b) La constitution du paradigme de l’autorité hiérarchique moderne :

Si nous parlons de paradigme, c’est qu’effectivement un certain nombre d’institutions ont émergé, formant un système cohérent au sein duquel les relations de travail se sont inscrites. Cette notion de paradigme met en exergue, tant le caractère localisé de cette modalité de l’autorité, valide au sein d’un type d’économie particulier - le capitalisme américain et européen -, et sur une période historique bien déterminée - de son émergence dans le dernier tiers du 19ème siècle à sa crise actuelle depuis les années 1970-1980 -, que son caractère non exclusif d’autres modes de fonctionnement de la relation de travail - selon le secteur d’activité considéré, le type d’entreprise... C’est à la lumière du modèle d’autorité légitime, dont nous avons tracé les grandes lignes dans la première partie, que nous avons abordé les institutions regroupées au sein de ce paradigme.

Ainsi l’axiome de « bien commun » y occupe une place cruciale, à côté de l’« axiome d’investissement » déjà traité. Il justifie la détention par certains de pouvoirs plus étendus pour la raison que l’exercice qu’ils font de ces pouvoirs est profitable à toute la collectivité, et en particulier, à ceux qui sont sous leurs ordres. Le respect de cet axiome s’observe, selon nous, à travers la division verticale du travail qui s’est mise en place dans les organisations productives à la fin du 19ème siècle, ce que le Taylorisme a systématisé et théorisé. La séparation entre les fonctions d’exécution et celles de conception procède bien de cette représentation de la supériorité de certains travailleurs ‑ les ingénieurs du bureau des méthodes -, sur d’autres - les ouvriers spécialisés -, ce qui enjoint que les premiers déterminent très précisément la façon dont les seconds doivent agir - en bref, les commandent. Il y a là une rupture avec les modes d’organisation du travail traditionnels, pour lesquels le commandement pouvait être présent, mais au sein des corps de métier et entre « gens de métier » et « gens de peine ». La rupture réside également dans le fait que cette structure hiérarchique a pris un tour systématique, ordonnant de multiples niveaux intermédiaires, ce qui pour A. CHANDLER est le trait remarquable. de l’« entreprise moderne ». Cet auteur en décrit l’émergence historique dans un secteur précurseur - celui du transport ferroviaire aux E.-U. -, les compagnies de chemins de fer étant confrontées à des problèmes d’organisation encore jamais affrontés jusqu’alors. La construction de hiérarchies continues, professionnelles et impersonnelles, schématisées par les organigrammes - dont H. FAYOL a été le grand promoteur -, a été la réponse à ces problèmes d’organisation. Ainsi établies clairement, les voies hiérarchiques du commandement et des responsabilités - ces deux aspects étant étroitement entremêlés dans les préoccupations des directeurs de ces compagnies dont leurs écrits ont laissé la trace -, deviennent la base de l’administration de ces « entreprises modernes ». La diffusion d’un mode de coordination administrative, ou bureaucratique, accompagnant la mise en place de ces hiérarchies pyramidales est un élément central de la formation du paradigme de l’AHM. Ces questions d’administration apparaissent précisément à cette époque dans les travaux de nombreux auteurs, au premier rang desquels on retrouve M. WEBER. L’analyse wébérienne de la bureaucratie - dont il note la présence dans les organisations publiques et aussi privées -, fait ressortir un certain nombre de traits forts, dont ceux de la stricte délimitation des « ressorts » des divisions internes, de l’importance du respect de la voie hiérarchique et du formalisme qui s’observe dans la production de règles écrites.

Les entreprises managériales et les administrations publiques ont donc été le cadre de l’institution de l’« autorité hiérarchique moderne », englobant une proportion croissante des relations de travail ‑ une autre manière d’aborder cette mutation consistant à parler de la naissance de la « société salariale ». Si leur structure hiérarchique et la coordination administrative souscrivent bien aux caractères d’une relation d’autorité légitime, il n’en reste pas moins que la subordination qui résulte du statut de salarié a une nature discordante avec les valeurs de la démocratie. L’exigence de compatibilité avec les grands principes d’égalité et de liberté - qui est la marque distinctive de l’autorité moderne vis-à-vis de formes d’autorité traditionnelles -, peut être rattachée aux autres axiomes de la Cité, ceux de « commune humanité » et de « commune dignité ». Nous pensons que cette exigence est intrinsèque au processus même de bureaucratisation - « ombre inséparable de la “ démocratie de masse ” en progrès » ainsi que l’affirme M. WEBER. On en retrouve l’expression dans l’impersonnalité qui caractérise les règles de commandement et de gestion des bureaucrates ‑ au niveau du recrutement, de l’avancement visant à éliminer le népotisme ou le favoritisme -, ou encore dans le respect de la voie hiérarchique ‑ gage de la mise en oeuvre du régime statutaire de responsabilités qui lie charge de responsabilités et pouvoirs de commandement -, ou encore dans l’importance des documents écrits - éléments de preuve dans les conflits de commandement et de responsabilité, de façon à en évacuer l’arbitraire.

La nouveauté historique réside aussi dans le basculement de la logique de métier à celle des qualifications. Les différences entre ces modes d’évaluation des travailleurs - et les hiérarchies qui en découlent -, se situent à deux niveaux. D’abord, au niveau de la nature des qualités évaluées, c'est-à-dire de l’« ordre de grandeur ». Les qualifications sont évaluées, principalement, par rapport à des critères de technicité - reflet de la rationalité gestionnaire et technique véhiculée par la bureaucratie et le Taylorisme. Elles ne renvoient plus à l’appartenance à une communauté professionnelle au sein de laquelle s’effectuent la transmissions de savoir-faire traditionnels et le passage d’épreuves rituelles. Ensuite, c’est aussi au niveau du contexte institutionnel que se situe la différence. Les qualifications sont déterminées, au sein de l’organisation productive, par le profil des postes de travail créés avec l’approfondissement de la division du travail. Elles ne sont plus du ressort des corps de métier qui avaient recréé une réglementation professionnelle, dans la continuité des corporations d’Ancien Régime. De plus, elles ne sont plus attachées au travailleur lui-même, mais aux activités qu’il effectue, ce qui fait qu’il est évalué ex ante et seulement sur son aptitude à s’adapter aux exigences du poste de travail. Le pouvoir d’évaluation des travailleurs est ainsi remis entièrement aux mains des employeurs, ce qui explique la résistance des ouvriers de métier aux transformations de l’organisation du travail à la fin du 19ème siècle. C’est une évolution qui ouvrait encore un peu plus grand la porte à un arbitraire sans bornes dans l’exercice des pouvoirs de l’employeur, ce que l’institutionnalisation des qualifications a cherché précisément à évacuer. Les grilles de classification, d’abord élaborées par certaines municipalités, puis dans le cadre des conventions collectives à partir de 1919, ont standardisé les qualifications, à travers la description par des critère communs des postes de travail et les correspondances établies avec les diplômes exigibles pour le recrutement. La hiérarchie professionnelle ainsi institutionnalisée a dépouillé les employeurs du pouvoir exclusif d’évaluer les qualités des travailleurs et ce faisant aussi, du pouvoir de déterminer les rémunérations puisque les grilles de classification soumettaient l’échelle salariale à la négociation collective.

A ce niveau aussi, on observe la mise en place de règles institutionnelles destinées à « civiliser l’entreprise », selon l’expression d’A. SUPIOT. Autrement dit, à établir des relations d’autorité légitimes entre les travailleurs et leurs employeurs. C’est toute cette construction qui, depuis une vingtaine d’années, est en crise.