2°) Le bouleversement du cadre institutionnel et des structures organisationnelles typiques du paradigme de l’AHM :

a) La désinstitutionnalisation des modes d’évaluation du travail :

Les représentations de ce qui fait la valeur du travail et du travailleur sont donc en proie à de profondes transformations depuis les années 1970, parallèlement aux changements qui ont concerné les attentes respectives des employeurs et des employés les uns vis-à-vis des autres, en particulier en termes de régime de responsabilités et de règles de commandement. L’ensemble de ces évolutions ne sont pas sans incidence sur les institutions qui ont constitué le cadre au sein duquel ont été validées les procédures d’évaluation du travail depuis un siècle. On peut trouver dans ces mouvements historiques, une illustration du changement institutionnel tel que l’analyse conventionnaliste peut le concevoir. Les institutions, en tant que règles produites par des instances légitimes, doivent nécessairement ne pas être trop en discordance avec les représentations dominantes, faute de quoi elles perdent de leur légitimité et deviennent, au bout du compte, caduques. C’est en ce sens là que nous dirons que les institutions encadrant l’évaluation du travail, mises en place depuis la fin du 19ème siècle en correspondance avec le modèle de la qualification, sont en voie de dislocation, à un point tel que l’on peut bien parler de “ désinstitutionnalisation ”. C. PARADEISE et Y. LICHTENBERGER vont dans le même sens lorsqu’ils remarquent que « les institutions qui soutiennent l’échange salarial n’embrayent plus sur la réalité des comportements. Elles ne permettent plus de garantir des anticipations fiables aux divers acteurs du monde du travail en France » [ 2001, p. 36 ]. Les grilles de classification ont institutionnalisé les hiérarchies professionnelles nées à la fin du 19ème siècle - c’est une des facettes de la constitution du paradigme de l’AHM -, en définissant les conditions d’accès à un poste de travail, en dessinant les contours de ces postes de travail, en leur associant des rémunérations standards... Elles ont, par là même, légitimé ces hiérarchies en établissant des « super règles », selon les termes de ces auteurs, résultats d’un accord social sur la qualification reconnue aux travailleurs par les entreprises. Ce sont ces institutions-là qui sont en cause aujourd'hui avec le basculement du modèle de la qualification au modèle de la compétence, ce qui remet en question la légitimité de l’évaluation des travailleurs 349 .

F. EYRAUD et P. ROZENBLATT remarquent déjà que « les grilles de classification sont des instruments indispensables de gestion du personnel dans le cas d’une logique de poste, mais moins utile avec une logique “ attributs ” des individus » [ ibid, p. 132 ]. C’est nettement avéré par les faits, puisque l’on constate que les grilles de qualification sont des références de moins en moins utilisées pour déterminer les niveaux de qualification des travailleurs ainsi que pour fixer la rémunération du travail, tant en montant qu’en progression 350 . La discordance entre cette institution et les représentations nouvelles portées par le modèle de la compétence est visible à travers les critiques qui ont porté sur l’inadaptation de ces grilles de classification aux réalités nouvelles. Cela a tout d’abord été un des éléments de l’entreprise de « refondation sociale » lancée par le MEDEF dans les années 1990, dont le but explicite était de réformer les institutions traditionnelles du monde du travail. Les grilles de classification ont été dénoncées en tant que freins au changement et source de corporatisme. En fixant les niveaux de qualification des travailleurs en lien avec la définition des postes de travail, elles ont été vues comme la source de “ rigidités ” empêchant d’une part, de laisser ouverte la définition des tâches que l’employeur pouvait avoir besoin de faire exécuter à son employé et d’autre part, de valoriser les capacités réelles de l’employé. Selon cette logique argumentaire, les grilles de classification aboutissent à deux travers ; d’abord celui d’entraver la flexibilité nécessaire aux organisations pour s’adapter aux changements du fait de la délimitation figée des tâches prévues dans un poste de travail, et ensuite, de générer des revendications statutaires de reconnaissance de sa qualification de la part du travailleur, revendications assimilées à des manifestations de corporatisme et, par là même, dévalorisées. Cette volonté de réformer les institutions d’évaluation du travail ne s’est toutefois pas seulement exprimée dans les milieux patronaux, puisque l’on retrouve aussi une telle volonté dans les revendications syndicales. La demande de voir reconnaître la qualification personnelle du travailleur, à côté de la qualification conférée par le poste de travail occupé, est une demande ancienne des syndicats. Elle a finalement abouti à la signature en 1975 d’une convention collective instituant, dans le secteur de la métallurgie, une grille de classification dite à “ critères classants ”, la première de cette sorte avant qu’elle ne soit généralisée à de nombreux secteurs. Il s’agit d’une refonte des grilles de classification, dans un sens tel que F. EYRAUD [ 1978 ] a parlé, à propos de la convention collective de la métallurgie, de « la disparition des grilles PARODI ». Elle satisfaisait effectivement une revendication des salariés, à savoir que leurs qualifications propres soient prises en compte dans leur classement dans la hiérarchie professionnelle, ce qui renvoie aux représentations sous-jacentes au modèle de la compétence. Autrement dit, il s’agissait que l’entreprise rémunère ce dont “ ils étaient capables ”, selon leur formation et leur expérience, et pas seulement “ ce qu’ils faisaient ” dans le cadre du poste qu’on leur avait attribué. Une telle revendication n’est sans doutes pas sans liens avec le mouvement d’élévation du niveau de formation en France depuis les années 1960. Le développement d’un enseignement secondaire de masse a créé des attentes qui ont exacerbé la frustration de la part des diplômés de ne pas se voir reconnaître leur niveau d’études, leur qualification étant uniquement liée à la classification du poste occupé.

Une des implications les plus importantes des transformations des modalités d’évaluation des travailleurs est de changer le niveau auquel sont décidées les procédures d’évaluation. J‑D REYNAUD considère d’ailleurs que « l’essentiel » dans le modèle de la compétence, c’est le fait que « c’est l’entreprise qui juge la compétence » [ ibid, p. 10 ]. De négociations de branches, impliquant les syndicats représentant du patronat et des salariés, on est passé à un face-à-face, direct, entre l’employeur et l’employé. C’est une évolution dont rendent bien compte également B. BAUDRY et B. DUBRION, notant que « le niveau de la branche perd de son importance au profit du niveau où sont valorisées les compétences, le niveau d’entreprise » ce qui aboutit au fait que « le salarié est alors géré plus en tant que personne que par rapport à la fonction qu’il assure dans l’entreprise » [ ibid, p. 11 ]. Cette évolution est la conséquence logique de la diffusion du modèle de la compétence puisque ce mode d’évaluation ne peut opérer que dans la situation professionnelle particulière dans laquelle le travailleur s’insère. Les compétences ne peuvent que difficilement être déterminées de façon abstraite et générale puisqu’elles sont constituées par les qualités très spécifiques que nécessite une activité et sont mesurées de façon toute individuelle, en particulier en tant que potentialités inscrites dans la personne même. Ce n’est, bien sûr, pas sans incidences, sur les formes et les résultats de cette négociation entre deux parties qui sont loin d’être à égalité et L. BOLTANSKI et E. CHIAPPELLO font bien ressortir que « la possibilité de dénoncer l’écart entre la nature du poste et d’une part, sa rémunération et d’autre part, les qualifications des occupants [ ... ] disparaît avec l’utilisation de la notion de compétence » [ ibid, p. 771, note 47 ]. L’arbitraire de la reconnaissance des compétences des travailleurs par les employeurs est un problème qui émerge avec les nouveaux modes d’évaluation. C’est en fait la question de la justice de l’évaluation dans ce cadre de face-à-face déséquilibré entre les uns et les autres qui se pose. C. PARADEISE et Y. LICHTENBERGER soulignent que, « contre le risque de voir s’amplifier l’asymétrie de sa relation avec l’employeur et se creuser le rapport de domination qui les lie, le contrôle des systèmes d’évaluation apparaît comme un enjeu majeur » [ ibid, p. 39 ]. La volonté de donner un cadre institutionnel à l’évaluation des compétences du salarié est liée à cette prise de conscience des abus qu’une évaluation, dont les modalités seraient déterminées de façon purement interne aux organisations, de la valeur des salariés pourrait entraîner. Une telle perspective explique qu’un nouveau cadre institutionnel doit nécessairement naître afin de stabiliser et de légitimer un minimum les évaluation dans ce cadre de la compétence, avec le souci de les rendre transférables et pas seulement reconnues dans la situation professionnelle particulière où elles ont émergé. On peut voir une telle tentative de ré-institutionnalisation de l’évaluation des travailleurs à travers l’encadrement législatif du bilan de compétences, ce qui a été réalisé au début des années 1980 et intégré dans le Code du Travail 351 . J-P LE GOFF souligne que « l’inscription du “ bilan de compétences ” dans la loi vise ainsi à encadrer les pratiques et empêcher les abus » [ ibid, p. 29 ]. C’est aussi ce que constitue l’accord dénommé ACAP 2000 signé en décembre 1990 dans le secteur de la sidérurgie. B. GAZIER détaille les points de cet accord qui visent à évacuer l’arbitraire de l’évaluation des compétences : « en cas de divergence sur les bilans de compétences, le recours à une commission paritaire a été prévue ; un “ parcours minimal de carrière ” est garanti ; on valorise les compétences de groupe ; et on prend en compte les mandats syndicaux dans l’expérience acquise » [ 2005, p. 196 ]. Ce même auteur note toutefois que la mise en œuvre de cet accord ne s’est pas faite sans difficultés. Dans le même ordre d’idée, S. MONCHATRE [ 2002 ] a aussi montré les conséquences ambivalentes, pour le moins, de cet accord novateur en faisant le bilan de dix ans de son application.

Nous reviendrons plus longuement, dans la seconde section, sur les rapports de force qui émergent de ce nouveau mode de négociation des compétences. Si le modèle des compétences entraîne une transformation radicale du cadre institutionnel dans lequel se déroule l’évaluation du travail, il a aussi des implications sur les formes organisationnelles elles-mêmes, ce à quoi nous allons maintenant nous intéresser.

Notes
349.

C. PARADEISE et Y. LICHTENBERGER nous incitent toutefois à « relativiser l’homogénéité et l’emprise du modèle de la qualification » [ ibid, p. 40 ]. Les fameuses « grilles Parodi » ont pris des formes diverses selon les secteurs d’activité et le déroulement historique qui a abouti à leur élaboration, de même que leur prégnance dans les relations professionnelles.

350.

Cf C. GAVINI [ 2000 ].

351.

On retrouve ces dispositions dans les articles L. 900-4-1 et R. 900-1 à R. 900-8. Cf J. PELISSIER, A. SUPIOT et A. JEAMMAUD [ op. cit. ].