Chapitre 5 :La crise contemporaine du paradigme de l’autorité hiérarchique moderne

Introduction : Quelles « critiques » de l’AHM ont été à l’origine des mutations contemporaines ? :

Notre approche des mutations contemporaines de la relation d'emploi, et plus particulièrement des formes du commandement mis en œuvre, va être l’occasion de tenter d’accorder foi à la présentation de la dynamique conventionnelle, telle que nous l’avons développée dans le chapitre 2. En cela, nous adopterons une perspective toute conventionnaliste en faisant reposer ces mutations sur les transformations des représentations conventionnelles dont témoignent les conflits et les « critiques » qui les accompagnent. C’est précisément cette démarche que l’on retrouve au cœur de l’ouvrage de L. BOLTANSKI et E. CHIAPPELLO [ 1999 ] dont nous poursuivons la veine inspiratrice. La remise en cause du système de représentations conventionnelles fondant ce que nous appelons le paradigme de l’AHM s’intègre très bien à leurs propos visant à montrer que la période contemporaine est marquée par l’émergence d’un nouvel « esprit du capitalisme ». Selon L. BOLTANSKI et E. CHIAPPELLO, le « deuxième esprit du capitalisme », au sein duquel l’AHM s’insère congrûment, est déstabilisé depuis les années 1960 par un ensemble de discours critiques visant les justifications sur lesquelles il repose. Nous suivons ces auteurs dans leur affirmation que « l’opérateur principal de la transformation de l’esprit du capitalisme est la critique ( voice ) » [ ibid, p. 585 ] en considérant que la crise actuelle du paradigme de l’AHM doit être abordée en démontant les rouages des critiques qui lui ont été adressées. Non pas que nous considérions comme sans incidence les effets d’autres mutations dans ce domaine ; la mondialisation, les transformations concernant la demande, la financiarisation de l’économie, les changements techniques, etc..., autant de phénomènes bien réels qui ont des liens forts avec les évolutions du fonctionnement interne des organisations et particulièrement, des modes de management des salariés. Mais, d’une part, il nous semble qu’ils procèdent tous d’une logique homologue à laquelle il faut remonter pour en saisir le caractère global - c’est bien un « nouvel esprit du capitalisme » qui les justifie - et d’autre part, leurs effets, loin d’être le résultat d’un déterminisme mécanique, sont liés à l’appréhension de ces phénomènes par les acteurs. Nous ne voulons pas dire par là que l’ouverture à la concurrence extérieure de l’économie française, par exemple, n’existe que “ dans les esprits ”, ni même qu’elle a été instrumentalisée par le patronat pour justifier des mesures libérales. Mais, selon nous, c’est la médiatisation opérée par la critique des représentations communes et l’émergence de nouvelles représentations qui importe avant tout dans la détermination des effets de cette concurrence extérieure 311 . Voilà pourquoi nous pensons qu’il faut commencer par s’interroger sur les remises en cause des justifications du paradigme de l’AHM avant d’aborder les évolutions elles-mêmes des relations entre les employés et leur employeur.

Les formes de commandement, issues de la « grande transformation » dont nous avons tenté de décrire les ressorts historiques dans le chapitre précédent, ont été critiquées à partir de la seconde moitié du 20ème siècle sur la base de deux grands types d’argumentation, qui ont une cohérence entre eux - au-delà d’une nette divergence idéologique -, par leur invocation d’un objectif de “ libération ”. En cela, ils participent d’une critique “ émancipatrice ”, remettant en cause la hiérarchie au sein des organisations et la subordination salariale, de nature homologue à celle des 18 et 19èmes siècles contre la société d’Ancien Régime et l’assujettissement des travailleurs, mutatis mutandis. Cet ensemble de critiques s’articule donc autour de deux lignes idéologiques, a priori antinomiques, mais dont le ressort commun a permis une synthèse paradoxale. Le premier type de discours de libération se présente comme une dénonciation tous azimuts des formes de gouvernement autoritaires et des hiérarchies sociales. Ancré politiquement à gauche, il vise aussi bien le régime politique que les grandes organisations - entreprises et administrations -, s’étendant même aux mœurs en général et au champ des arts et de la culture. C’est une critique qui se fonde sur une exigence d’« authenticité » entendue comme « la réalisation sans contrainte de soi » [ ibid, p. 502 ] par L. BOLTANSKI et E. CHIAPPELLO, c'est-à-dire « contre des conventions sociales hypocrites et surannées » [ ibid ]. Le mouvement de Mai 1968 en est évidemment l’expression paroxystique, avec une dénonciation de tous les pouvoirs, de toutes les dominations et des institutions représentant l’autorité. Ce mouvement s’est illustré sur le plan de l’éducation par la remise en cause de la hiérarchie entre “ maîtres ” et “ élèves ”, ce qui a débouché sur de nouvelles pratiques éducatives par lesquelles « l’enseigné devient enseignant, et inversement » 312 . Il s’agissait de revenir sur l’existence de statuts hiérarchisés au sein de l’école, comme de l’entreprise. Dans le domaine de l’activité productive, c’est à travers le principe de l’autogestion que transite cette revendication d’égalité et de liberté, idéal auquel tenteront de donner vie les ouvriers de LIP en 1973. On le voit, ce sont bien les représentations justifiant l’AHM qui sont touchées de façon fondamentale. L. BOLTANSKI et E. CHIAPPELLO [ op. cit. ] montrent que le mouvement de Mai 1968 a été le moment d’une coïncidence entre ce qu’ils appellent la « critique artiste », portée par les intellectuels et les artistes dits « engagés » contestant globalement le conformisme social, et la « critique sociale », portée par les syndicats et les partis politiques dénonçant avant tout l’aliénation économique. Le slogan du Parti socialiste dans les années 1970 de « changer la vie » en est bien représentatif.

Cet objectif de « libération » est le ressort commun entre cette “ première critique ” visant le paradigme de l’AHM et la “ seconde critique ” qui semble pourtant se situer aux antipodes au niveau de son positionnement idéologique. Ce qui est dénoncé alors, ce ne sont pas les effets sur la personnalité individuelle de la présence de relations hiérarchiques d’autorité, mais leurs effets sur le fonctionnement même des organisations et leur efficience. La réforme de la bureaucratie a constitué le cheval de bataille de cette critique qui a de fortes affinités avec le libéralisme économique. Celui-ci constitue un arrière-fond de plus en plus prégnant à partir des années 1950-1960 avec, entre autres, la diffusion de la doctrine monétariste. Cette critique s’est nourrie également de l’assimilation des bureaucraties publiques et privées de l’économie capitaliste aux structures économiques des pays socialistes, dont les défauts devenaient de plus en plus criants. L’école dite du Public Choice, avec J. BUCHANAN, G. TULLOCK, W. NISKANEN, etc... a été en pointe dans cette dénonciation des organisations bureaucratiques, surtout publiques, en partant de l’idée que le fonctionnement propre à ce type d’organisation aboutit inéluctablement à des résultats inférieurs à ceux obtenus dans un cadre marchand et concurrentiel. En France, les thèses de M. CROZIER ont eu un retentissement considérable, rentrant dans ce courant de critique générale des lourdeurs et des « cercles vicieux » de la bureaucratie, et développant plus particulièrement une critique de la forme qu’elle a prise en France. Cet auteur a insisté particulièrement sur les rapports de pouvoir qui s’instaurent entre les membres des organisations, les poussant à conserver des « zones d’incertitude » afin de préserver leurs ressources dans ces confrontations de force. L’usage des règles impersonnelles est ainsi détourné dans la poursuite de buts individuels qui vont à l’encontre de l’efficience collective. M. CROZIER a tiré également de ses analyses une critique de l’incapacité de ces organisations à se réformer à partir de laquelle il a fait le diagnostic d’une « société bloquée » en France. Ce sont ces thèmes - aujourd’hui rebattus, mais novateurs dans les années 1960 - qui ont été une des sources d’inspiration de nouvelles pratiques de management visant justement à rompre avec les pratiques bureaucratiques, ce sur quoi nous reviendrons plus loin. Dans un post-scriptum datant de 1985 paru à l’occasion d’une réédition de son ouvrage, « Le phénomène bureaucratique », M. CROZIER s’alarme même du succès par trop criant de ses thèses affirmant que « le vent [ ayant ] tellement tourné [ ... ], si je devais craindre quelque chose dans ce tournant de modernisation qui emporte gauche et droite pêle-mêle, ce serait de me retrouver noyé dans le courant anti-étatiste » [ 1963, p. 10 ].

Au-delà de leurs divergences idéologiques, on peut donc retrouver une forte cohérence entre ces deux discours critiques, du fait de leur visée commune d’émancipation à l’encontre de la hiérarchie et de l’autorité. C’est ce qui peut expliquer l’adhésion - le reniement diraient certains -, d’une partie de la gauche aux idéaux du libéralisme économique au nom de la modernité. On peut également retrouver une telle synthèse paradoxale chez les auteurs regroupés derrière le courant de l’école des relations humaines. Ceux-ci ont effectivement prôné de nouvelles méthodes de management qui s’appuyaient sur une convergence entre la préoccupation de la dimension humaine de l’activité de travail et l’objectif d’efficacité économique en termes de productivité du travail. Les théoriciens de ce courant ont cherché à montrer que le respect de la singularité des individus - à l’encontre de l’anonymat et de la rationalité instrumentale des méthodes bureaucratiques et du taylorisme - est le meilleur garant d’une plus grande efficience organisationnelle. Ainsi de nouvelles méthodes de management peuvent être justifiées par l’invocation de valeurs d’humanité difficilement contestables, quand bien même leurs effets sur les conditions de travail sont, eux-mêmes, beaucoup plus contestables. Cela confère aux évolutions actuelles, nées de cette revendication de liberté et d’égalité, une ambivalence très remarquable à laquelle nous devrons rester attentifs. Cette ambivalence, nous l’avons d’ailleurs déjà rencontrée dans le chapitre précédent en présentant les conséquences de l’émancipation des travailleurs à la suite de la Révolution Française 313 . J‑P LE GOFF [ op. cit. ] utilise une expression parlante, celle de « barbarie douce », pour mettre en exergue cette caractéristique des mutations contemporaines. C’est ce qui explique aussi sans doutes les difficultés actuelles de la contestation sociale, la “ critique de la critique ” ne pouvant guère se déployer contre des transformations réalisées au nom de “ bonnes intentions ”, en particulier celle de libérer les hommes du joug de l’oppression au sein des organisations...

Les représentations portant sur l’imputation des responsabilités dans l’acte de travail ainsi que celles portant sur la grandeur des travailleurs ont été, nous l’avons vu, centrales dans l’institution du paradigme de l’AHM. Nous commencerons donc par voir, dans une première section, les transformations qui affectent aujourd’hui ces deux dimensions du paradigme et qui le déstabilisent, de ce fait, en profondeur. Tout d’abord, c’est l’invocation d’une nécessaire “ responsabilisation ” des individus qui sera évoquée pour montrer que c’est le régime de responsabilité associé à l’AHM, celui que nous avons qualifié de « statutaire », qui est remis en cause. Ensuite, c’est la forme de qualification des salariés, celle-là même qui a été institutionnalisée par les grilles de classification, qui est touchée avec le recul de la « logique de poste » au profit d’une logique dite « de compétence ». Là encore, on assiste à une remise en cause profonde du paradigme de l’AHM à travers le bouleversement de l’ordre hiérarchique dans lequel il prend normalement place.

Les transformations dans les pratiques de management au sein des organisations, ce qu’illustre la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de rémunération, de contrôle, de direction... cohérents avec ces représentations émergentes, ont des enjeux très importants que nous détaillerons dans la section 2. Le cadre institutionnel, dans lequel les relations de travail prenaient jusqu'à maintenant place de façon congruente, est frappé d’anachronisme, ce dont témoignent les interrogations sur l’avenir du « modèle social français ». Les velléités de réformer le Droit du travail, et en premier lieu, le contrat de travail lui-même, sont le reflet de la divergence entre les diverses configurations des relations de travail nouvellement apparues et ces dispositifs juridiques historiquement datés. Nous montrerons également dans cette seconde section qu’un diagnostic de « contractualisation » de la relation de travail peut être établi, à partir duquel des rapports de pouvoir s’instaurent. Les signes de cette intrusion du jeu des pouvoirs seront observés à travers les tensions croissantes dans les relations de travail.

Evidemment, la mise en cohérence des transformations actuelles que nous effectuerons dans une visée heuristique, repose sur des extrapolations réalisées à partir d’une sélection de faits choisis pour leur pertinence. Nous n’ignorons pas que les éléments de continuité existent, voire même dominent encore aujourd’hui. Autrement dit, le paradigme de l’AHM n’a pas disparu, voire même continue de se renforcer dans certains cas, ce qui peut rentrer en contradiction avec notre interprétation. L’inertie propre à tous les faits institutionnels aboutit, effectivement, à faire coexister des phénomènes de caractères opposés, ce que nous tenterons de souligner au cours de ce chapitre lorsque le besoin s’en fait ressentir. Néanmoins, nous insisterons plus sur les éléments de rupture dans l’optique de dessiner les linéaments d’un nouveau modèle de la relation d’emploi que nous croyons déceler derrière un grand nombre de transformations actuelles.

Notes
311.

De nombreux auteurs - P. KRUGMAN [ 1998 ] est sans doutes celui dont le discours contre les préjugés a reçu le plus d’écho -, reviennent sur la présentation d’une rupture dans le rythme de mondialisation survenue dans les années 1970 comme facteur principal de transformation globale des régulations économiques et sociales.

312.

Cité par J-P LE GOFF [ 2003, p. 78 ].

313.

Le terme même d’émancipation symbolise cette ambivalence, comme le rappelle A. SUPIOT [ 1994 ], puisque cet acte d’accorder la liberté à un esclave dans l’antiquité romaine, le plaçait par la même occasion devant l’injonction de devoir répondre judiciairement de ses actes. Etre « affranchi », c’est être libre mais aussi endurer le prix de cette liberté...