1°) Dépasser les limites des théories des contrats à appréhender l’autorité, et pas seulement le pouvoir, dans la relation d'emploi :

a) Des conventions pour faire face à l’incertitude radicale et à l’incertitude critique :

L’évaluation de la position des théories contractuelles sur la nature de la relation d'emploi fait ressortir le lien essentiel entre l’incomplétude du contrat de travail - et par conséquent, le choix de l’hypothèse de rationalité -, et l’exercice de l’autorité. Le contrat de travail est un contrat incomplet qui prévoit qu’au cours de son exécution, le travail d’un des agents, l’employé, soit sous le “ commandement ” de l’autre, l’employeur. C’est ce qui en fait la particularité par rapport à un contrat marchand par lequel un agent, vendeur de service, satisfait la “ commande commerciale ” effectuée par un autre agent, l’acheteur. C’est H. SIMON [ 1951 ] qui a montré que, dans une situation de forte incertitude, le contrat de travail est préférable au contrat marchand en donnant une plus grande capacité d’adaptation au destinataire du produit du travail quand il est en position d’employeur plutôt qu’en position d’acheteur. La TI aboutit logiquement à un déni de tout pouvoir dans la relation d'emploi du fait de l’omission de cette caractéristique. Ce lien entre commandement et incomplétude se retrouve toutefois dans la TDP comme dans la TCT. Mais, pour la première, l’incomplétude, qui a une source économique, est annihilée par l’introduction d’un processus d’implémentation du contrat au cours du temps. La relation d'emploi est vue en quelque sorte comme une succession de “ commandes commerciales ” plutôt que le cadre d’exercice d’un véritable commandement, supposant une acceptation préalable de l’employé de se soumettre à des ordres futurs de l’employeur. On peut par contre découvrir un tel enchaînement logique dans la TCT qui associe la « subordination volontaire » de l’employé à l’employeur à une incomplétude au sens fort, c'est-à-dire dont l’origine se trouve dans la rationalité limitée des contractants. L’employé accepte ex ante d’exécuter les tâches que l’employeur lui ordonnera d’exécuter ex post, tant qu’elles restent comprises à l’intérieur d’une « zone d’indifférence ». Il ne faut guère pousser le raisonnement ‑ seulement aller jusqu’au terme logique de la rationalité limitée, pour rencontrer la forme conventionnelle. Si l’employeur n’a pas défini les tâches à exécuter au préalable, du fait qu’il ne sait pas à l’avance l’action de l’employé nécessaire aux circonstances, il y a une impossibilité logique à considérer que le commandement est une solution au caractère incomplet du contrat. Donner un ordre, ou instaurer une règle de commandement, c’est encore définir ex ante l’action qu’on attend de l’employé, même si le décalage temporel devient plus faible. Mais, dans tous les cas, l’employé doit déployer une certaine initiative dans ses actions qui ne peuvent être entièrement planifiées. Les sociologues du travail ont bien mis en exergue l’écart entre le « travail prescrit » et le « travail réel », même dans de situations de taylorisation extrême des tâches. L’incomplétude du contrat de travail est donc irréductible et la relation d’autorité laisse nécessairement subsister une incertitude quant à l’action que l’employé doit exécuter et que l’employeur a ordonnée. H. SIMON le fait bien remarquer ; « un ordre peut être exécuté de façon intelligente ou stupide, rapidement ou lentement, avec enthousiasme ou en rechignant » [ 1983, p. 133 ]. Il ne peut y avoir de définition en extension de l’autorité, comme le laisse penser la notion même de « zone d’acceptation ». Seule une définition en compréhension est envisageable, c'est-à-dire que l’employeur doit être “ compris ” de l’employé pour obtenir ce qu’il lui demande. Cela suppose l’existence de modèles de comportements implicites auxquels l’employé se réfère pour déterminer sa réponse aux commandements. La grève du zèle illustre par l’absurde la nécessité d’interpréter toute directive pour avoir un comportement d’obéissance puisque c’est en ignorant ces modèles implicites qui la complètent que les employés expriment leur désobéissance. L’autorité présuppose donc l’existence de conventions d’abord parce qu’elle se déroule dans un cadre d’incertitude radicale.

Cette première allusion aux conventions est cependant peu perturbatrice pour les théories des contrats. D’une part, elles en reconnaissent déjà la nécessité en introduisant, pour certaines, une composante « informelle » à côté de l’organisation formelle au sein de laquelle règne l’autorité. C’est un héritage de C. BARNARD dont on trouve la trace explicitement dans les travaux d’O. WILLIAMSON [ 1990 ]. D’autre part, cette dimension implicite dans le commandement est rejetée à la marge par la supposition que l’obéissance de l’employé est obtenue avant tout par une structure incitative appropriée. Cette confiance dans le système de sanctions et de récompenses mis en place au sein de l’entreprise se fonde sur l’hypothèse d’une intentionnalité infinie des actions des employés, c'est-à-dire en les dotant d’une rationalité substantive et d’une autonomie de leurs préférences. Quand HART et MOORE affirment que l’employé « imagine par lui-même [ ce qu’il doit faire ] et agit en conséquence », il est sous-entendu que l’employé sait ce qui est dans son intérêt, et que c’est en jouant sur cette recherche d’intérêt que l’employeur le fait agir dans le sens souhaité. De même, si O. WILLIAMSON admet bien des aspects non calculatoires aux comportements des employés, la centralité de l’hypothèse d’opportunisme les relègue finalement à un arrière plan négligeable. Pour envisager que l’employé obéisse à l’autorité et pas seulement à des pouvoirs, il faut introduire une dose d’inintentionnalité dans ses actions. Cette inintentionnalité conjugue l’hypothèse de rationalité procédurale - l’employé suit une procédure consistant à « subordonner ses choix aux ordres reçus » explique H. SIMON [ ibid, p. 111 ] -, et celle d’hétéronomie des préférences - « le subordonné suspend son jugement critique et conforme son choix à l’ordre ou au signal qu’il reçoit » selon le même auteur [ ibid, p. 113 ]. Autrement dit, l’autorité suppose que l’employé considère les ordres de l’employeur comme des obligations à suivre indépendamment, au moins dans une certaine mesure, des effets sur son utilité. Autrement dit, il faut qu’il obéisse en partie par “ sens du devoir ” et non par la “ force des pouvoirs ”. C’est ce que suggère la présentation de l’échange salarial par G. AKERLOFF comme résultant d’un « don contre don », rompant bien avec l’hypothèse d’employés obéissant uniquement au « bâton et à la carotte ». Les préférences individuelles sont supplantées par une norme collective, même si chez cet auteur, ce type de relation ne tient finalement que si les intérêts des deux parties s’y retrouvent. Cette inintentionnalité, en tant qu’oubli de finalités purement individuelles, peut cependant varier entre les deux attitudes extrêmes que constituent un dévouement sans limite et un utilitarisme strict. Une incertitude apparaît à ce niveau quant au degré d’inintentionnalité considéré comme normal de la part d’un employé, incertitude que l’on peut qualifier de « critique » selon les termes de L. THEVENOT [ 1989 ]. Cette incertitude se résout avec l’existence d’un norme conventionnelle de “ sens du devoir ” à partir de laquelle les comportements seront évalués. Ce qui ne signifie pas que tous se conformeront à cette norme, mais qu’elle constitue le point fixe de tout jugement quant à l’obéissance d’un employé.