2°) Tracer les limites du domaine des actions justifiables dans un cadre capitaliste :

a) « Capitalisme utopique »et « capitalisme réel » :

Il ressort des développements précédents que l’association entre relations de pouvoir et marchandisation débouche sur un amendement souhaitable du modèle des économies de la Grandeur consistant à reconnaître la position très particulière qu’y occupe la justification marchande. On ne peut pas simplement considérer que vendre et acheter le travail est toujours injuste, ce qui tendrait à émettre une restriction ad hoc à la validité des justifications issues de la cité marchande. Mais, c’est une forme très particulière de pouvoir qui est justifiée au sein de la cité marchande, le « pouvoir d’achat », qui ne permet pas d’instituer des relations d’autorité puisqu’elle repose sur le fait qu’un individu persuade un autre, resté maître de sa volonté, pour le faire agir dans le sens souhaité.

La philosophie politique qui fournit le fondement à la justification au sein de la cité marchande, correspond à ce que P. ROSANVALLON a nommé le « capitalisme utopique » [ 1999 ]. Le premier trait marquant de cette philosophie est d’avoir voulu mettre à bas les hiérarchies, et l’autorité qui l’accompagne, en fait d’avoir voulu s’émanciper des jougs de la société traditionnelle. C’est ce qu’explique P. ROSANVALLON lorsqu’il écrit qu’« aux figures formelles et hiérarchiques de l’autorité et du commandement, le marché oppose la possibilité d’un type d’organisation et de prise de décision largement dissocié de toute forme d’autorité » [ ibid, p. IV ]. L’autonomie de l’individu se retrouve encensée, autant sur le plan économique de l’échange marchand que sur le plan politique du gouvernement démocratique. P. ROSANVALLON part de là pour refuser de séparer le libéralisme politique et le libéralisme économique, dont le point commun est de proposer une utopie d’abolition des servitudes, tant économiques que sociales et politiques. Cette utopie a débouché sur des développements spécifiques à la sphère de l’économie avec la naissance d’une science centrée sur les mécanismes du marché comme mise en compatibilité des désirs individuels, sans intervention centralisée, autrement dit, sans autorité.

L’utopie réside dans cette croyance en une harmonie sociale qui est obtenue par la convergence naturelle des volontés individuelles en direction du « bien commun ». Ce rappel peut sembler, à première vue, trivial vis-à-vis de la caractérisation de la cité marchande effectuée par L. BOLTANSKI et L. THEVENOT. Mais, la raison pour laquelle la cité marchande doit être placée à part dans le modèle des économies de la Grandeur, réside, en fait, à cet endroit même. Pour l’exprimer, nous dirons que la justice du marché est une justice auto-validée, dont la nature même est d’être incontestable. Effectivement, si l’échange sur le marché est juste, c’est simplement parce qu’il survient ce qui est le signe qu’il a été accepté par les échangistes, chacun estimant avoir optimisé ses objectifs utilitaristes. Autrement dit, la justice est immanente au marché. On retrouve ici le cœur de la philosophie contractuelle dont parle F. EWALD [ op. cit. ], qu’il illustre en citant un adage juridique ancien selon lequel « tout ce qui est contractuel est juste ». La justice marchande est garantie par la prémisse de l’autonomie de la volonté que conservent les individus quand ils contractent, et c’est en cela qu’elle n’a pas la même nature que la justice reposant sur d’autres principes qu’on retrouve dans les autres cités. Autant, peut-on contester la parole d’un expert qui prend une décision en argumentant sur le plan technique, se rebeller contre les injonctions parentales ou minorer la grandeur de ceux qui ont une renommée publique, autant ne peut-on pas contester la justesse et la justice d’un échange, à partir du moment où il est effectué. On peut évidemment dénier la pureté de l’épreuve marchande, mais cette dénonciation est toujours atténuée par la liberté que l’on conserve de refuser les termes du contrat. Si l’échange réalisé sur le marché est incontestablement juste, c’est que chacun en l’acceptant reconnaît, en fin de compte, qu’il a obtenu l’équivalent de ce qu’il a proposé. Chaque agent économique est motivé par un gain à l’échange qui réside dans le supplément d’utilité personnelle qu’il obtient. Mais, l’échange est équilibré dans le sens où chacun reçoit l’équivalent monétaire de ce qu’il apporte au marché. Ce principe d’équivalence dans l’échange renvoie à une forme de justice que F. EYMARD-DUVERNAY qualifie de « liberté naturelle » [ 2004a ]. Cet auteur le définit, en rapport avec la théorie de la justice de J. RAWLS, comme la forme la moins exigeante de justice mobilisée pour justifier les inégalités. Il suffit que celles-ci satisfassent au critère de PARETO, ce à quoi la cité marchande souscrit pleinement puisque un échange y est juste à partir du moment où il procure un « bien commun », ce qui est le cas dès qu’un, au moins, des échangistes accroît son utilité. L’échange est donc intrinsèquement attaché à une conception de la justice que B. REYNAUD nomme l’« équité forte » et qu’elle définit comme « l’égalité du rapport entre la contribution et la rétribution individuelle, comparée à celle d’un autre » [ 1991 , p. 4 ] ( cité par B. DUBRION [ 2003, p. 141 ] ). Chacun étant autonome, il est à même de juger de cette équité et, logiquement, effectue un échange seulement s’il a reconnu que cette équité était respectée.

L’acceptation de l’échange vaut donc accord sur la justice de l’échange, autrement dit, le seul fait que deux individus rentrent dans un rapport marchand signifie qu’ils considèrent qu’il y a équivalence entre ce que chacun apporte et retire de cet échange. Ce point nous semble être le signe d’une irréductible singularité de la justice marchande qui se fonde sur un principe d’auto-validation, et non pas sur une hétéro-validation, par un jugement extérieur à la relation. Autrement dit, la configuration particulière de la cité marchand provient du fait qu’elle ne peut pas concevoir qu’un désaccord survienne dans les relations qui se nouent selon le mode de coordination qui en est constitutif. Il n’est, certes, pas étonnant qu’une telle remarque, déjà notée auparavant, s’applique aux théories économiques standards, y compris les théories des contrats, dont on a vu qu’elles ne peuvent que très difficilement intégrer le désaccord en leur sein, puisque ce sont avant tout des théories de l’accord marchand ou contractuel. Le marché, tel qu’il est idéalisé dans la cité marchande, représente bien une utopie politique, et c’est ce rêve d’une harmonie, sans autorité ni pouvoir, qui est confrontée à une réalité tout autre, celle du capitalisme.

Le « capitalisme réel » correspond, au contraire, à un espace de pouvoirs dans le sens où les activités qui en sont typiques reposent sur la puissance et que par nature, elles nous semblent sortir du domaine des actions justifiables. Le capitalisme n’est, bien sûr, pas l’économie de marchés et encore moins l’économie de marché telle qu’elle ressort de présentation effectuée au sein de la cité marchande. Parmi tous les travaux qui ont rendu cette distinction courante, nous retiendrons, pour notre part, l’approche historique de F. BRAUDEL [ 1985 ] qui dépeint concrètement ces deux types d’activité économique à travers le temps et dans la diversité des formes locales. L’expression pour désigner le capitalisme, celle de « contre-marché », est utilisée « pour accentuer la différence » [ ibid, p. 56 ] avec l’économie de marché, explique-t-il. C’est qu’effectivement, à l’économie de marché correspondent des « échanges sans surprises, “ transparents ”, dont chacun connaît à l’avance les tenants et les aboutissants » [ ibid, p. 54 ] tandis qu’au capitalisme, correspond un type d’échanges « fuyant la transparence et le contrôle » [ ibid, p. 55 ] et cherchant « à se débarrasser, en effet, des règles du marché traditionnel, souvent paralysantes à l’excès » [ ibid, p. 56 ]. Si le capitalisme est un espace où les pouvoirs s’exercent sans limites, c’est qu’il donne lieu à des « échanges inégaux où la concurrence - loi essentielle de l’économie dite de marché - a peu de place » [ ibid, p. 57 ]. En résumé, pour F. BRAUDEL, « le rapport de forces [ est ] à la base du capitalisme » [ ibid, p. 66 ]. Il nous semble que cette réalité du capitalisme est, depuis longtemps, un problème essentiel pour la théorie économique puisque toute son argumentation se déploie en fonction d’un schéùma, celui de l’économie de marché, bien différent du capitalisme. C’est cette difficulté que les théories de la concurrence imparfaite ont tenté de surmonter, en leur temps. La nouveauté des théories des coûts de transaction, depuis R. COASE, est de tenter de fournir un cadre de justification à ces activités capitalistes, mais en étant tiraillé par leur penchant naturel à revenir à une théorie de la justice basée sur l’économie de marché. F. EYMARD-DUVERNAY met bien en exergue cette « position originale » de la TCT, dont « on pourrait dire qu’il s’agit d’une extension du libéralisme ( d’où le terme de néo-libéralisme ) à une économie capitaliste et non de marché » [ 2006, p. 73 ]. Le glissement des travaux williamsonniens - d’une opposition tranchée, initialement, entre « marché » et « hiérarchie » vers une présentation, aujourd'hui, d’un continuum de formes de gouvernance -, est le signe de l’échec de l’intégration par ces théories néo-institutionnelles du capitalisme en tant que système économique distinct de l’économie de marché. Pas plus ces nouvelles théories que les anciennes ne prennent la mesure de la nécessité de contenir les forces du capitalisme.