INTRODUCTION GENERALE

Entre la société créole et l’écrivain antillais, deux rapports au moins apparaissent et fondent le contexte littéraire: les liens affectifs qui préfigurent ce membre complaisant, interprète de la société, et littéraires comme pour suggérer cet artiste acharné, engagé, dévoué à la cause caribéenne. L’écrivain antillais tire sa révérence de sa condition géographique, les réalités du pays influencent les thèmes qu’il aborde dans ses œuvres de fiction. Les textes littéraires, selon cette correspondance naturelle et imaginaire, s’ouvrent sur la métaphore profondément créole qui s’articule selon les particularismes de la société antillaise et la représentation de la culture créole. Et cette image symbolique laisse entrevoir dans la littérature des êtres antillais, là où les récits exposent les événements des îles de la Caraïbe. Dans ce double rapport de l’écrivain avec la société, une vérité littéraire se dégage : la recherche de l’identité, engageant des auteurs et des hommes, une culture et des valeurs insulaires. Il s’agit là de l’harmonie antillaise, appelons-la simplement identité créole, car la société antillaise est dite créole, historiquement, par la langue parlée qui est le créole, 1 et, culturellement, par le métissage de multiples cultures, surgies d’origines diverses. L’esclavage des Noirs au début du XVIe siècle et la Colonisation française, conséquence de l’abolition, ont pourvu un héritage, le métissage culturel. Le terme « créole » signifie tout à la fois culture, langue, modes de vie, mœurs, difficultés quotidiennes et problèmes d’existence typiquement créoles. On comprend la constance de la thématique de l’identité dans les « Lettres créoles », sa fortune littéraire est la source intarissable qui abreuve, jusqu’à les opposer, poètes et romanciers des îles françaises mais des Caraïbes. Trois événements historico-littéraires expliquent ce renouveau de l’identité créole dans les romans antillais, qui sont des espaces dramatiques, des lieux d’antagonisme entre l’individu et la société, l’homme et sa culture, l’écrivain et son peuple « aliéné » par les violences du passé.

1. La décadence des identités originelles, résultat du voyage transatlantique, avait créé le déséquilibre affectif, les esclaves vécurent dans les Plantations, déshérités de leur euphorie primitive. Dès lors, la coupure des racines originelles révoltait les captifs insoumis, nerveusement nostalgiques de leur âme noire, nourrie de légendes guerrières et de rituels mystiques. Inapaisables jusqu’aux cris, lamentations et gémissements, ces esclaves révoltés, aïeuls des colonisés, ancêtres des écrivains antillais, étaient les premiers à traduire leurs maux en parole. Plus tard, l’homme antillais, un sujet insatisfait, qui continuera de l’être jusqu’à la période contemporaine, reçoit les mêmes troubles psychiques, et manifeste les mêmes symptômes de l’être exténué par l’identité en crise. C’est à croire que l’histoire coloniale avait créé des zones d’ombre, des blessures, un manque affectif, un vide culturel, bien que le désir de sauvegarder l’identité authentique fût remarquable chez les colonisés martiniquais et guadeloupéens. L’engagement des écrivains antillais prolonge les tâtonnements des esclaves, et les hésitations des colonisés de la Caraïbe confirment la révolte des auteurs.

2. La diversité des cultures, source même du métissage, serait à l’origine des insuffisances de repères d’ordre moral, social, culturel et psychologique concernant l’Antillais. Aussi leur foisonnement n’engendra-t-il pas l’abandon involontaire de quelques habitudes, l’adoption obligatoire d’autres rites, le mélange inéluctable de nombreuses traditions. L’héritage africain, apporté par les Esclaves noirs déportés, les racines de la culture occidentale, prônées par les Colons civilisateurs, les rites mystiques des Indiens, chassés de leur terroir, pendant la colonisation, expliquent la fusion des mœurs, mais aussi la confusion et l’instabilité des structures sociales. C’est dans ce contexte enchevêtré de métissage qu’il faut retrouver le drame de l’Antillais, confronté au problème culturel de la francophonie : il doit faire face à son destin d’homme colonisé. Bien que vivant dans cette société métissée, sa propre société, il n’en demeure pas moins l’exclu, l’exilé, le banni qui recherche sa place au soleil, le déplacé qui veut s’intégrer à nouveau, et par l’identification linguistique, dans l’univers géographique « imposé » mais accepté grâce au créole, langue d’origine contingente :

‘« C’est la langue la plus récente inventée sur terre et dont on connaît cependant le moins l’origine. Les linguistes cherchent encore à comprendre la genèse de cette langue qui a trois ou quatre siècles au plus. Voilà que dans l’Océan Indien ou la Caraïbe, des Européens et des Africains ont défini une langue dont nous ne parvenons toujours pas à dénuer la racine originelle. Dans une situation d’oppresseurs et d’opprimés, en général l’oppresseur impose sa langue… C’est une particularité de la colonisation. La dimension créole au sens de langue métisse est beaucoup plus développée dans les pays d’ancienne obédience française qu’ailleurs. » 2

3. Née à peu près au début du XIXe siècle, la littérature antillaise est émergente, « mineure » 3 , les premiers textes écrits datant du passé récent, postérieur à l’implantation des premiers peuples indiens, noirs et blancs dans les îles. D’abord, écrite par les premiers Békés, descendants des Colons, cette littérature exalte, par la suite, la nostalgie démesurée des grands textes poétiques de la littérature française. Le « décalque », principale orientation de la littérature antillaise à l’origine, aboutit au décalage entre les textes et le contexte culturel des Antilles. Ce sont les grands thèmes du romantisme que ces présumés écrivains antillais imitaient, jusqu’à les épuiser, mais avec quelques références géographiques et insulaires. La nouvelle génération d’écrivains, à partir des années 50, allait « sonner le glas » de ces réécritures quasiment romantiques. Ces hommes de Lettres avaient abandonné sciemment l’imitation servile, mais c’était pour évoquer l’identité du pays colonisé, et représenter la culture créole ; c’était aussi pour dépeindre, selon l’imagination créole, le contexte social et géographique antillais dans leurs textes. Cette dernière est antillaise, et elle mérite, dès lors, l’appellation de l’écriture antillaise.

Voilà les raisons de son émergence, sa particularité, son contexte de littérature secondaire, non pas par le manque de maturité intellectuelle des auteurs, mais par les trois phases caractéristiques. Les mouvements témoignent, tour à tour et de façon différente, du besoin de revendiquer sa condition d’écrivain antillais, d’affirmer sa culture et sa langue, telles la sensibilité littéraire et l’appartenance à la culture. La Négritude 4 est à la fois le refus du colonialisme, l’affirmation des coutumes de l’homme noir, la défense de sa dignité. L’Antillanité 5 , c’est la reconnaissance de l’identité antillaise à travers la langue créole et l’Histoire primordiale, c’est aussi l’adhésion aux mêmes valeurs qui remontent aux temps anciens. La créolité, comme dépassement de la Négritude et de l’Antillanité, reconsidère le vécu quotidien, les réalités collectives, et elle explore la langue créole, comme idiome littéraire, mais encore comme moyen d’exprimer les identités.

D’autre part, le support matériel de ce langage littéraire négro-antillais, c’est le roman, le genre choisi par la plupart des écrivains antillais. Cette forme adéquate reflète les cultures, développe la thématique de l’identité créole, bien que représentant un genre étranger et à la fois nouveau dans les Caraïbes. Parce que né en Occident, le roman ne sera pas masqué dans la littérature francophone des Antilles ; les écrivains de ces îles, conscients de leur mission de défendre la culture créole, ne l’occulteront pas dans leur travail littéraire. Une particularité se dégage, de manière générale, dans le roman antillais: la forme traditionnelle du roman français est reprise, car l’intrigue, l’action, la construction des personnages obéissent, à quelques exceptions près, aux structures antérieures, mais aussi à la tradition littéraire et narrative. Au niveau du style, le roman antillais, parce qu’il est francophone, se démarque du roman traditionnel par le métissage des influences culturelles. Selon la structure des thèmes, les textes littéraires antillais s’imposent par des faits nouveaux, qui dessinent le contexte francophone. Les sujets abordés, spécifiquement antillais, sont comme l’exploration des paradoxes qui guettent la société créole. Poser la question du roman francophone et antillais, reviendrait à évoquer l’écriture métissée, une des caractéristiques de cette littérature : c’est le métissage des structures narratives, éclatées par le rythme de la phrase, qui imite le souffle de la langue parlée. L’influence du vocabulaire créole agrémente la lecture des romans. Cette approche libère l’imagination des écrivains, et elle construit le roman antillais. Le peuple a besoin de s’identifier à cette littérature, créée à son image, de retrouver les repères de son identité passée, présente et future. Mais l’écriture métissée, comme la quête d’identité créole, est engendrée historiquement par trois phénomènes :

1. La double appartenance linguistique au français et au créole influence les écrivains, les deux langues s’entrecroisent parfaitement dans les structures narratives : le français, langue du colonisateur, et le créole, langue du colonisé, sont en conflit depuis le début de l’esclavage, comme pour symboliser les affrontements entre Maître et Esclave ; il y a pas de rivalité ni d’antagonisme mais une interdépendance des langues. Si bien que l’une ne peut exister presque sans l’apport lexical de l’autre. Créé par les esclaves, pour communiquer et détourner l’attention des Maîtres, le créole est le mélange de dialectes africains et de mots français. En revanche, le français à l’oral se caractérise par des structures de phrases renversées, la disposition lexicale bouleversée par des expressions créoles. A l’écrit, le souffle insulaire, l’inspiration traditionnelle des griots, le rythme oral des phrases et les métaphores créoles, enracinent le texte dans le contexte antillais. Dans quelques romans de notre corpus, ces rapports littéraires indiquent le métissage dans l’écriture. De nos jours, les écrivains antillais considèrent le créole comme leur héritage culturel, et une partie intégrante de leur identité répandue à travers les îles, les champs, les cases et les Plantations. Le français, patrimoine linguistique colonial, est comme leur langue d’écriture, la langue littéraire, arme indispensable des écrivains pour faire face à la colonisation. A présent, le colonisé, s’il est littéraire, récupère l’outil du colonisateur, le français, pour renverser l’ordre colonial, par la recherche des valeurs traditionnelles propres, et à travers un langage qui défie la paternité littéraire et la bourgeoisie occidentale.

2. L’influence de la culture orale traduit une forme de l’écriture métissée. En fascinant les auteurs antillais, l’oralité présente dans leurs romans la double fonction « esthétique », relative à l’écriture, et « éthique », attachée à la thématique. D’une part, le texte révèle une sorte de « dissémination » 6 au niveau du style, du langage et de son apparence : épopées traditionnelles et légendes mythiques brouillent les structures des romans. D’autre part, les croyances ancestrales, les coutumes ainsi que les mœurs s’exposent dans les textes, comme si la littérature créole était un lieu de foisonnement de toutes les espérances et déceptions. Mais dans quelle mesure l’oralité apparaît-elle dans l’œuvre écrite ? Par la projection des genres oraux, le mythe, le conte, les proverbes, les écrivains charrient le répertoire de l’oral. Ces genres traditionnels participent de la structure des romans, aux confins de la réalité antillaise et de l’imaginaire populaire. Par la référence géographique et culturelle, les œuvres littéraires s’inscrivent dans le contexte de l’oralité. L’écrit et l’oral s’interfèrent, s’entrecroisent, se mélangent, sans jamais altérer les intrigues, dénaturer les événements relatés. On peut lire l’oralité dans la littérature antillaise, le mélange est remarquable.

3. Le « décentrement » est une des « problématiques » de la littérature antillaise en générale, et de l’écriture métissée en particulier. Le « centre », représentant l’Occident, s’oppose à la « périphérie » des pays colonisés comme les Antilles. Ces peuples dominés veulent affirmer leur propre identité dans la littérature. Il s’agit de la décolonisation littéraire, les Antilles demeurent une colonie française. Dans les Caraïbes, francophones notamment, la littérature est un théâtre de témoignages, et c’est pour exposer les particularismes du pays. Le dessein idéologique serait de délocaliser la littérature, transmettre la parole littéraire à de nouvelles voix, celles-ci s’élèvent pour dire des vérités jusque là inconnues, gardées secrètes, à défaut de pouvoir écrire dans le passé. On pourra étudier comment l’écriture métissée fait découvrir ces vérités sur l’identité culturelle et littéraire. Dès lors, l’identité créole et l’écriture métissée aménagent deux caractéristiques de la littérature antillaise. L’une est profonde, c’est la structure des thèmes, et l’autre attache les formes, la construction et les styles. Chaque caractéristique peut sinon s’éclater, du moins se déployer sous différentes formes, pouvant faire appel à des analyses littéraires intéressantes, voilà ce qui explique le choix d’un tel sujet de thèse: l’identité créole et l’écriture métissée dans la littérature antillaise, et plus précisément dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Deux principales raisons peuvent développer le choix du sujet, et dégager la démarche adoptée:

1. L’actualité de l’identité et de la créolité reste liée à des domaines 7 disciplinaires comme la sociologie, l’anthropologie, la psychologie sociale, l’Histoire, la linguistique et la littérature. Dans le champ littéraire, les écrits des auteurs antillais aboutissent à l’avènement de la créolité, quand le réseau thématique autour de l’existence construit la notion de l’identité antillaise. Les approches thématiques sont différentes, mais les dissemblances résultent de la préoccupation des auteurs, des visions autant parallèles que divergentes; il faudrait ajouter le style qui se renouvelle d’un écrivain antillais à l’autre. Pour ces créateurs, le roman est semblable à un vaste univers symbolique, chaque artiste peut construire, à ses propres goûts, ses fictions, et édifier une écriture particulière. Ces auteurs n’abordent pas les mêmes faits, et ils ne traitent pas de la même façon l’embarras de l’identité. Nous avons voulu comprendre, dans le cadre d’une thèse, la « fortune » littéraire des écrits sur l’identité créole. Ce désir de clarifier la problématique de la créolité, amène à plus de précision, l’analyse de l’identité selon les démarches et l’imagination de deux auteurs antillais, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

2. L’identité créole a déjà fait l’objet d’études littéraires abondantes, dans le milieu universitaire, en témoignent les thèses consacrées à la littérature antillaise 8 . Les orientations d’analyse différentes, les auteurs étudiés et les corpus changent selon l’approche des chercheurs. Autre détail intéressant, le traitement isolé du thème de l’identité est une particularité de ces études littéraires. Nous entendons dépasser cet isolement, afin d’intégrer l’écriture dans la thématique de l’identité, surtout lorsque celle-ci est métissée. L’orientation de notre sujet s’articule selon les rapports entre l’identité créole et l’écriture métissée. Au fond, cette étude peut retracer l’histoire de la littérature antillaise, car au commencement, elle a engendré des liens de l’identité avec la langue, la référence spatiale et temporelle des textes étant l’insularité.

Il convient de définir le choix des auteurs, deux guadeloupéennes, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, elles se souviennent de leurs études primaires à Pointe-à-Pitre, dans les années 40. Cette sélection répond, en premier lieu, au contexte littéraire, l’analyse du corpus de ces auteurs pourra révéler des représentations « étonnantes » de l’identité créole, et des formes « magnifiques » de l’écriture métissée. Avec leur talent de conteuses, les deux écrivains abordent abondamment des contextes reliés à la réalité antillaise. Des visions symboliques de l’identité libèrent leur imagination: les tableaux, décrits comme évoqués, se ressemblent, s’opposent et se complètent, sans un grand contraste entre la démarche de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. En second lieu, le choix des auteurs suppose une analyse concernant le rapprochement des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, les deux auteurs n’ont pas été l’objet d’une « étude comparatiste ». Des affinités rapprochent ces auteurs, dans le domaine littéraire. Au-delà des origines guadeloupéennes communes, de l’enfance à Pointe-à-Pitre, les deux femmes partagent le destin de « nomades », leurs études à la Sorbonne, les voyages en Afrique, en Amérique, puis le retour à la terre natale, leur ont valu ce titre. Leur créolité s’envisage dans une création beaucoup moins théorique que dans les essais d’Edouard Glissant, notamment dans Le Discours antillais 9 . Les deux auteurs retrouvent poétiquement ce qu’Edouard Glissant émet en enseignement dans Tout-Monde 10 . La structure narrative de leurs romans est moins parsemée de signes créoles, comme chez Patrick Chamoiseau. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart s’approprient différemment la langue d’écriture, le français, pour la soumettre à la musique créole :

‘« Leur écriture [les écrivains antillais] s’accommodera des modélisations littéraires offertes par le centre dominant. Elle aura tendance à les imiter pour se constituer une ligne vertébrale dans le flou déroutant de notre communauté. Elle avalera les dogmes de l’écrit pour s’extraire du magma inoubliable. Notre parole, elle, son génie délaissé se réfugiera dans le folklore des résistances. » 11

Ces phrases métaphoriques traduisent l’apparence délectable de l’écriture métissée, celle de la parole transcrite ou même « marquée ». Notre analyse ne sera pas fondée sur la théorie de l’écriture et du métissage, mais bien plutôt sur les caractéristiques de l’écriture métissée dans quelques romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Le choix et la délimitation du corpus correspondent à la recherche d’identité, engageant les personnages dans des espaces romanesques dramatiques. Le style et l’écriture métissée synchronisent avec le corpus, avec comme critère principal les structures narratives. Le genre choisi est le roman, parce qu’il développe avec plus de clairvoyance les problèmes de la société antillaise. Composé de sept romans, dont quatre de Maryse Condé et trois de Simone Schwarz-Bart, le corpus principal cherche à enchaîner, au-delà des ressemblances et des divergences, les circonstances de l’identité créole et les soubassements « esthétiques » de l’écriture métissée. Afin d’aborder les objectifs du travail, il importe de présenter brièvement les romans du corpus. Ceux de Maryse Condé, choisis, sont publiés entre 1986 et 1997. Cette délimitation isole les textes écrits dans la période appelée le retour à l’identité créole, en ces temps-là l’auteur était rentré à la Guadeloupe, en gardant un pied aux Etats-Unis. Mais cet intervalle précède l’engagement politique de l’écrivain. Maryse Condé avait enlevé le manteau de militante, et le communisme, parti dans lequel elle avait milité, ne correspondait plus à ses habitudes. Les idéaux politiques, en changeant progressivement, et en se détruisant notamment, auraient façonné un nouvel écrivain, du nom de Maryse Condé : le goût pour l’île, la sensation de la culture antillaise, le renouveau littéraire, allaient constituer les thèmes passionnels de ses écrits à l’inspiration poétique. Postérieurement à ses voyages en Afrique, Europe et Amérique, rappelant le triangle de la traite des Nègres, Maryse Condé contemple son île et sa société créole, mais à travers des romans qui les représentent et les englobent :

On retiendra d’abord le magnifique témoignage Moi, Tituba sorcière 12 . Publié un an après son quatrième roman, la saga africaine Ségou : la terre en miette, le texte entre dans le cycle identitaire des romans de Maryse Condé 13 . Une auto-fiction à seconde main est significative dans ce roman, consacré à la femme antillaise et à ses combats identitaires : elle dévoile l’existence contraignante d’une mère tyrannisée au caractère insolite : accusée de sorcellerie et condamnée lors du célèbre procès des sorcières noires de Salem en 1692, Tituba ne cédera pas à la persécution des détracteurs, elle n’abandonnera pas non plus la lutte libératrice. À ses adversaires, elle oppose une âpre résistance, semblable peut-être à la révolte littéraire de Maryse Condé, rebelle à toute forme de dépendance à la culture ancestrale. Maryse Condé, à travers la personne narrative du « je », raconte l’histoire de cette femme emblématique, symbole de la résistance coloniale. Le personnage féminin se rapproche, et on ne saura pas par quelle coïncidence, de Télumée, l’héroïne de Pluie et vent... Le début du roman oriente le lecteur vers la fiction autobiographique : Tituba s’approprie la parole révolutionnaire et raconte avec amertume son histoire familiale, sociale, culturelle et, au-delà, celle de toute une communauté :

‘« Tituba et moi, avons vécu en étroite intimité pendant un an. C’est au cours de nos interminables conversations qu’elle m’a dit ces choses qu’elle n’avait confiées à personne. » 14

Ce début est un faux début, c’est un ornement, un détour narratif, car la suite des pages change la perspective du roman. La signification de cette technique narrative est moins la connaissance d’une vie que la transformation allégorique de l’histoire individuelle en histoire collective. Moi, Tituba sorcière… se lit comme l’identité collective des Caraïbes.

On ne pourra pas éloigner du corpus Traversée de la Mangrove 15  : le roman finira par réunir les membres méfiants et jaloux de la petite communauté isolée, Rivière au Sel, à déballer inlassablement leur passé, à tour de rôle, pendant la veillée funèbre à la mémoire de Francis Sancher. La recherche hasardeuse de ses origines inconnues, conduit le héros principal, Francis Sancher, jusqu’à ce village perdu dans la mer où il mourra comme un chien, son corps pataugeant dans la boue. Bien que les voix narratives se multiplient, les témoignages habituels et bizarres n’en renseignent pas moins sur la vie secrète et le passé mystérieux de celui dont on célèbre les funérailles. Avant la fin du roman, avant même les premières lueurs du jour, on mettra son corps lourd, vêtu d’un costume noir, dans la tombe creusée hâtivement à l’intérieur du cimetière marin de Rivière au Sel pavé de coquillages. Les personnages ont juste le temps de prier, bavarder et témoigner à cœur ouvert. Mais le roman manifeste au fond les paradoxes de la société claustrée à la recherche de ses racines identitaires. L’espace insulaire du roman se joint à la thématique du retour et de la mort, tandis que le récit gomme l’auteur de l’espace de la narration. Des personnages d’origines diverses expriment leurs maux en paroles tristes, dans un style narratif où se défoulent les émotions profondes et où la nature, elle-même métissée, agit sur la mentalité déplorée de la communauté. Cette dernière cherche, difficilement, à traverser la « mangrove » de l’identité. Le temps présent est subverti par le passé, et la narration décousue mêle les êtres à la nature créole. L’auteur, sous le voile des personnages, s’interroge sur la créolité, par « la mise en abyme » du roman incomplet, inachevé de Francis Sancher qui ne finira jamais son ouvrage, fauché par la mort. Le personnage écrit un roman du même titre, La Traversée de La Mangrove, le lecteur est en train de lire ce texte.

Le beau titre Les derniers rois mages 16 est attirant, mais la structure, l’intrigue en double tiroirs, les récits imagés du roman le sont davantage. On vénère langoureusement un ancêtre, Béhanzin, roi africain déchu, banni de son royaume, puis exilé en Martinique. Il était roi à Abomey au Bénin, avant la colonisation. Les cahiers de Djeré, fils du roi, reconstruisent cette figure royale. Le contexte familial et social du roman est hostile à la liberté des personnages, le style ironique de l’auteur le révèle, quand il tourne en dérision la recherche identitaire entamée par Djeré. L’histoire individuelle de l’ancêtre déchu est allégorique, et celle collective des Antilles se découvre à l’arrière plan. Car, la descendance antillaise de l’ancêtre est divisée entre la reconnaissance royale et la contestation de l’histoire du roi.

La tentation est énorme pour Desirada 17 . Le titre expressif n’a rien d’une carte postale, c’est le nom dérivé de l’île « désirée », baptisée ainsi par Christophe Colomb en 1493, durant sa seconde expédition dans les Amériques. La thématique familiale et les métaphores de l’insularité créole, les mœurs, l’île, la nature, les rapports sociaux contrariés, enjolivent les structures narratives du roman. L’intrigue simple reflète l’histoire familiale : c’est le symbole de l’univers social et culturel des Antilles. Abandonnée à sa naissance douloureuse par sa mère révoltée, qui préfère s’exiler en France, pour se libérer in extremis du poids social, Marie-Noëlle entreprend la recherche pénible des origines paternelles. Cette fiction vraisemblable dans le contexte conjugal antillais, installe des conflits de cultures et de générations. Entre Desirada, Traversée de la Mangrove et Les derniers rois mages, des parallélismes apparaissent sur la destinée des personnages. Le premier roman dépeint un personnage féminin, et on verra pourquoi il a quitté son île étouffante vers la Métropole, puis en direction de l’Amérique du Nord. Le personnage incompris par l’entourage est à la recherche d’une identité dépourvue de toute dépendance culturelle. Le second roman juxtapose la recherche des racines individuelles, collectives et identitaires. La société guadeloupéenne menacée par le monde moderne lutte pour conserver l’héritage culturel. C’est à peu près le même schéma narratif dans Les derniers rois mages : l’obsession de Djeré, celle de retrouver résolument l’identité d’origine, est contradictoire à la vie quotidienne de sa famille, insouciante de cette royauté perdue. Les membres font face à la société antillaise en pleine mutation. Maryse Condé, dans ces trois romans, amène les personnages au point de départ ; c’est-à-dire à la certitude de l’existence qui se nourrit de toutes les racines culturelles et littéraires des Antilles.

Plus passionnels, mais autant littéraires, les romans de Simone Schwarz-Bart s’inscrivent dans la période littéraire de la créolité : Un plat de porc aux bananes vertes est publié en 1967. A cette date, la prise de conscience de certains intellectuels antillais offrait une considération nouvelle de la créolité et de l’identité locale.

Roman captivant et frappant, Un plat de porc… 18 l’est à bien des égards. Ecrit en collaboration avec son mari, André Schwarz-Bart, Un plat de porc… est une fresque historique, une autobiographie dépouillée des règles du genre. Une vieille femme, exilée à Paris, s’exerce à la narration de son passé insulaire, avec une nostalgie poignante qui dégage, au-delà de la réminiscence, toute la littérature créole, antillaise mais aussi francophone. Dans ce roman passionnant, apparaît une brûlante condition féminine. La narratrice Mariotte et sa famille sont victimes de cette condition sociale qui opprime les femmes paysannes, et qui les enferme jusqu’aux derniers sursauts dans la misère créolisée par Simone Schwarz-Bart. Tout commence de façon habituelle et insignifiante : Un plat de Port… théâtralise l’existence du personnage reclus dans un hospice à Paris; la pensionnaire du « trou » raconte son histoire d’enfance au pays natal : c’est le prétexte narratif pour décrire l’esclavage, l’histoire familiale, culturelle et sociale des Antilles. Cette vision de la société des Caraïbes se retrouve dans les romans de Maryse Condé, en étalant les thèmes identitaires qui structurent la littérature antillaise. La vieille Mariotte, comme bien des personnages condéens, parle de ses « écritures » de son « style ». Elle expose également son histoire « fantasmatique », dans un style qui enchâsse les expressions créoles et reproduit le style oral familier propre au patois des paysans.

Qui aurait oublié le talent de Simone Schwarz-Bart dans Pluie et vent sur Télumée miracle 19  ?L’univers des Antilles, le folklore créole, le métissage de la société, les scènes champêtres…, se déroulent magnifiquement au fil des pages. Télumée raconte l’histoire douloureuse de sa famille en deux cahiers ou parties. Chaque carnet reconstruit la courbe psychologique et sociale de la femme antillaise, qui se bat opiniâtrement pour ne pas être victime de la société oppressante. Mais les femmes sont reléguées au bas de l’échelle sociale.

Enfin Ti Jean L’horizon 20 , un roman pour les amoureux de la littérature orale; c’est dans cette oralité que réside le choix. Le roman, écrit en neuf Livres, dévoile un conte traditionnel créole ou antillais, celui du jeune héros aventurier qui cherche à explorer fatalement tout l’univers, son regard de conquérant pointé à l’horizon ; ce roman est une fiction « merveilleuse ». La créolité apparaît à travers le mythe, le proverbe, la légende. Comparé avec les autres romans de Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon présente des différences thématiques: l’auteur entreprend l’écriture de l’oralité comme fondement de la recherche d’identité, la structure du roman imite celle du conte. Une subdivision de l’oeuvre permet de comprendre la double quête d’identité: la recherche des origines paternelles et culturelles du héros, et la prospection littéraire entamée par l’auteur. Simone Schwarz-Bart soumet l’oralité aux structures du roman, soumission si dramatique qu’elle annonce la fin de l’oral. Parce que l’écrit et l’oral forment deux styles différents, ayant des structures syntaxiques et sémantiques particulières. Les objectifs du travail, s’articulant selon le besoin de retrouver les particularismes créoles, le désir d’analyser la construction des personnages, l’ambition de confronter les romans, peuvent être définis autour de trois points :

1. Le travail analysera de façon équitable la notion de l’identité créole, dans les romans choisis de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Les enjeux littéraires de la comparaison soulignent les particularités de la créolité chez chaque auteur, mais encore dans les romans, c’est pour apercevoir, au bout du compte, les ressemblances, malgré les divergences et la complémentarité de leurs représentations. Entre les dissimilitudes et les continuités, il serait possible d'observer, sans confondre les pistes d’analyse, le rôle et la place de l’identité culturelle dans les œuvres de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. On pourra rechercher les passerelles entre les romans du corpus principal et ceux de la littérature antillaise, les textes s’ouvrent sur d’autres, écrits par Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Edouard Glissant, Daniel Maximin, Gisèle Pineau… En confrontation avec le corpus secondaire, puisé dans les textes littéraires antillais, les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart présentent des particularités géographiques, et des caractéristiques amarrées au style des auteurs. Les rapports avec des romans antillais semblent d’autant indispensables qu’ils démontrent les affinités entre identité créole et écriture métissée selon chaque auteur antillais.

2. Le premier objectif amène à l'analyse thématique de la société antillaise, à l’étude de l’histoire caribéenne, représentée et décrite finement par les auteurs. Il s’agira d’expliquer le dépassement, par la métaphore et l’allégorie, des structures sociales, culturelles et anthropologiques de la société des Caraïbes. Car, à l’encontre de l’intellectuel et de l’artiste, du sociologue et du littéraire, se trouve l’écrivain antillais, ici représenté par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Ces deux auteurs observent minutieusement leur communauté et parlent d’elle en utilisant toutes sortes de formes littéraires susceptibles d’exprimer l’âme humaine, la sensibilité créole, la musique orale, le rythme quotidien de leurs compatriotes antillais.

3. Le dernier objectif, conséquence des précédents, ne se trouve ni dans les thèmes, ni dans les préoccupations des auteurs. Il s’agira de comprendre ce qu’il convient d’appeler « le roman créole ». L’association des termes roman et créole semble à priori paradoxale, mais elle souligne, implicitement, le métissage littéraire. Les romans choisis pourraient révéler, d’une part, ce métissage créé et, d’autre part, le mélange parfait du roman occidental, des traditions littéraires de l’Amérique hispanique avec la créolité. Notre analyse s’efforce de distancer la thématique de l’identité, par une recherche sur l’esthétique guadeloupéenne, et sur le roman francophone créole. Les trois objectifs de la recherche organisent le travail en trois grandes parties.

La première partie pourra illustrer l’influence de la culture créole, ses multiples reflets, dans la structure narrative des romans présentés. Les images de la culture antillaise annoncent le dialogue fructueux et permanent entre l’écrivain lucide et le peuple presque endormi : l’entrecroisement des thèmes identitaires résultera de ces conversations imaginaires, parce que balayées par la multitude de personnages et leurs convictions, leurs actions, leurs motivations irréalisables. Cette diversité des thèmes éparpillés pourrait éclairer la nature « polysémique » des textes, regorgeant de symboles sociaux et culturels. On saura pourquoi la description perspicace de la société et des hommes aboutit au conflit entre jeunes et vieux, traditions et valeurs modernes: des rapports sociaux entre les personnages, mais encore des conflit entre les protagonistes tourmentés dans leurs valeurs culturelles. Les romans ne sont pas des traités sociologiques autour de la société antillaise, qui recherche perpétuellement ses identités mélangées. Les ouvrages symbolisent les états d’âme des individus embarrassés, qui se révoltent dans la société romanesque, métissée dans sa culture et ses mœurs. Une figure semble emblématique, celle de la femme antillaise. Elle métaphorise l’identité féminine mal maîtrisée et constamment niée. La femme, oppressée et écrasée, se relève pour déclarer brutalement sa souffrance et affirmer sa liberté. Le rapport qu’entretient l’écrivain avec son milieu insulaire permet de peindre l’image de la femme négro-antillaise, vouée aux seigneurs de la colonisation et à ses propres frères de sang. Les personnages issus de la société antillaise, comme Télumée, Francis Sancher, Tituba la sorcière, Ti Jean et tant d’autres, deviennent alors des insoumis. La thématique du combat, du retour au pays natal, de la recherche des origines, de la mort, comme formes narratives de la créolité, déterminent, en filigrane, la recherche entamée par les héros, de quoi précisément, de leur identité bafouée, en crise.

La deuxième partie du travail dégagera les caractéristiques littéraires et symboliques de l’identité créole : l’Histoire antillaise, l’espace caribéen et le temps créole dans les romans, se joignent pour dépeindre sinon cette identité quasiment impossible, du moins sa recherche obstinée par des personnages passionnés comme Ti Jean et Francis Sancher, révolutionnaires à l’image d’Amboise de Pluie et vent…, Reynalda de Desirada. L’histoire retracée à l’intérieur de la narration ne se limite pas à la chronique, elle ne fonde pas non plus le récit, mais elle s’intègre avec souplesse dans les intrigues comme bribes du passé que s’efforcent de reconstruire à la fois écrivains, narrateurs et personnages. La toile de fond de tous les romans du corpus, c’est l’Histoire des Caraïbes, ressuscitée comme expérience humaine, vécue perpétuellement, semblable à la mentalité individuelle mais encore collective :

‘« Les romanciers, les poètes, les peintres, les musiciens, plus nietzschéens qu’hégéliens, nous ont permis de comprendre qu’il est impossible d’intégrer complètement l’être humain dans un projet rationnel. Hommes et femmes, nous objectons trop de visions, esthétiques, érotiques, irrationnelles, à toute tentative d’harmonisation intégrale avec l’Etat, la corporation, l’Eglise, le parti, ou encore avec la fiancée légitime de toutes ces restitutions, « « l’Histoire ». Créateurs d’une autre histoire, les artistes sont cependant immergés dans notre histoire. D’elles deux naît la véritable Histoire, sans guillemets, qui est toujours le résultat d’une expérience et non d’une idéologie antérieure aux faits. » 21

Cette catégorie des temps accomplis ne permet-elle pas de lire le passé guadeloupéen et martiniquais, traversé, franchi et marqué par l’esclavage, les auteurs le prouvent dans Traversée de la Mangrove, Un plat de porc aux bananes vertes, Les derniers rois mages. C’est la métaphore du miroir qui reflète les fantasmes d’antan et les aspirations identitaires tournés en dérision dans quelques romans comme Les derniers rois mages et Pluie et vent…Nous verrons comment L’Histoire pénètre dans la narration, par la mémoire collective, élément extensible de sa métamorphose. La narration dévoile les souvenirs enfouis profondément dans la mentalité nostalgique des personnages, la communauté s’approprie la parole pour exprimer l’Histoire, sans se laisser emporter par ce qu’Edouard Glissant appelle le « désiré historique ’ » 22 , retour inconscient, machinal, étourdi et involontaire aux racines perdues. Les personnages entretiennent avec l’Histoire des rapports de retour mélancolique mais aussi de détour éphémère. Le double rapport crée des liens entre le passé colonial et le présent antillais. Le jeu de l’Histoire amène les narrateurs et les personnages à s’identifier à l’espace-temps métissé.

On assiste enfin de compte à la dilatation de l’espace. La subversion des lieux, entourages difficiles, voire impossibles des personnages, aboutit à la fraction de l’espace, à sa dislocation. L’espace réel, c’est l’île ; l’espace imaginaire, c’est l’ailleurs ou le rêve, car l’imagination littéraire des écrivains entraîne des espaces symboliques. Les deux intervalles se métissent, c’est pour former un espace romanesque de l’identité. Le cadre spatial, s’éclatant par le voyage, répond au temps du roman qui semble effacé, imprécis, inexistant. Ce dernier ballotte entre l’historique, l’oubli, le rêve, le magique et le mythique. Ti Jean L’horizon évoque l’absorption du temps réel, existant et concret, devenu temps mythique, par le voyage onirique du héros dans le passé de ses ancêtres. La période dans les romans mélange le cosmique, l’eschatologique et le biblique, un temps d’exil et un temps d’angoisse hantent profondément les personnages de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La structure narrative de leurs romans métisse les périodes, les balaie l’une après l’autre dans les intrigues, pour laisser la place au temps créole, au temps insulaire, faits de rêve et de poésie orale. On s’achemine vers la négation du temps romanesque. Car, le foisonnement apporté par chaque narrateur qui crée son propre temps narratif, mythifie la dimension temporelle des romans. La construction littéraire de l’identité collective passe par la création d’une « mythologie » commune. La société antillaise souffre d’un manque de mythes, puisque la transplantation des fables africaines dans les Caraïbes est interrompue, elle ne s’est pas achevée complètement, malgré la permanence des contes et légendes d’origine africaine. La survivance de quelques mythes culturels s’affrontait avec la culture du Colonisateur qui a laïcisé, progressivement, le sacré mythique par l’éducation et l’enseignement coloniaux. Et, la composition ascendante de la nouvelle société antillaise, s’était accompagnée aussi d’une schizophrénie mythique ; la population antillaise était comme frustrée devant ce manque identitaire :

‘« La société antillaise souffre d’un sentiment de frustration et les écrivains consciemment ou inconsciemment se sont efforcés d’offrir à leurs peuples des mythes de remplacements. » 23

Investis d’une mission sacrée, à l’image de Ti Jean L’horizon, d’un devoir social de lutte comme Télumée, Tituba, d’un pouvoir de recherche identitaire comme Francis Sancher et Marie-Noëlle dans Desirada, les personnages antillais empruntent au héros moderne du roman occidental sa déchéance tragique, sa confrontation dramatique avec le monde extérieur. Cet héroïsme moderne est créolisé. C’est le nouveau mythe de l’identité créole, à défaut de la vraie continuité culturelle et mythique.

La troisième partie sera consacrée à l’étude formelle de l’écriture métissée dans les romans retenus. Il s’agira principalement de voir comment ces documents littéraires enchâssent les formes du genre oral ; et comment les techniques d’écriture traditionnelles du roman sont retravaillées par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Leurs romans révèlent une « esthétique » créole et métissée. La quête de l’identité créole se dédouble par la recherche de l’écriture, cette fois-ci métissée, par les apports de l’oralité et de la métaphore orale. Ce métissage littéraire détruit, tout en la construisant, la structure narrative des romans. La voix du conteur s’entend, au-delà de la structure du récit écrit. Parce que ces récits empruntent au conte la structure rythmique et le dialogue oral. La parole romanesque se double du discours « diglossique », appelé mélange de langues. On peut lire le vocabulaire et les formules orales qui agrémentent le récit, mais éclatent les structures syntaxiques et lexicales. Le conte cache le roman, en tout cas fonde la narration par le foisonnement des voix narratives. Il reproduit, de même, la légende, le chant, les proverbes et les digressions culturelles. Mais comment les auteurs peuvent-ils exprimer leur identité ou la construire à travers une écriture orale appelée « oraliture » 24  ? Dans quelle mesure cette forme narrative métisse-t-elle les genres oraux avec le modèle romanesque ? Cette technique littéraire, usuelle depuis le Moyen Age, avec les romans de chevalerie ou les chansons de geste, est considérée par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart comme le renouvellement de la littérature orale. L’écriture est ici le synonyme de la créolité antillaise. Les conséquences « esthétiques » peuvent être le métissage et la fin de l’oralité, laquelle se coule indistinctement dans le modèle romanesque. Le foisonnement des voix narratives, comme forme de l’écriture métissée, engendre le développement des récits : les quelques discours rapportés construisent la narration, la parole des personnages se superpose aux récits, on reconnaît par là l’une des théories du langage littéraire chez Mikhaïl Bakhtine. Car, ‘ « l’objet principal du genre romanesque qui le « spécifie », qui crée son originalité stylistique, c’est l’homme qui parle et sa parole. » 25

Nous verrons comment l’affrontement des « ‘ langages ’ ‘ sociaux ’ » 26 dans les récits, engendre des divergences dans la caractérisation des identités, et souligne des problèmes de reconstruction exacte des analogies. Autre détail dans cette troisième partie : les romans du corpus comportent, en eux-mêmes, des réflexions sur l’écriture et le roman francophone : la mise en abyme développe le rôle de l’écrivain antillais, en suggérant la fonction de la littérature aux Antilles. Dans un contexte culturel et hybride, semblable aux Caraïbes, les auteurs utilisent des styles qui s’apparentent, à bien des égards, à un Art Poétique créole. Leur talent littéraire enchâsse la réglementation, les codes de l’écriture dans les Antilles francophones. La preuve, les personnages sont en même temps des narrateurs manipulés et des écrivains maladroits qui hésitent, tâtonnent, s’intéressent aux diverses formes d’écriture, à l’histoire, au conte ; comme si les auteurs recherchaient des formes romanesques qui conviendraient à l’écriture de l’identité et du métissage. Nous essayerons de voir également les thèmes métissés, le style des romans influencé par les formes occidentales puis sud-américaines, comme chez Alejo Carpentier qui transforme la réalité en magie. L’étude analysera tout naturellement les techniques romanesques, les formes d’écriture métissées, les nouvelles explorations du champ romanesque chez Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Tributaire du roman occidental, dont il se démarquera progressivement, le roman antillais, tel qu’il apparaît dans les œuvres du corpus, subvertit le réalisme occidental, reconstruit la réalité merveilleuse latino-américaine, et recouvre en fin de compte une dimension « polymorphe, anthologie de toutes ces modalités narratives. » 27 selon Daniel-Henri Pageaux.

Il nous semble important de voir comment toutes ces écritures se métissent avec la créolité pour exprimer l’identité littéraire. C’est dans ce contexte de l’identité et du métissage, que quatre vocables reviendront, de façon répétitive, tout au long du travail ; il s’agit de « caractéristique », « fantasme », « obsession » et « écriture » : le premier terme peut énoncer les titres, illustrer les particularités des thèmes, enchaîner les caractères des personnages et souligner les marques de style. Les deux mots suivants suggère les obsessions des personnages, leur identité, et le désir des auteurs, pour instaurer une écriture, imposer leur marque, et affirmer les fantasmes de l’identité littéraire aux Antilles francophones. Enfin, le terme « écriture » donne presque son importance et son intérêt au travail, il faut recourir régulièrement à ce mot, précisément dans la dernière partie, pour le comprendre. Et en guise d’illustration, la créolité et la francophonie littéraire méritent d’être introduites, avant toute analyse des textes: l’avant-propos distingue les positions en quelque sorte antinomiques de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sur la créolité et la francophonie. La démarche comparatiste retenue et la méthodologie adoptée pourraient également être annoncées.

Notes
1.

Anne-Marie Busque et Michel Tétu, « Caraïbe », in Le Dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F, 2002, pp. 74-75.

Les co-auteurs donnent une définition du mot « créole » originaire du portugais « crioulo », signifiant un serviteur nourri dans la maison. Repris par les Espagnols, le mot désigne des êtres métis et des langues mélangées. Ainsi selon ces auteurs, les langues dites créoles « résultent principalement de la greffe d’une langue occidentale sur une base grammaticale africaine. » p.122.

2.

Daniel Maximin « La Genèse après l’exil… », Entretien d’Yovan Gilles, in revue Les périphériques vous parlent, n° 15, 2001.

3.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka- Pour une littérature mineure, Paris, les Editions de Minuit, 1975. Les auteurs posent le problème de la singularité d’une écriture et d’une production littéraire, dans une situation linguistique donnée et dans différents contextes émergents: social, politique, culturel. Les Antilles, pays colonisé, appartiennent à cette aire culturelle.

4.

.

5.

5 Le terme de Négritude est un néologisme créé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor et paru pour la première fois dans la revue L’Etudiant Noir en 1935. Césaire l’utilisera en 1939 dans son Cahier d’un retour au pays natal, pour définir l’identité collective et historique de la diaspora noire. La Négritude pour Aimé Césaire est une revendication de l’identité des Caraïbes.

6 Le terme Antillanité est forgé par Edouard Glissant, qui se démarque de la Négritude et du retour exclusif aux racines africaines. L’auteur considère l’identité antillaise comme intrinsèque à l’histoire de l’esclavage, la culture et la langue créoles.

6.

7 Jacques Derrida, La Dissémination, Collection « Tel Quel », Paris, Seuil, 1972.

La citation est extraite du titre de l’ouvrage. On ne prétend aucunement au développement des principes philosophiques et des jugements théoriques que Jacques Derrida porte sur le langage d’écriture, encore moins à l’application de sa démarche aux textes littéraires que nous étudions ; bien que les notions de « Déconstruction » et de « Dissémination » puissent éclairer l’écriture métissée.

7.

8 La Créolité est un champ d’études qui intéresse beaucoup les sciences sociales. Plusieurs travaux en sciences humaines sont effectués dans ce domaine. On peut citer par exemple l’ouvrage de Benoît Catherine, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe, CNRS, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2000.

8.

9 Nous pouvons citer quelques thèses soutenues en France sur la littérature antillaise : ces travaux étudient, avec des différences claires, l’identité et le roman antillais. (Voir bibliographie générale)

- Françoise Simasotchi-Brones, Personnages romanesques et société antillaise, thèse de doctorat 3e cycle, sous la direction du professeur Daniel-Henri Pageaux, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, UFR de littérature générale et comparée, 2000.

- Jean-Marie Luc Théodore, Les Antilles entre l’assimilation, la négritude et l’antillanité, thèse de doctorat 3e cycle, sous la direction du professeur Jean Verdeil, Université Lyon 2, Faculté des Lettres, Sciences humaines et Arts, 1989.

-Dominique Chancé, L’auteur en souffrance. Essai de représentation sur la position et la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain (1981-1992), thèse de doctorat 3è cycle, sous la direction de Mme le professeur Henrielle Levillain, Université de Caen, 1998.

9.

Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Editions du Seuil, 1980.

10.

Edouard Glissant, Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993. Cet auteur préfère le terme créolisation à créolité, et il définit la créolisation comme un processus culturel qui intègre les cultures du monde. « La pensée du divers » définit le Tout-Monde, et privilégie la diversité, le chaos du monde actuel. Edouard Glissant conçoit également la créolisation comme un « rapport de transversalité » des cultures.

11.

Patrick Chamoiseau, Ecrire au pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p.179.

12.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem, Collection « Histoire romanesque », Paris, Mercure de France, 1986.

13.

Les romans de Maryse Condé appartiennent à un registre polysémique qui contribue à tracer plusieurs cycles. Les premiers romans, Heremakhonon (1976), Une Saison à Rihata (1981), Ségou (1985), s’inscrivent dans le cycle africain. Tandis que les textes du corpus se lisent sous l’angle du cycle identitaire, peinture de l’univers insulaire et portrait dramatique du personnage antillais et colonisé.

14.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, op. cit., p.7.

15.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, Paris, Mercure de France, 1989.

16.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, Paris, Mercure de France, 1992.

17.

Maryse Condé, Desirada, Paris, Editions Robert Laffont, S.A., 1997.

18.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc aux Bananes vertes, (en collaboration avec André Schwarz-Bart), Paris, Seuil, 1967.

19.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, Paris, Seuil, 1972.

20.

Idem., Ti Jean L’horizon, Paris, Seuil, 1979.

21.

Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme : Epopée, Utopie et Mythe dans le roman hispano-américain, traduit de l’espagnol par Eve-Marie et Claude Fell, Paris, Editions Gallimard, 1990, p. 16.

22.

Edouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p 147.

23.

Maryse Condé, « Aspects du mythe dans la littérature des Antilles francophones », in Mythes : images, représentations, Actes du XIV Congrès de la S.F.L.G.C., (Limoges, 1977), p.21.

24.

Patrick Chamoiseau, Ecrire au pays dominé, op. cit., p. 255.

25.

Mikhaïl Bakhtine, « Du discours romanesque », in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, pp. 152-153.

26.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., 153.

27.

Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, Paris, Editions Klincksieck, 1995, p. 133.