1°) Redonner un cadre institutionnel de légitimation des pouvoirs dans les relations de travail :

a) Les conditions d’une évaluation légitime des compétences :

Les prolongements empiriques que nous voyons à notre recherche visent donc à établir des rapprochements avec quelques uns des débats en cours sur les mutations de la relation de travail. L’analyse que nous avons conduite a abouti, en premier lieu, à mettre en exergue la question de l’évaluation du travail et des travailleurs. C’est là que se situe une importante rupture vis-à-vis du paradigme de l’AHM, rupture que l’on peut validement analyser en termes de désinstitutionnalisation et qui est pour beaucoup dans l’exacerbation des rapports de pouvoir. La maîtrise par l’employeur de cette évaluation lui confère un pouvoir de coercition économique, auquel ne peuvent résister que quelques catégories de travailleurs - ce sont les « professionnels » dont les compétences, particulièrement recherchées, leur permettent d’opposer un contre-pouvoir assez puissant. Ainsi est-il essentiel de trouver un encadrement institutionnel à cette évaluation des compétences afin de limiter ce pouvoir qu’exercent les employeurs sur les travailleurs, et par là même, de le légitimer. Autrement dit, il s’agit de soustraire la relation de travail à une pure confrontation de forces autour de cet enjeu central qui porte sur la détermination de ce que vaut le travail qu’effectue une personne pour le compte d’une autre. C’est une condition primordiale à l’exercice d’un pouvoir légitime au sein des organisations productives et le premier pas permettant d’instaurer des relations fondées sur l’autorité, dans des termes renouvelés par rapport à ceux de l’AHM.

J-D REYNAUD nous éclaire sur cette valorisation des compétences en montrant qu’elle sous-entend quatre opérations, dépendantes les unes des autres ; « Valoriser, ça veut dire : a) reconnaître, b) payer, c) entretenir, d) permettre une promotion » [ ibid, p. 23 ]. Institutionnaliser ces opérations afin de légitimer ce processus de valorisation induit certaines prémisses lorsqu’on se place dans un cadre conventionnaliste. En premier lieu, il s’agit de codifier ces compétences, c'est-à-dire de constituer des « classes d’équivalence » à l’intérieur desquelles des compétences de même niveau soient regroupées et entre lesquelles un classement puisse être effectué. C’est un préalable essentiel à une valorisation des travailleurs qui ne soit pas incommensurable - au sens de « sans commune mesure » -, mais permette d’effectuer des comparaisons entre individus et dans le temps pour un même individu. La notion de compétences est pourtant rétive, par essence, à une telle codification du fait qu’elle repose précisément sur des jugements en situation et personnalisés du travailleur. Cela suppose donc que l’on réponde à plusieurs interrogations entremêlées tournant autour de la définition des compétences et de leur mode d’évaluation, interrogations qui se posent en ces termes :

_ Qu’est-ce qu’une compétence d’abord ? Le point de départ est la constitution d’une nomenclature des compétences. Elle doit éviter deux écueils qui sont, à un extrême, d’établir des catégories de compétences vagues et peu opératoires pour sélectionner les individus et à l’autre extrême, de multiplier les catégories de compétences en rapport avec des situations singulières, ce qui empêcherait toute mise en équivalence. C’est en ces termes que J‑D REYNAUD présente ce premier dilemme, expliquant que « si l’on utilise des catégories très générales, on risque la tautologie ou au moins, l’inefficacité. Si l’on descend dans le détail le plus minutieux, il n’y a plus que des cas uniques et, à l’extrême, la carte des métiers a une validité de quelques mois, voire de quelques semaines » [ ibid, p. 19 ].

_ Qu’est-ce qui permet de l’évaluer ensuite ? Il faut en second lieu déterminer des critères d’évaluation afin de rendre opératoire la capacité classificatoire de la nomenclature. Là encore, les alternatives se situent entre deux extrêmes. Une décomposition extrême des compétences entraîne un discours logomachique dont J-P LE GOFF [ op. cit. ] a bien montré l’insignifiance. Mais, une évaluation trop globale laisse entier le problème de l’arbitraire de l’évaluateur.

_ Comment attester de la justesse de l’évaluation enfin ? Il s’agit d’une question étroitement mêlée à la précédente qui porte sur le degré de vérifiabilité des résultats de l’évaluation. L’absence de vérifiabilité est la porte ouverte à un arbitraire total, tandis que la recherche d’une objectivation extrême poursuit un mirage, celui de pouvoir déterminer scientifiquement, « objectivement », la valeur d’un travailleur. Sans doutes que le lien de confiance est très important pour rendre légitime une évaluation qui ne peut être parfaitement objective. C’est ce que font ressortir B. BAUDRY et B. DUBRION, pointant la position ambivalente de l’évaluateur qui doit « juger des compétences nouvellement acquises par ses subordonnés tout en devant, en même temps, les soutenir afin qu’ils améliorent leur niveau de compétences » [ ibid, p. 14 ].

Ce sont, à notre sens, les réponses apportées à ces questions qui conditionnent le processus d’institutionnalisation du modèle de la compétence afin qu’il puisse déboucher sur l’instauration d’un ordre hiérarchique légitime. Il faut donner corps à « l’hypothèse de nomenclature » dont parlent C. BENEDETTI et J. CARTELIER [ 1980 ] et de plus, faire en sorte que cette nomenclature soit suffisamment discriminante et ait une certaine robustesse, ce qui implique de créer des épreuves dont il s’avère que, lorsqu’elles sont réitérées, elles aboutissent aux mêmes résultats. Au bout du compte, il s’agit de fixer et d’expliciter les conventions de compétences afin qu’elles fournissent des repères qui servent à coordonner les jugements. Cela signifie aussi que ces conventions soient susceptibles d’être contestées et que des recours existent.

En second lieu, la désignation des instances impliquées dans le processus de codification des compétences et dans la garantie d’un usage juste de ce mode d’évaluation est primordiale dans cette reconnaissance de sa légitimité. Autrement dit, une réponse appropriée aux interrogations précédentes, c'est-à-dire légitimant l’évaluation des compétences, est conditionnée à la légitimité de ceux qui y répondront et qui vont désigner les compétences valides, en définir le contenu et en fixer les modalités d’objectivation. Historiquement, la négociation collective entre partenaires sociaux a été le ferment de la légitimation des grilles de classification, de même que l’Etat qui a joué un rôle important en élevant le degré juridique de ces grilles et en certifiant les niveaux de qualification. Compte tenu du caractère localisé des compétences, ce sont plutôt les associations professionnelles qui pourraient jouer un rôle important dans ce processus de codification et de certification. C’est ce que montre D. COURPASSON [ ibid, p. 191 et s. ] à propos des « chefs de projet », dont le contenu des compétences a été fixé par des associations professionnelles nées dans les années 1990. Ces instances de codification devraient aussi permettre d’établir des recours contre les évaluations arbitraires réalisées au sein des organisations productives et être des lieux de règlement des litiges entre évalué et évaluateur, litiges dont l’explicitation pourrait avoir des retombées positives dans l’émergence de conventions de jugement des compétences.

Il nous semble que l’on retrouve un début de réponse valide à cette nécessité d’encadrement institutionnel légitimant la valorisation des travailleurs au sein du modèle des compétences, dans la procédure de « valorisation des acquis de l’expérience » ( VAE ). Ce droit ouvert aux travailleurs ‑ salariés ou indépendants -, par la loi de modernisation sociale de 2002 souscrit aux prérequis envisagés ci-dessus. Une Commission nationale des certifications professionnelles ( CNCP ), composée de représentants de l’Etat, des partenaires sociaux et de professionnels, décide des modalités d’obtention d’une quinzaine de milliers de certifications différentes. Afin d’élaborer un répertoire des certifications professionnelles, un intense travail de mise en forme des capacités professionnelles est opéré, ce qui correspond bien à la codification nécessaire à une évaluation juste des compétences. Des jurys ad hoc sont ensuite constitués afin de soumettre les candidats à des épreuves spécifiques à la certification visée ainsi qu’à son obtention en dehors d’un cadre scolaire. On retrouve là les prémices d’une valorisation des compétences acquises dans le cadre de l’activité professionnelle, jugées extérieurement à l’organisation productive où elles sont déployées et qui ont été codifiées au sein d’instances légitimes. Des zones d’ombre demeurent toutefois, par exemple concernant la transférabilité des compétences liée au grand nombre de certifications existantes, ou les voies de recours contre les résultats obtenus, ou encore l’incidence sur les conditions d’emploi au sein des organisations productives de l’obtention d’une certification professionnelle...

S’il importe d’explorer les voies de l’institutionnalisation de la valorisation des compétences, c’est que cela nous semble nécessaire pour refonder un ordre hiérarchique légitime au sein duquel pourraient être ordonnés les travailleurs, avec des garanties de justice. C’est à d’autres endroits, aussi, que la légitimité des pouvoirs exercés sur les travailleurs doit être reconstruite.