1°) Un retour vers le régime libéral de responsabilité :

a) Un cadre général ; la dénonciation de l’injustice de la responsabilité statutaire :

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le régime de la responsabilité statutaire doit être étroitement associé à l’établissement de la subordination dans la relation d’emploi salariée, ces deux fondements de l’autorité étant concomitamment apparus à la fin du 19ème siècle. Le paradigme de l’AHM repose en effet sur l’institution d’une hiérarchie interne aux organisations productives correspondant à la distribution des pouvoirs d’exercice de l’autorité ainsi que des devoirs - des responsabilités - qui en sont l’autre facette inséparable. Ainsi plus on s’élève dans la hiérarchie, plus le salarié dispose de prérogatives et de responsabilités importantes, des responsabilités étendues au-delà du fait personnel au fait de ses subordonnés. Cela peut sembler une remarque triviale si l’on ne garde pas en perspective la configuration purement contractuelle de la relation d'emploi telle qu’elle existait avant l’institution du “ contrat de travail ”, qui a été le dispositif juridique de rupture avec cette logique contractuelle. Le contrat de louage au 19ème siècle combinait effectivement l’exercice de pouvoirs de direction de la part de l’employeur, pouvoirs toutefois variables selon les qualifications du travailleur, sans lui faire endosser une responsabilité particulière. C’est pourquoi, selon nous, on ne pouvait pas parler de relation d’autorité, ni par conséquent de subordination, ce qui n’empêchait évidemment pas l’existence de rapports de force déséquilibrés dans ce cadre contractuel de la relation de travail. Le régime de responsabilité statutaire, mis en place avec l’institution du lien de subordination, se situe à l’exact opposé du régime libéral de responsabilité, comme F. EWALD [ op. cit. ] l’a bien établi pour la question des accidents du travail. En particulier, le régime statutaire associe l’impersonnalité et l’absence de faute à l’imputation de responsabilité, l’employeur endossant la responsabilité des accidents du travail en dehors de l’existence d’une faute de sa part mais, du fait même de son statut d’employeur. Le régime libéral renvoyait, lui, à l’existence d’une faute que l’on imputait personnellement à un individu tenu de réparer le dommage causé, ce que donnait à voir le traitement judiciaire des accidents du travail avant la loi de 1898. L’assurance collective a été la technique d’extension de cette responsabilité statutaire en matière de couverture des “ risques sociaux ”, à la base de la construction de la protection sociale et de l’Etat-Providence au cours du 20ème siècle.

C’est pourquoi la « crise de l’Etat-Providence », dont le diagnostic a été établi très tôt par P. ROSANVALLON [ 1981 ], constitue le premier signe flagrant de l’entrée dans une nouvelle période historique dans laquelle s’inscrivent les mutations actuelles. Parmi les différentes dimensions de cette crise, cet auteur repère une « crise philosophique [ qui ] touche les représentations que nous nous faisons de la solidarité » [ 1995a, p. 36 ], c'est-à-dire qui porte sur les fondements mêmes de la protection sociale en rapport avec les conceptions de la responsabilité dégagées par F. EWALD [ op. cit. ]. Cette crise est d’ailleurs autant « philosophique » que « technique » procédant d’une « dissociation croissante entre l’univers de l’assurance - c'est-à-dire la gestion mutualisée des risques sociaux - et l’univers de la solidarité » [ ibid ] 314 . L’auteur avance trois facteurs 315 de cette dissociation dont le point commun est qu’ils disqualifient la technique de l’assurance comme vecteur de la solidarité du fait de l’inéquité dont elle est porteuse - inéquité dans la détermination des bénéficiaires et des contributeurs et donc, quant aux transferts de revenus qu’elle implique. P. ROSANVALLON oppose à cette conception solidaire et basée sur l’assurance de l’Etat-Providence, une conception individualiste et basée sur l’indemnisation dont il voit le modèle aux E-U. Le point central de divergence pointé par l’auteur est la remise en cause « de la socialisation de la responsabilité, symbolisée par le passage de la notion de faute à la notion de risque » et l’émergence - nous dirions plutôt le retour - « d’une individualisation des principes de responsabilité et de réparation » [ ibid, p. 38 ]. P. ROSANVALLON cite R. DWORKIN ‑ auteur de « Prendre les Droits au sérieux » [ 1995 ] ( 1977 ), un ouvrage clé de la doctrine néo-libérale -, comme penseur de ces orientations, qui sont loin d’être nouvelles, dans lesquelles « la vraie justice consiste en la réparation de tous les dommages qui sont connus », ce qui fait de « la société [ ... ] un système d’organisation de compensations entre dommages et mises en jeu de la responsabilité » [ ibid ]. On voit clairement, à travers ces conceptions, poindre le retour à un régime libéral de la responsabilité individuelle et délictuelle, celui-là même qu’énoncent les articles 1382 à 1386 du Code civil français. Il y a une grande cohérence entre le retour à ces principes et les réformes de la protection sociale et en particulier, du traitement du chômage, de la précarité et de l’exclusion - termes dans lesquels est posée la « nouvelle question sociale » 316 -, depuis vingt ou trente ans. La mise en accusation des comportements d’“ assistés ” que provoquerait le système de protection sociale est bien représentative de la diffusion de cette conception libérale selon laquelle “ chacun doit être responsable de son sort et de sa vie ”. La construction idéologique de ce qu’on appelle couramment la « troisième voie » - celle qu’on associe à A. GIDDENS pour la théorie et à T. BLAIR pour la mise en œuvre - peut être analysée sur cette base. Par exemple, le principe du workfare 317 est bien symbolique de la réactivation d’un principe de responsabilité libérale - c'est-à-dire le fait de devoir assumer sa situation individuellement et selon le caractère plus ou moins fautif de son comportement - dans le traitement du chômage. R. CASTEL [ op. cit. ] souligne que ces dispositifs impliquent une partition entre les “ bons ” et les “ mauvais ” chômeurs sur le mode de celle qui était réalisée au 19ème siècle entre les “ bons ” et les “ mauvais ” pauvres. Ce débat permet de montrer la vigueur actuelle du « diagramme libéral » fondamental exposé par F. EWALD qui repose sur une stricte séparation entre ce qui relève de la morale, - la bienfaisance devant rester de l’ordre de la “ libéralité ” -, et ce qui relève de la contrainte légale, - les seules obligations exigibles naissant, soit des contrats, soit de la réparation des dommages causés à autrui par sa faute. On le voit, le régime de responsabilité prend effectivement une place centrale dans la forme de la protection sociale, la réactivation du diagramme libéral entraînant une rupture avec la logique antérieure de l’Etat-Providence.

En dehors du domaine de la protection sociale au sein duquel la question de la responsabilité se pose en termes de « droits sociaux », la dénonciation du régime de responsabilité statutaire se retrouve également dans les discours critiques évoqués dans l’introduction, discours qui sont l’arrière-fond des mutations actuelles de la relation de travail. Le premier discours critique, dont on a vu qu’il s’articule autour d’une exigence d’« authenticité », supposant un individu émancipé de la soumission au collectif, est porteur d’une dénonciation du régime statutaire de responsabilité qui vise avant tout l’injustice qui en résulte. Cette dénonciation de l’injustice de la responsabilité statutaire peut être exposée à partir de deux points de vue distincts, bien que parfaitement concordants. En premier lieu, elle vise les limitations à la liberté de l’individu qui ne sont pas justifiées par l’exercice de sa responsabilité et de ce fait, procèdent d’une pure aliénation. C’est la revendication d’autonomie qui est alors mise en avant, en critiquant tout ce qui empêche un individu de jouir pleinement de l’exercice de sa liberté, alors même que cette liberté ne peut être contrainte que pour faire assumer des actes qui ont causé des dommages à autrui. On retrouve cette logique argumentative, par exemple, dans les discours permissifs concernant la prise de drogue tels qu’ils se sont développés au sein du mouvement de la contre-culture des années 1960. A. EHRENBERG explique que « [ les drogues ] ont été une manière de participer à l’espace public dans une revendication hédoniste de la vraie vie ; non la consommation et ses comportements, mais l’authenticité et sa bonne relation à l’autre » [ 1995, p. 79 ], ce qui insère cette revendication dans un mouvement plus large de contestation du capitalisme. Ainsi selon cette critique “ libertaire ”, un individu autonome, exerçant toute la plénitude de sa volonté propre, doit assumer les actes par lesquels il jouit de sa liberté. Dans cette optique, la prise de risques est un élément de la réalisation de son être authentique et nul ne doit le priver de cette liberté à partir du moment où l’individu assume personnellement les conséquences de ses comportements. Aujourd’hui, on retrouve ce discours sous des formes moins libertaires, plus préventives, par exemple à travers les campagnes de prévention contre les attitudes “ à risques ”, vis-à-vis du sida, de l’alcool, de la prévention routière... Comme le fait remarquer D. MARTUCCELLI [ 2000, p. 236-237 ], les messages portés par ces campagnes de prévention sont résumés par l’idée qu’« il faut que l’individu se sente toujours et partout responsable de ce qui lui arrive, de ce qu’il fait ». Cette proclamation de la liberté humaine, qui combine l’autonomie de sa volonté avec l’exercice exigeant d’une responsabilité individuelle, est à la source de tensions et d’anxiété. A. EHRENBERG l’a bien montré à propos des drogues en expliquant qu’« elles participent des contradictions de la liberté humaine entre l’aspiration à s’orienter par soi-même et son prix qui consiste à porter seul le poids de son existence » [ ibid, p. 38 ]. De façon plus globale, une anxiété naît du fait que chacun doit faire quelque chose de sa vie, est responsable de son accomplissement personnel, et que l’on ne peut faire porter le poids de ses échec à personne d’autres. L’injonction d’« être entrepreneur de sa propre vie » aboutit à une implication totale de l’être individuel dans son parcours - qu’il soit familial, professionnel, affectif... -, ce qui l’empêche aussi d’invoquer des contraintes liées à son appartenance à des collectifs pour expliquer son infortune. A. EHRENBERG le résume ainsi ; « Nous sommes responsables de nous-mêmes à un point jamais égalé dans l’histoire des sociétés modernes. Cette augmentation de la responsabilité nous rend dans son mouvement même plus vulnérables car elle suppose d’accroître la capacité de chacun à agir à partir de son autorité privée et de son jugement personnel sans lesquels on bascule dans l’impuissance et la souffrance psychique » [ ibid, p. 23 ] 318 .

En second lieu, la dénonciation de l’injustice de la responsabilité statutaire vise plutôt l’immunité qu’en retirent ceux dont les actes sont à l’origine de dommages à autrui et qui n’ont pas à payer pour leurs fautes. Une expression fameuse de G. DUFOIX, ministre de la santé dans les années 1980, résume bien cette situation. Elle affirma, à propos des poursuites judiciaires la visant dans l’affaire du sang contaminé, qu’elle se sentait « responsable mais pas coupable ». On trouve là, en filigrane, le condensé des deux caractères constitutifs de la responsabilité statutaire ; d’une part le fait d’être attribuée de façon impersonnelle au détenteur d’un statut auquel est rattaché un certain degré de responsabilité et d’autre part, le fait d’être séparée de l’existence d’une faute, la responsabilité se distinguant bien par là de la culpabilité. Cette critique se fonde donc plutôt sur l’exigence de responsabilité que sur la revendication d’autonomie. Mais, elle se réfère au même schéma fondamental, dessiné à partir du « principe de la coexistence des libertés » évoqué par F. EWALD [ op. cit. ]. La liberté d’un individu est inséparable de l’exercice de sa responsabilité, déclenché par l’existence d’une faute ayant entraîné un dommage à autrui. Autant on ne peut limiter la liberté d’un individu en l’absence de dommage à autrui - ce par quoi les libertaires revendiquaient la libre prise de drogues -, autant on doit le faire “ payer ” lorsque, par sa faute, ses actes entraînent de tels dommages. On retrouve cette dernière argumentation, entre autres, dans la mise en cause de la responsabilité dans le domaine des soins médicaux. Ainsi l’accusation de “ faute médicale ” est-elle devenue à l’origine de nombreux procès contre les praticiens, procès intentés par des patients qui n’admettent pas que ceux-ci soient exemptés de leur responsabilité par leur statut, - ce qu’induit l’expression d’’“ erreur médicale ”. De façon plus large, la mise en jeu de la responsabilité individuelle et délictuelle s’observe à travers le mouvement de “ juridiciarisation ” des relations sociales. Ce mouvement est visible à travers l’explosion des recours à l’arbitrage judiciaire lorsqu’un événement dommageable survient. C’est le succès de la logique américaine, située à l’opposé de celle de la France, ce que P. ROSANVALLON illustre par ce raccourci ; « si vous avez le pied écrasé par un caddie au supermarché, aux E.-U., vous allez penser en termes de réparation d’un dommage et, en France, en termes de Sécurité Sociale » [ ibid, p. 38 ]. Les pratiques d’incrimination vont bien dans le sens de faire payer les fautes de façon personnelle à ceux qui en sont à l’origine. En paraphrasant la formule de G. DUFOIX, il s’agit d’établir un régime de responsabilité tel que l’on puisse dire d’un individu qu’il est « responsable donc coupable ».

Cet ensemble d’évolutions font dire à A. EHRENBERG que « nous sommes entrés dans une société de responsabilité de soi » [ ibid, p. 14 ]. Elle constitue aujourd’hui le cadre dans lequel les relations de travail prennent place, ce qui n’est évidemment pas sans incidences.

Notes
314.

P. ROSANVALLON rejoint ici la conception de l’assurance comme technique incarnant une véritable philosophie que l’on retrouve développée chez F. EWALD [ op. cit. ].

315.

A savoir ; 1°) la meilleure connaissance statistique des risques qui a abouti à différencier les individus selon la classe de risques à laquelle ils appartiennent alors que « la technique sociale assurantielle présupposait [ leur ] globalisation» [ ibid, p. 36 ]. 2°) le « polarisation des risques sur des populations précises » [ ibid ] alors qu’avant les risques étaient répartis plus également. 3°) les écarts intergénérationnels se sont accentués alors que la protection sociale repose plutôt sur « des techniques de redistribution entre classes de revenus » [ ibid ]. P. ROSANVALLON conclut sur ce point en affirmant que « pour ces trois motifs, les procédures assurantielles tendent à perdre la cohérence technique et le fondement philosophique de l’Etat-Providence » [ ibid ].

316.

Titre d’un autre ouvrage de P. ROSANVALLON [ 1995b ] dans lequel il propose de « repenser l’Etat-Providence ».

317.

B. GAZIER explique que « les programmes qui relèvent du “ workfare ” comportent la mise au travail autoritaire des bénéficiaires de l’assistance jugés valides » en relevant que « leur justification finit par être plus moralisatrice qu’émancipatrice : il faut faire travailler les personnes qui vivent aux crochets de l’assistance [ 2005, p. 125 ].

318.

Nous retrouverons cette tension, créatrice de « souffrance », à propos des conséquences des transformations actuelles du monde du travail ( cf infra ).