duquel on peut la décrire. Elle a consisté à distribuer l’autorité au sein de l’organisation en attribuant à chaque niveau de la hiérarchie un domaine de commandement, c'est-à-dire une dotation de pouvoirs et de responsabilités associées à ces pouvoirs. Nous allons tout d’abord suivre A. CHANDLER dans son étude historique de la genèse de cette forme organisationnelle, qui s’est ensuite rapidement diffusée. Ce sont dans les compagnies de chemin de fer 295 , au milieu du 19ème siècle nous l’avons vu, que la forme moderne de l’entreprise, c'est-à-dire hiérarchisée et découpée en divisions autonomes, apparut pour la première fois comme réponse « aux défis administratifs » qui se posèrent à elles. « Aucune autre entreprise, et d’ailleurs peu d’autres institutions en général, n’avaient jamais nécessité la coordination et le contrôle de tant de types différents de postes qui accomplissaient une si grande variété de tâches demandant une programmation aussi précise » selon A. CHANDLER [ ibid, p. 106 ]. Les « pionniers du management moderne » furent les directeurs de ces compagnies, tels que G. W. WHISTLER, B. LATROBE, D. C. MAC CALLUM..., ayant tous reçu une formation d’ingénieur et ayant acquis une expérience dans la construction d’ouvrages d’art, avant d’être des spécialistes de la gestion. Le facteur déclencheur de ces innovations fut l’allongement des lignes de chemin de fer. Alors que dans les premières compagnies, gérant un tronçon de quelques dizaines de kilomètres, « la gestion était facilement assurée par une seule personne » [ ibid, p. 108 ], en l’occurrence le directeur, avec l’achèvement de la Western Railroad, longue de 240 kilomètres, une telle structure de gestion était devenue inadéquate. La ligne fut découpée en trois divisions indépendantes avec son propre groupe de dirigeants à la tête de chacune d’elles, coordonnées par un « bureau central de commandes ». Tout en haut, se trouvait le directeur général, responsable de l’exploitation de la ligne devant le président et le conseil d’administration, sous les ordres duquel étaient placés le directeur des transports, le directeur financier, le directeur de l’entretien des voies, selon une division fonctionnelle des responsabilités. Chaque division de la ligne avait également sa propre structure hiérarchique, avec à sa tête un directeur de division, commandant un chef de l’entretien des voies, un chef mécanicien, des chefs de gare..., eux-mêmes ayant autorité sur des subordonnés de différents niveaux ( chefs d’atelier, contremaîtres, conducteurs, mécaniciens...). On le voit, à travers cette énumération, c’est une structure complexe, finement hiérarchisée et organisée en divisions indépendantes ( « multidivisionnelle » ), qui fut mise en place dans les compagnies de chemin de fer à cette époque. Il n’est pas étonnant que D. C. MAC CALLUM, un des directeurs à l’origine de cette structure, ait été aussi l’un des premiers à avoir tracé un organigramme permettant de clarifier et détailler les niveaux hiérarchiques et leurs relations. Le moteur de cette transformation de la structure de l’entreprise se trouvait dans la préoccupation de déterminer de façon la plus précise possible les domaines de responsabilités de chaque salarié, responsabilités qui ont été alors étroitement associées à l’étendue des pouvoirs dont était doté chaque poste de travail selon son niveau hiérarchique. D. C. MAC CALLUM a explicité précisément ce qui justifiait selon lui cette structure hiérarchique en énumérant les « principes de base de l’administration générale ». Parmi les six principes répertoriés, qui concernaient tous l’exercice du pouvoir en même temps que l’assomption des responsabilités, on peut citer les deux premiers qui illustrent bien les préoccupations à l’origine de ces innovations organisationnelles, dont les objectifs étaient :

« 1) Une répartition satisfaisante des responsabilités

2 ) L’attribution d’un pouvoir suffisant pour pouvoir être pleinement exercé, afin que de telles responsabilités puissent correspondre réellement à leur définition ( c'est-à-dire que l’autorité soit proportionnelle à la responsabilité ) » cité par A. CHANDLER [ ibid, p. 114, souligné par nous ].

On ne peut pas trouver explicitation plus claire du lien entre la détention de l’autorité et l’exercice de responsabilités - bien avant que K. ARROW [ 1974 ] ne le formalise -, que dans cette énonciation des principes qui ont sous-tendu les innovations structurelles apparues dans les compagnies de chemin de fer américaines au milieu du 19ème siècle. A travers la hiérarchie qui est mise en place, c’est une répartition du pouvoir décisionnel dans son ensemble qui est ainsi effectuée, en l’assortissant d’un devoir de répondre des conséquences de ces décisions, plus ou moins étendu selon son niveau hiérarchique. D. C. MAC CALLUM, toujours cité par A. CHANDLER, donne un exemple avec les directeurs de division devant être « tenus pour responsables de la parfaite exécution du travail de leurs divisions respectives et du maintien de la discipline et de la bonne conduite de tous les personnels employés dans celle-ci, à l’exception des personnels attachés à un autre service dont il reçoit les directives ». Pour ce faire, ils avaient « le droit, avec l’approbation du président et du directeur général, d’embaucher toute personne pour toutes les activités dont il est responsable, et de renvoyer tout subordonné, quand à son avis, cela sert les intérêts de la compagnie » [ ibid, p. 115 ].

« La nécessité d’assurer la sécurité des voyageurs et du personnel pour ce mode de transport nouveau et rapide fit de la Western Railroad la première entreprise américaine fonctionnant avec une structure administrative rationalisée dirigée par des cadres salariés à plein temps » [ ibid, p. 110 ] résume A. CHANDLER. Cette structure hiérarchique mise en place pour distribuer précisément l’autorité et les responsabilités afférentes, n’a pas seulement été une forme organisationnelle nouvelle. Elle a été également à l’origine d’une « classe d’hommes d’affaires entièrement nouvelle », selon l’expression d’A. CHANDLER, celle des managers salariés. La dissociation entre la propriété des actifs des entreprises, disséminée entre des actionnaires multiples, et la direction de ces entreprises, assumée par des dirigeants salariés qui en ont fait leur profession, devint la marque du capitalisme gestionnaire ou managérial ayant succédé aux formes familiales et financières du capitalisme au cours du 20ème siècle. A. CHANDLER note d’ailleurs le caractère remarquable du fait que les innovations organisationnelles apparues dans les compagnies de chemin de fer aient été la conséquence d’initiatives d’hommes qui n’avaient « que peu ou pas d’intérêts financiers dans les affaires de la société qui les employait » [ ibid, p. 107 ]. Mais, le trait saillant du développement des entreprises modernes fut le recrutement de « cadres moyens » en grand nombre au sein d’entreprises telles que American Tobacco, Singer... Pour A. CHANDLER, ce sont d’abord les tâches assurées par ces niveaux intermédiaires des structures hiérarchiques qui ont constitué l’innovation la plus importante, le travail des cadres moyens étant « à l’origine de la coordination administrative moderne » [ ibid, p. 425 ] sur laquelle nous reviendrons dans le point suivant.

En définitive, la constitution de l’entreprise moderne en hiérarchie occupée par des salariés a doté les entreprises d’une « vie propre », selon l’expression de W. SOMBART rapportée par A. CHANDLER [ ibid, p. 9 ], c'est-à-dire dont l’existence ne reposait plus sur la vie des personnes qui les possèdent et les dirigent. Alors que les firmes traditionnelles avaient une longévité limitée à la vie de leurs propriétaires - souvent leurs fondateurs -, les entreprises modernes sont devenues des institutions pérennes, survivant à la mort ou au départ de leurs membres. « Les hommes arrivaient et partaient, mais l’institution et ses bureaux demeuraient » [ ibid ] explique ainsi A. CHANDLER à propos de l’entreprise moderne. La volonté de renforcer la solidité de l’entreprise qui les employait a d’ailleurs été un des motifs qui ont poussé les cadres salariés à l’orienter dans une stratégie de croissance continuelle. Ainsi, c’est bien en tant qu’institutions, rassemblant un collectif d’individus pour lesquels des règles - formelles et informelles - orientent leurs actions et leurs représentations, que l’on doit envisager l’entreprise moderne dans nos économies. Autrement dit, selon notre perspective, en tant qu’“ ordre hiérarchique ” au sein duquel des relations d’autorité légitime prennent place. C’est évidemment de la même façon que les administrations publiques doivent être envisagées. Les traits caractéristiques des entreprises modernes associés à leur structure hiérarchique se retrouvent également dans la description des bureaucraties administratives effectuée par M. WEBER. La dimension hiérarchique des bureaucraties publiques est tout autant marquée - voire plus encore -, que dans les bureaucraties privées que représentent les entreprises modernes. Les « fonctionnaires » qui y sont employés, ordonnés selon « une hiérarchie de la fonction », sont évidemment salariés c'est-à-dire « sans titre de propriété sur les moyens d’administration » [ 1995, p. 294 ]. M. WEBER met l’accent également sur le « principe de conformité au rang » qui se traduit par le fait que les « appointements sont avant tout gradués selon le rang hiérarchique en même temps que suivant les responsabilités assumées » [ ibid, p. 295 ].

Notes
292.

Il existe bien sûr d’autres traits spécifiques des entreprises modernes ; leur taille, leurs techniques de production, leur mode de financement, leur extension géographique, leur degré d’intégration... O. WILLIAMSON [ 1981 ] par exemple, reprend les innovations organisationnelles pointées par A. CHANDLER, en rajoutant l’émergence de la forme multinationale et conglomérale, précisant à décharge de cet auteur, qu’il s’agit de développements plus récents. Notre axe de recherche nous pousse toutefois à abstraire de toutes ces caractéristiques celles qui portent plus précisément sur l’exercice de l’autorité et la structure de commandement.

293.

Nous ne pensons pas trahir la pensée de ces deux auteurs en reliant leurs analyses. Ainsi M. WEBER écrit que « en principe, cette organisation [ la bureaucratie ] est également applicable - et aussi démontrable historiquement ( ne s’approchant que plus ou moins du type pur ) - aux entreprises économiques de profit » [ 1995, p. 295 ]. Il parle également de « bureaucratie publique » et de « bureaucratie privée » alors que l’on retrouve chez A. CHANDLER, le terme de « nouvelles entreprises bureaucratiques » [ ibid, p. 12 ]. Tout ceci nous pousse à considérer que les formes organisationnelles des grandes firmes capitalistes et des administrations publiques ont des nombreux points communs, même s’il faut se garder, évidemment, de les confondre totalement.

294.

L’étude historique d’A. CHANDLER porte sur les E.-U. et non pas sur la France. Cependant, un ouvrage collectif co-dirigé avec O. WILLIAMSON [ 1990 ] rassemble des études sur différents pays. C’est M. LEVY-LEBOYER qui s’est penché sur le cas français, montrant qu’il se différencie d’abord par des évolutions plus tardives qu’aux E.-U. ainsi que par d’autres traits spécifiques, par exemple dans le recrutement des grands patrons parmi l’élite scolaire des grandes écoles.

295.

Les fabriques textile intégrées et l’Armurerie de Springfield ( structure où l’on considère qu’est apparu le « système américain de production » ) ont été les « prototypes de l’entreprise moderne », dès le début du 19ème siècle selon A. CHANDLER. Si l’on y retrouve bien la mise en place de structures hiérarchiques avec des cadres dirigeants qui ne sont pas propriétaires, l’exercice de l’autorité y était encore fortement centralisée et les formes organisationnelles peu complexes. Quant à la première - historiquement - entreprise multidivisionnelle, la Bank of the US, elle n’eut qu’une existence éphémère, précise A. CHANDLER.