b) La place des conflits et de la critique dans le modèle conventionnaliste de l’autorité :

L’EC est accusée régulièrement, et depuis son origine, d’être une théorie du consensus du fait qu’elle se focalise sur les questions de coordination interindividuelle, et par conséquent, elle ne laisserait pas de place aux rapports de force, aux relations de pouvoir et aux conflits. Il nous semble que cette critique d’irénisme adressée à l’EC est infondée et part d’un contresens sur le niveau d’accord et de désaccord envisagé. Pour penser le désaccord, l’EC suppose effectivement qu’il existe un accord, mais à un niveau supérieur, par lequel l’affrontement est exprimé, dans des limites convenues, et guidé dans son déroulement jusqu'à son dénouement. C’est ce qu’affirme O. FAVEREAU lorsqu’il écrit que « la grève est l’expression réglée d’un désaccord, et l’économie orthodoxe est incapable de penser ces deux termes simultanément » [ 1994b, p. 5, souligné par l’auteur ]. Il est intéressant de remarquer que ce point de vue est diamétralement opposé à celui des théories des contrats, qui s’énonce d’ailleurs sous la forme d’un paradoxe, celui d’évacuer tous désaccords en partant d’individus en constante compétition ou opposition. Au contraire, l’expression des conflits dans le cours des relations est justement rendue possible dans l’EC par le fait que les individus ne sont pas exclusivement dans une logique d’affrontement.

Avec le modèle des « économies de la Grandeur » de L. BOLTANSKI et L. THEVENOT [ op. cit. ], l’EC nous semble justement bien armée pour aborder les conflits avec un gradualisme dans le degré de remise en cause du « modus vivendi » autour duquel la relation d’autorité a été stabilisée, les auteurs séparant trois niveaux différents de désaccord. Tout d’abord, les « litiges » sont « un désaccord sur la grandeur des personnes et donc sur le caractère plus ou moins juste de leur distribution dans la situation » [ ibid, p. 168 ]. Ces situations naissent du constat de « défaillances » qui sont interprétées comme le signe que les acteurs ne sont pas à leur place et qu’ils déjouent les attentes placées en eux. Le litige provient du débat qui peut naître de la contestation du jugement porté sur eux par les acteurs. Pour régler ce désaccord, une « épreuve » est mise en place qui consistera à vérifier la validité de l’argumentation des parties en cause. La clôture du litige sera obtenue en réajustant la situation c'est-à-dire en “ remettant en place ”, soit les acteurs, soit les dispositifs. Le second niveau du désaccord est celui de la « dispute », dans laquelle « [ les person-nes ] font valoir, dans la situation qui leur a été préjudiciable, d’êtres ne relevant pas du monde dans lequel l’épreuve doit être agencée pour être valable » [ ibid, p. 267 ]. C’est une extension des conflits liée à l’interférence d’autres modes de justification que celui qui est naturel dans le cours de la situation. Dans ce type de conflits, l’autorité est remise en cause de manière plus fondamentale. La dispute pour être close nécessite le plus souvent le recours à un jugement extérieur, par exemple celui du tribunal des prud’hommes. Enfin, le troisième niveau de désaccord, envisagé par L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, est le « différend » dans lequel « la contestation [ ... ] s’accompagne d’une remise en question du bien commun dénoncé comme simple autosatisfaction par opposition à d’autres principes de justification » [ ibid, p. 275 ]. On pourrait évoquer alors une contestation générale des modes de contrôle et de commandement qualifiés d’autoritaristes et assimilés à de l’exploitation brutale. C’est toute l’autorité qui est ici remise en cause avec en arrière fond l’accusation par les employés que les supérieurs hiérarchiques ne poursuivent pas le « bien commun ». L’autorité n’est plus soutenue par un accord sur les raisons permettant de la justifier, de la rendre légitime.

Cette question des conflits est en outre centrale pour toute analyse de la relation d’emploi du fait que, loin de pouvoir être considérés des “ accidents ”, il faut au contraire les intégrer en tant que moments naturels, voire obligés. De ce point de vue, la validité de l’EC réside aussi dans cette normalisation du désaccord, contrairement aux théories des contrats qui en font un phénomène anormal, pathologique, toujours en conséquence de cette vision selon laquelle l’accord est assimilable à un équilibre, lequel émerge naturellement grâce aux mécanismes de régulation des comportements individuels. La survenue des désaccords dans l’exercice de l’autorité est d’abord l’occasion de réaffirmer le fondement de l’ordre hiérarchique et ce qui constitue le cœur de l’autorité, à savoir la prééminence des objectifs du supérieur sur ceux des subordonnés. C’est un moment où est mis en exergue le pouvoir décisionnel du premier sur le second, ce qu’H. SIMON appelle le « droit au dernier mot », c'est-à-dire le fait que « quand il y a désaccord [ ... ] il revient à l’autorité [ ... ] de trancher » [ ibid, p. 115 ]. Cependant, ce pouvoir d’arbitrage est contraint par des exigences de justice qui interfèrent avec la légitimité de la détention de l’autorité.

Les désaccords sont aussi des moments où des interrogations quant à l’exercice de l’autorité sont levées. Le règlement des désaccords portant sur l’attitude conforme, que ce soit d’obéissance ou de commandement, va imposer des solutions conventionnelles qui stabiliseront l’ordre hiérarchique. Il créera des précédents qui constitueront des « points focaux » pour les situations similaires. De manière plus générale, les conventions qui encadrent l’exercice de l’autorité sont révélées, s’explicitent lors de la survenue des désaccords. Les justifications qui sont apportées aux points de vue des protagonistes éclairent les repères cognitifs et normatifs qui sont derrière leurs attitudes. Cette explicitation est rendue nécessaire dans le compte rendu de la situation et dans les débats qui surviennent afin de “ vider la querelle ”. Les épreuves mises en place pour tester la sincérité des discours et la véracité des faits permettent également une “ objectivation ” des conventions à l’œuvre. C’est particulièrement le cas lorsque les désaccords prennent un tour judiciaire où la demande de justification est très forte et prend des formes légales précises.

Ainsi les désaccords sont des moments privilégiés d’exercice de l’autorité et de confirmation de la hiérarchie. Ils sont aussi le moment où les pratiques et les valeurs doivent être éclaircies et ressortent au plein jour dans les justifications apportées par les protagonistes. Les désaccords viennent alors stabiliser les formes de commandement et d’obéissance en explicitant et en objectivant les conventions qui les fondent et les régulent. Cela ne signifie pas que les désaccords aient toujours pour effet de stabiliser l’ordre hiérarchique et de consolider l’autorité Il se peut aussi qu’ils dégénèrent et, mettant en jeu toute l’institution, aboutissent à faire émerger de nouvelles conventions. Les désaccords sont donc au cœur de la dynamique de l’ordre hiérarchique. C’est pourquoi nous avons distingué les crises « dans » les conventions de l’autorité et les crises « des » conventions de l’autorité.