1°) L’émergence d’un nouveau modèle d’évaluation de la grandeur des travailleurs :

a) Le « basculement » de la notion de qualification à la notion de compétence :

Y. LICHTENBERGER [ 1999 ] parle de « basculement » entre ces deux notions de “ qualification ” et de “ compétence ” pour mettre en avant l’importance des transformations qu’englobe ce glissement sémantique. La notion de compétence est symbolique d’un ensemble de nouvelles représentations qui se propagent dans les relations de travail au niveau de l’évaluation des salariés, tant au cours de leur activité qu’au moment de l’embauche. Cet auteur rajoute que « d’une certaine manière, se rejoue avec le terme de compétence une histoire déjà connue avec le terme de qualification » [ ibid, p. ]. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment la “ qualification ” ‑ définie au sein des organisations productives par la place occupée dans la division du travail qu’elles ont mise en place et attribuée au poste de travail, et non au travailleur lui-même -, était venue se substituer, comme fondement des hiérarchies professionnelles, au “ métier ” dont la maîtrise, définie par des corps de métier extérieurs aux entreprises, était attachée à la personne même du travailleur, transportant ses savoir et son expérience d’un contrat à l’autre. L’institutionnalisation des grilles de classification - par la loi et les conventions collectives - est venue, par la suite, modérer le pouvoir de l’employeur au sujet de la détermination des qualifications des salariés selon le poste de travail occupé, en en faisant le résultat de négociations paritaires, en les rattachant à des critères objectifs tels le diplôme ou l’ancienneté, en les explicitant par des contenus concrets précis et en normalisant la hiérarchie professionnelle et salariale par secteur. Selon cette perspective historique, la notion de compétence apparaît bien en rupture avec ce cadre institutionnel élaboré au cours du 20ème siècle. Cette rupture témoigne d’un bouleversement global du rapport salarial, explicitement souhaité par les laudateurs de la « logique de compétence », en particulier par le MEDEF. Il nous semble toutefois que l’« hypothèse d’instrumentalisation » développée par E. OIRY et A. D’IRIBARNE [ 2001, p. 55 ] selon laquelle le patronat se servirait de cette notion pour justifier des réformes favorables, soit trop restrictive vis-à-vis de ce qui se joue là 340 - ce qui ne signifie d’ailleurs pas que les conséquences des nouveaux modes d’évaluation en rapport avec les compétences n’aillent pas dans ce sens ( cf infra ). Nous pensons plutôt que la notion de compétence est porteuse de représentations en phase avec les nouveaux modes de direction et de contrôle des salariés et doit être analysée comme un signe supplémentaire du délitement du paradigme de l’AHM. La « crise de la notion de poste de travail », dont ont rendu compte Y. F. LIVIAN et J. TERRENOIRE [ 1995 ], s’accorde effectivement avec cette interprétation, qui est de voir dans la diffusion de cette notion de compétence les signes de l’émergence d’un nouveau modèle d’évaluation des travailleurs cohérent avec les principes d’autonomie et de responsabilité individuelle et fautive. C’est, nous semble-t-il, une autre facette de la redéfinition du rapport salarial, à intégrer dans un vaste ensemble d’évolutions qui ne prennent sens que les unes par rapport aux autres.

E. OIRY et A. D'IRIBARNE [ op. cit. ] reviennent sur la « logique de poste » en montrant les liens serrés entre le mode d’évaluation des travailleurs et l’organisation du travail, liens qui fondent l’attribution d’un certain niveau de qualification à chaque poste de travail. Cette classification des postes de travail, qui, rappelons-le, a été élaborée concomitamment à la diffusion des méthodes tayloriennes et des principes du management bureaucratique, repose, selon ces auteurs, sur deux « postulats fondamentaux. Premièrement, le travail peut être prescrit. [ ... ] Deuxièmement, le travail est individuel » [ ibid, p. 57 ]. Autrement dit, la notion de qualification, telle qu’elle s’est établie historiquement au cours du 20ème siècle, renvoie aux modes de commandement et de contrôle typiques du paradigme de l’AHM. D’une part, la subordination est privilégiée comme principe de décision et c’est par rapport à ce principe que la pyramide hiérarchique, et l’échelle des qualifications qui y est associée, prennent tout leur sens. D’autre part, la coordination est censée pouvoir être effectuée à un niveau central, c'est-à-dire que le travailleur affecté à des tâches particulières, n’a pas à se préoccuper de se coordonner avec les autres travailleurs. Cette préoccupation de coordination relève de la structure hiérarchique, et encore une fois, des niveaux de qualification qui y correspondent. Ainsi la hiérarchie est-elle bâtie à partir de cette vision de la qualification, en différenciant les échelons selon la position du salarié vis-à-vis de la subordination - doit-il seulement obéir ou doit-il aussi décider ? -, et aussi selon le degré de coordination exigé de sa part - doit-il effectuer sa tâche isolément et sans se soucier des autres ou être attentif aux problèmes de coordination ?. Le niveau inférieur de qualification - et donc l’échelon le plus bas de la hiérarchie -, correspond effectivement à un poste de travail où le travailleur est entièrement subordonné - il ne fait qu’obéir -, et où il ne se préoccupe pas de se coordonner avec les autres - sa seule responsabilité est de faire ce qui lui est demandé. Inversement, un niveau élevé de qualification - et donc un échelon situé plus haut dans la hiérarchie -, correspond à un poste où le travailleur exerce une fonction d’encadrement - il commande, et donc décide, pour d’autres ‑, et où il est en charge de la coordination de différents travailleurs - sa responsabilité est engagée dans les résultats des ordres donnés et donc, dans la plus ou moins grande réussite de la coordination 341 . Cette explicitation des rapports entre la détermination du niveau de qualification et les positions vis-à-vis des pouvoirs de commandement et de l’exercice de la responsabilité, deux caractéristiques essentielles du paradigme de l’AHM, peut sembler bien laborieuse, voire même totalement inutile tant elle est évidente. Mais, nous l’avons déjà fait remarquer, c’est une évidence dont on doit se déprendre pour être conscient du caractère localisé, historiquement daté, de ce schéma liant hiérarchie et qualification - par le truchement du principe de subordination et du régime de responsabilité statutaire -, et mieux apprécier les évolutions contemporaines. Si aujourd'hui, on revient sur ces fondements de la qualification des travailleurs, c’est bien parce que la hiérarchie, telle qu’elle s’était établie au sein des organisations bureaucratiques et tayloriennes, est remise en cause. C’est parce que l’on estime que le salarié, même au niveau le plus bas, ne doit pas seulement obéir ‑ qu’il doit, au contraire, prendre des initiatives du fait que son travail ne peut être entièrement prescrit - et qu’il ne doit pas seulement avoir une responsabilité limitée au fait d’obéir - qu’il doit, au contraire, être avant tout responsable du produit qu’il obtient et de ses implications pour le reste de l’organisation, et donc faire des efforts de coordination - qu’un nouveau modèle d’évaluation des travailleurs émerge.

Ce nouveau mode d’évaluation du travail et des travailleurs, qui se déploie sous l’étendard des compétences, doit donc être, selon notre point de vue, étroitement associé aux transformations du management vues ci-dessus, à savoir l’accroissement de l’autonomie des travailleurs et leur responsabilisation individuelle. Ce point mérite encore d’être explicité. Nous avançons l’idée que la responsabilité individuelle et fautive, constitutive du régime libéral de responsabilité, est associée à une situation où le travailleur n’est plus considéré comme isolé, mais au contraire où il est en situation d’interdépendance. Le « second postulat » dont parlent E. OIRY et A. D'IRIBARNE [ op. cit. ], à savoir que « le travail est individuel », est, en fait, cohérent avec le régime de responsabilité statutaire, caractérisé par sa dimension collective. Cela peut sembler paradoxal à première vue et pourtant, c’est bien parce que le travailleur ne doit pas se soucier de la coordination, c'est-à-dire des effets de son travail sur les autres, que sa responsabilité est limitée au seul respect des ordres hiérarchiques. Ce sont ses supérieurs hiérarchiques qui doivent prendre en charge la responsabilité de la coordination. Au contraire, si cette responsabilité est attribuée au travailleur de base, cela revient à le mettre en position de ne pouvoir reporter sur les supérieurs hiérarchiques qui le commandent les résultats insatisfaisants, pour les autres membres de l’organisation, qu’il a pu obtenir dans son travail. Il doit être attentif aux conséquences collectives de son activité individuelle. La responsabilité individuelle et le souci de coordination avec les autres travailleurs nous semblent donc devoir être logiquement associés, comme la responsabilité statutaire doit l’être avec le « travail individuel ». « L’idée de responsabilité du salarié à l’égard du résultat » [ 2001, p. 10 ] est justement placée par J‑D REYNAUD au cœur des transformations apportées par la logique de compétence. Il note que « la compétence dit, au contraire [ de la qualification ], que le salarié a une obligation de résultat et pas seulement une obligation de moyens. [ ... ] Cet aspect est extrêmement important et il est particulièrement neuf » [ ibid ]. Le modèle du néo-management constitue bien l’arrière-fond à considérer pour donner du sens au modèle de la compétence.

La « révolution managériale » - selon une expression utilisée lors des journées de DEAUVILLE par E-A SEILLIERES, alors président du MEDEF -, dont est porteuse la notion de compétence montre bien les liens serrés entre les principes du néo-management et ceux prônant les transformations du mode d’évaluation des travailleurs. On y retrouve les mêmes justifications en référence aux tendances économiques et sociales contemporaines. Celles-ci sont d’abord vues comme des forces irrésistibles qui imposent que les organisations effectuent leur “ révolution ”. Cette nouvelle donne que constituent, pêle-mêle, la mondialisation, les nouvelles technologies, la financiarisation de l’économie, les transformations de la demande... créent - selon cette interprétation -, un impératif d’adaptation auquel les organisations doivent se plier, faute de quoi elles péricliteraient et risqueraient de disparaître. La « chaîne logique » de cette interprétation a été décomposée par E. OIRY et A. D'IRIBARNE [ ibid, p. 59 ] qui se sont attachés à en montrer les étapes, partant du constat selon lequel « le marché a changé » pour aboutir à la conclusion selon laquelle « la gestion des compétences correspondant à un nouveau type de rapport salarial, il faut changer l’actuel ». Le point central de cette argumentation est la montée de l’incertitude à laquelle seraient confrontées les entreprises, qui leur impose des transformations tant au niveau des modes de management qu’à celui des modalités de l’évaluation des travailleurs 342 . L’objectif de réactivité, de souplesse des organisations aboutit à une dénonciation des rigidités, qu’elles naissent de la mise en œuvre de l’autorité ou de l’existence de hiérarchies fondées sur de qualifications. La remise en cause vise autant les comportements d’obéissance dans le travail et la limitation de la responsabilité à cette obéissance, que l’attribution d’un niveau de qualification, normalisé et figé, dépendant du poste occupé.

Notes
340.

C’est ce qu’avance J-D REYNAUD : « je crois qu’il faut étudier [ ces textes ], non pas seulement comme des stratégies d’acteurs qui cherchent à défendre leurs intérêts, mais comme des efforts des différents acteurs pour élaborer des règles acceptables par ceux avec qui ils veulent, ils ont à collaborer » [ 2001, p. 8 ]. Il fait référence, en particulier, aux rapports et comptes rendus des « journées internationales de la formation » organisées par le MEDEF en 1998 à Deauville.

341.

Le lien entre niveau élevé de qualification et fonction d’encadrement - c'est-à-dire exercice effectif de pouvoirs hiérarchiques de commandement - n’est pas toujours présent. Il est des cas où le titre de « cadre » est attribué à des salariés qui n’ont pas de subordonnés, par exemple pour beaucoup de fonctionnaires de la catégorie A. Cela montre que le niveau de qualification reconnu par les grilles de classification a une certaine autonomie vis-à-vis de ce schéma originel. C’est alors le niveau d’études qui fonde la qualification de ces cadres, leur formation étant le gage en quelque sorte de leurs capacités à exercer de tels pouvoirs...

342.

La proposition 4 du MEDEF (issue du rapport numéro 2 utilisé lors de ces journées de DEAUVILLE ) le dit très clairement : « La gestion des compétences est indissociable du changement de l’organisation du travail : l’exigence actuelle de polyvalence, d’adaptabilité, de réactivité, de réactivité, conduit les entreprises à sortir du système taylorien d’adaptation du professionnel à son poste de travail pour tendre vers une organisation du travail prenant en compte les compétences professionnelles disponibles aujourd'hui, identifiant et créant celles qui restent à acquérir et qui seront nécessaires pour demain » ( cité par J-D REYNAUD [ ibid, p. 11 ] ).