b) L’impuissance de la Cité marchande à poser des limites au capitalisme :

Arrivé à cet endroit, voilà comment se présente le raisonnement destiné à rendre compatible l’association sur laquelle nous avons conclu - à savoir, celle entre la marchandisation de la relation de travail et la désinstitutionnalisation de l’autorité -, avec l’analyse conventionnaliste. La cité marchande, à laquelle renvoient les relations marchandes pour être justifiées, est à placer à part dans le modèle des économies de la Grandeur car d’une part, elle ne peut pas fonder un ordre hiérarchique - elle ne peut être le support de pouvoirs institués -, et d’autre part, elle aboutit à établir une justice particulière dans les relations qui sont nouées au cours de l’échange qui est la « liberté naturelle ». Elle est antinomique avec l’autorité - elle s’est bâtie précisément contre les sujétions traditionnelles -, mais constitue toutefois une régulation, selon un principe de justice, du pouvoir des hommes qui s’exerce lors de l’échange - c’est le « pouvoir d’achat » qui n’obtient rien d’autre qu’un équivalent de celui qui accepte d’échanger, souscrivant au principe de « l’équité forte ». Elle établit une action sur les autres qui n’est pas coercitive, mais persuasive. Autrement dit, elle fonde l’utopie d’une harmonie entre les hommes, obtenue par les échanges qu’ils font entre eux, en tant qu’« in-dividus » autonomes, c'est-à-dire sans être pris dans un collectif hiérarchisé, « divisé » en catégories ordonnées les uns aux autres, et soumis à l’hétéronomie. Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi la diffusion de cette forme de justification marchande aboutit nécessairement à laisser s’étendre les rapports de force qui animent nécessairement le capitalisme et n’est pas en mesure de limiter les pouvoirs mis en œuvre dans l’activité économique. F. BRAUDEL remarque d’ailleurs que, « si d’ordinaire, on ne distingue pas capitalisme et économie de marché, c’est que l’un et l’autre ont progressé au même pas » [ ibid, p. 66 ]. Pourtant, si l’économie de marché d’une part, n’est pas le capitalisme et d’autre part, si elle met en oeuvre un impératif de justification contrairement au capitalisme, pourquoi la diffusion de la justice marchande laisse-t-elle le champ libre à des pouvoirs sans bornes ?

La réponse à cette interrogation - ce qui va nous permettre de boucler le raisonnement dans lequel nous a entraîné le constat d’une certaine inadaptation du cadre conventionnaliste à la concomitance entre marchandisation et exacerbation des pouvoirs -, nous est suggérée par un article récent d’O. FAVEREAU [ 2006 ] dans un recueil de textes en hommage au juriste G. LYON-CAEN et portant sur le thème de « Droit et économie ». Cet auteur commence par exposer initialement la nécessité de distinguer la notion de capitalisme - dont il note qu’elle est absente dans l’économie dominante -, et celle de l’économie de marché, pour rendre compte de façon pertinente du rôle du Droit du travail - dont il note aussi qu’elle n’est considérée qu’en tant que contrainte dans l’économie dominante. Le préjudice de cette double absence dans l’économie dominante - en même temps que l’intérêt des travaux de G. LYON-CAEN -, réside dans le fait que « le capitalisme est une dynamique de transformations qui peut tout détruire sur son passage, y compris s’auto-détruire si on le laisse faire » et que, par conséquent, « les contraintes le canalisent, le moralisent, et ce faisant, le pérennisent » [ ibid, p. 44 ]. Comme O. FAVEREAU le dit joliment, « le capitalisme a besoin de limites comme le fleuve a besoin de rives » [ ibid ]. Nous lisons d’abord que le capitalisme est effectivement un type d’activité économique qui n’est pas concerné par l’impératif de justification, qu’il laisse libre cours à la puissance du « fleuve » qu’est la puissance économique. C’est en cela qu’il est destructeur, y compris de lui-même lorsqu’il s’attaque à l’humanité comme au 19ème siècle aux premiers temps de l’industrialisation. Le Droit du travail a cette fonction de contenir la puissance du capitalisme - c’est ce que l’auteur veut montrer en reprenant les travaux du juriste -, du fait qu’il ouvre un espace de débat, d’argumentation dans laquelle les justifications sont impératives.

En rassemblant les éléments du puzzle, on arrive ainsi à une heuristique, satisfaisante dans un cadre conventionnaliste, de l’association marchandisation et pouvoir. La justice marchande a cette singularité de s’auto-valider, de ne pas ouvrir la voie à la contestation du fait qu’elle suppose, par hypothèse, l’acceptation libre et autonome, des échangistes. C’est par ce fait même qu’elle ne peut pas ouvrir un espace de débat, de contestation qui fournisse les barrières nécessaires aux forces qui animent l’économie capitaliste. Si la marchandisation de la relation de travail ouvre la porte à l’expression de forces déséquilibrées et sans contrainte de légitimité, c’est parce que la justice qu’elle mobilise n’est pas soumise à un besoin de justification. Peut-être, a-t-on emprunté un cheminement parallèle pour, finalement, retrouver la restriction effectuée par la théorie économique dominante aux deux branches de l’alternative d’A. HIRSCHMAN [ 1995 ] ( 1970 ) que sont l’« exit » et la « loyalty » et l’évacuation de la « voice ». L’acceptation contractuelle de la relation de travail est incompatible avec toute « prise de parole » ultérieure qui viendrait en contester les termes. Ou plus exactement, la renégociation constante des termes des contrats aboutit à limiter les désaccords exprimables aux moments précédant la conclusion de la relation, en supposant que la signature du contrat signifie que celui-ci est juste pour les deux parties. Une autre façon de l’exprimer est celle d’A. SUPIOT - dans ses commentaires à propos de la « contractualisation de la société » -, qui montre que « le trait commun de tous ces avatars du contrat est d’inscrire des personnes ( physiques ou morales, privées ou publiques ) dans l’aire du pouvoir d’exercice d’autrui sans porter atteinte, au moins formellement, aux principes de liberté et d’égalité » [ 2000b, p. 167 ].

En résumé, la marchandisation ne signifie pas que les relations entre les individus ne soient plus soutenues par une construction politique visant le bien commun. Mais, ces relations reposant sur l’utopie d’une harmonie spontanée entre individus aux volontés autonomes, le recours à la justice marchande ne peut pas fournir de limites aux forces qui s’expriment dans le capitalisme. Le marché ne peut « endiguer » les rapports de force du « fleuve capitaliste », du fait de l’impossibilité d’instituer, à partir de sa logique, un ordre hiérarchique légitime, dont la légitimité a besoin d’être constamment réinstituée face aux critiques. La légitimité de la subordination d’un individu à un autre est toujours contestable, et non pas l’équité d’un échange équivalent entre deux individus. Le marché crée une société dans laquelle des individus, certes inégaux, rentrent dans une relation dans laquelle l’égalité formelle est garantie et par là même, impossible à critiquer. C’est ce qui, selon nous, rend plausible ce constat embarrassant dans le modèle des économies de la Grandeur que soumettre la relation de travail à la justice marchande aboutit à laisser s’instaurer des rapports de force entre employeurs et travailleurs.

L. BOLTANSKI et L. THEVENOT sont très clairs sur le fait que les « situations asymétriques au point que l’un des partenaires de l’interaction puisse se conduire à son gré, sans s’encombrer d’explications », ce qui « ouvre sur la violence », sont « en dehors du champ de [ leur ] recherche » [ ibid, p. 54 ]. Ils rajoutent que c’est « sans, évidemment, nier leur possibilité, ni le rôle qu’elles peuvent jouer dans les affaires humaines » [ ibid ]. C’est à propos de cette frontière entre les actions soumises à un impératif de justification et celles qui ne le sont pas, « sur cette ligne de partage des eaux » [ ibid ] selon l’expression des deux auteurs, qu’un enrichissement nous semble possible à partir de la distinction que nous avons menée entre pouvoir et autorité. Cela permettrait d’étendre le champ de validité de l’analyse conventionnaliste, en prenant mieux en compte les pouvoirs non institutionnalisés qui sortent les actions individuelles de la sphère des actions soumises à l’impératif de justification. Les concepts, favorables à un tel départ entre les actions selon qu’elles sont soumises, ou non, à cet impératif, pourraient être trouvés au sein de la formalisation de la distinction entre autorité et pouvoir, par exemple, dans la hiérarchie opposée aux inégalités, dans le régime de responsabilités... Il nous semble que l’on doive poursuivre encore le glissement du positionnement de l’EC vers l’institutionnalisme, en laissant plus de place aux conditions de l’institution d’un impératif de justification dans les actions humaines. C’est dans l’éclaircissement des frontières de sa validité, autrement dit, dans les « marches » de l’analyse conventionnaliste qu’un effort doit être poursuivi pour étendre la validité de ses concepts. C’est aussi, à notre sens, opérer par ce biais un rapprochement avec des travaux plus macro-sociaux, tels que ceux réalisés dans le cadre de la Théorie de la Régulation en France ou par les « radicaux » américains, travaux avec lesquels l’EC a déjà des fortes affinités.