Avant-propos

A. Contextes francophones et littéraires recréés aux Antilles

La francophonie dévoile des réalités politiques, linguistiques et culturelles, survenues du contexte historique de la colonisation française. Cette notion actuelle comprend intégralement trois dimensions significatives des enjeux qu’elle engendre : la francophonie tourne autour de la politique, telle la conséquence de la démarche des chefs d’Etats des anciennes colonies françaises, à l’image de Léopold Sédar Senghor poète et président du Sénégal, impatients de créer un espace de communication consubstantiel ; un cadre de rencontre moral qui les rapproche de l’ancienne colonisatrice, la France. Comme grande communauté linguistique, la francophonie rassemble des espaces géographiques, ayant en commun l’usage du français, leur héritage colonial. La dimension culturelle dépend des pays hétérogènes, les traditions de tous les horizons s’affrontent dans cet espace linguistique, la francophonie admire les particularismes de chaque pays membre, le français demeure l’outil de communication. C’est le commencement du métissage des cultures et des langues. Dans le domaine littéraire, l’usage exclusif du français véhicule la culture, non pas française, mais locale, indigène au sens noble du terme, la culture du terroir mêlée aux réalités politiques et sociales du colonialisme. Il va de soi qu’une sensibilité littéraire, relative aux origines culturelles, découvre énormément la littérature francophone. Le rapport affectif avec la langue française définit exactement cette sensibilité de l’écrivain francophone. Loin de déconstruire la syntaxe, de remettre en cause le français, ce langage littéraire et francophone cherche à revoir sa condition d’existence, ses rapports traditionnels avec le centre littéraire. Pour l’écrivain francophone, le centre symbolise l’espace imaginaire à subvertir afin de le délocaliser. L’objectif qui est spécifiquement imaginaire est d’affirmer une « poétique » de la périphérie :

‘« L’identité francophone est, en effet, paradoxale : née dans la plupart des cas dans le contexte de la colonisation, elle émerge à partir de la déconstruction d’une littérature dominante et elle est marquée par l’hétérogène. » 28

En revanche, s’il existe une littérature francophone, elle paraît discrètement la contestation idéologique de la littérature du « centre » dominateur, et l’affirmation des réalités disparates de la « périphérie » 29 . Cette décolonisation symbolique de la littérature, on l’a aperçu antérieurement, confirme la déclaration des valeurs d’identité par les écrivains francophones. Le roman francophone, parce qu’il est rénovateur dans le sens de décollement et perfectionnement, développe un nouvel espace littéraire et symbolique : le français, héritage culturel, linguistique et littéraire, déclenche des besoins de création qui affirment l’identité littéraire :

‘« L’identité francophone est donc une configuration d’éléments multiples et l’espace littéraire francophone subvertit le paysage institué par l’historiographie littéraire française dans les années soixante et soixante-dix en faisant entendre des voix nouvelles à la périphérie de l’aire linguistique du français. » 30

Dans cette récente littérature, la langue française inspire à des jeux d’écriture, comme celui du chat épouvantable avec la souris patiente et mortelle: l’amusement caractérise l’activité ludique et littéraire de l’écrivain francophone, habile à des retouches, les structures de ces romans bouleversent les techniques traditionnelles; la conséquence, on la devine, c’est le renversement des constructions littéraires que les provenances linguistiques engendrent. Au vrai, l’écrivain francophone dépend favorablement du « contexte culturel multilingue, souvent affecté des signes de la diglossie. » 31 Aussi bien « francographe » 32 que francophone, ce créateur digne de ses langues, fonde l’écriture sur le problème du langage, comme tout écrivain d’ailleurs. Symboliser les réalités locales et transmettre au texte un imaginaire plaisant, telles sont les marques de la plume de l’auteur francophone. Autre preuve exemplaire de la distance littéraire dans les écrits francophones : la créolité est comme une prière, une méditation sur le français, pour aboutir à la naissance spontanée et recherchée à la fois d’une littérature visionnaire dans ses formes et ses fondements. Pour d’incontestables écrivains antillais, comme Edouard Glissant et Maryse Condé, la créolité exprime l’identité des Caraïbes, et elle suggère la création littéraire, attentive aux attentes du peuple antillais, originaire de l’authentique métissage ethnique, culturel et linguistique. Si, malgré la permanence de la langue coloniale, le français, l’écrivain antillais éprouve la concupiscence du mot « créole », c’est parce qu’il recherche le discours identitaire, voire régionaliste. L’exaltation des valeurs de la communauté des colonisés, structure la parole bâtisseuse de la culture. Cette approche synchronique de la francité littéraire aux Antilles, par opposition aux autres espaces francophones, peut être expliquée par l’esclavage des noirs, l’origine de la création de la langue créole, du moins du dialecte mélangé, le créole : cette arme linguistique deviendra l’instrument de l’écriture francophone que les Caribéens utilisent, la conquête de leur passé commun et douloureux. Cette écriture reconsidère l’histoire coloniale, dégage les problèmes de la société antillaise, et elle construit le roman dans le théâtre des « voix multiples de la Caraïbe. » 33 C’est l’apprentissage révolutionnaire que découvre la communauté antillaise, historiquement divisée ; la création de la langue d’écriture véhicule cette éducation :

‘« Les littératures caribéennes sont nées avant tout du besoin de valorisation et de réhabilitation de collectivités humaines brimées par l’Histoire et en proie à un vif questionnement identitaire. Dans ce travail d’écriture où la thématique identitaire domine se conjuguent deux langues et deux cultures qui se croisent dans un français souvent créolisé, et vice-versa. » 34

La francophonie et la créolité, deux images littéraires, ont quelque chose de significatif en commun : elles s’enchevêtrent réciproquement dans le roman antillais, leurs enchaînements déroulent des formes poétiques et romanesques, soubassements des exaltations qui dépeignent l’âme noire, fêlée, dépouillée de son identité morale : c’est la peinture de la « ‘ société morbide ’» 35 , selon Edouard Glissant, parce qu’ébranlée par « ‘ un climat de tension, d’anxiété collective, d’affrontement racial, de pulsions incontrôlées.» 36 En rendant spécifiques les « ‘ actualités politiques, sociales des divers pays francophones ’ » 37 , le post-colonialisme défend les rapports de l’écrivain avec son milieu social, libéré des dépendances réglementaires. Il faudrait apporter des éclaircissements : le contexte politique antillais est toujours marqué par la colonisation, contrairement à d’autres espaces francophones indépendants de l’ancien protectorat.

Le foisonnement culturel et le rejet provocateur des postulats de la Négritude, mais aussi de la littérature impropre aux Antilles, engendrent sinon l’esthétique antillaise, du moins la littérature créole : il ne s’agit pas d’une prose créolophone, écrite spécifiquement en créole, mais de l’imaginaire alléchant qui reflète le contexte hétérogène de la société antillaise. Patrick Chamoiseau, en analysant cette littérature créole, la compare conjointement à « une mise en convergence des langues, des valeurs, des peuples. » 38 C’est le contexte du métissage culturel, linguistique, littéraire qui admire le retour aux « pratiques coloniales, à l’enracinement culturel et à l’hybridation caractéristique d’un contexte social » 39 . Cette critique réfléchit localement sur les notions de métissage et de créolité, Edouard Glissant étant le précurseur et le moraliste de cette littérature de la créolisation. Ses discours littéraires et idéologiques ont dégagé les problématiques générales de la littérature antillaise. Trois principaux discours synthétisent les thèmes généraux qui annoncent cette prose antillaise, abordée différemment par les auteurs, eu égard à leur expérience de vie personnelle et celle de l’entourage :

1. Le « discours oral traditionnel », en reconstruisant l’univers « folklorique » des Plantations, évoque la révolte des esclaves dans ces lieux de labeur machinal. Hantés perpétuellement par le regret du paradis perdu, le pays natal, les esclaves chantent leur douleur pour exorciser la souffrance physique. Une sorte de « blues » et de « negro spiritual » dépeint ce discours oral, qui désormais ébranle les trames romanesques de quelques écrivains antillais.

2. Le «discours élitaire» exprime l’angoisse existentielle qui envahit la communauté antillaise. Ce discours est vide selon Edouard Glissant, parce qu’il n’intègre pas la totalité du monde créole, et ne prend pas en compte sa diversité culturelle.

3. Le « discours délirant » 40 , la somme des discours précédents, symbolise la tragique confrontation avec l’histoire coloniale, provenance primordiale du drame moral qui brise le silence des cales dans lesquelles étaient entassés les captifs africains. Pour Edouard Glissant, la parole est fondatrice d’une littérature, elle transforme le cri nègre dans le bateau en complainte, c’est pour entretenir la création « d’une poétique enfin libérée. » 41 Edouard Glissant s’interroge sur le langage de l’écrivain antillais, la tâche consiste à faire trembler l’écriture, en produisant la forme qui pourra rendre moins ambiguës et plus apparents le monde créole et l’oralité :

‘« Contre la neutralité stérilisante de l’expression à laquelle on a conduit les Martiniquais, le travail de l’écrivain est peut-être de « provoquer » un langage de choc, un langage antidote, non neutre, à travers quoi pourraient être exprimés les problèmes de la communauté. Ce travail peut exiger que l’écrivain « déconstruise » la langue française dont il use et qui est une des données de la situation. » 42

Patrick Chamoiseau refuse avec légèreté l’activité qui déconstruit la langue d’écriture, le français, non pas comme l’objet de cette besogne mais le résultat de l’art. En revanche, il prône le retour aux sources orales et créoles, comme pour perfectionner le travail du littéraire. Pour cet auteur, défenseur de la créolité, le texte littéraire incarne le lieu culturel, l’endroit qui célèbre mais aussi exécute la parole du conteur. Avec Patrick Chamoiseau, la littérature antillaise épouse l’oralité, et l’écrivain, qui est « marqueur de paroles » 43 , doit rechercher inlassablement cette forme traditionnelle, pour percevoir enfin les fondements de la « culture créole particulière, habitée, investie, irriguée par la langue créole et la langue française. » 44 Le style créolisé de Patrick Chamoiseau, c’est la transcription de l’oralité ou oraliture, son inspiration, c’est le souffle du conteur, inspiré par la nature insulaire, les animaux sauvages, les auditeurs extatiques. Comme appropriation des stratégies oratoires que détenait le conteur, l’oraliture suppose l’enchaînement de l’oralité à l’écriture. Le conteur créole traditionnel, effarouché par le pays moderne, cède la place à « l’écrivain » 45 antillais contemporain, armé de la double tradition orale et écrite : l’Antillais reconnaît ce talent mélangé de l’écrivain, surtout quand celui-ci maîtrise son art. Mais ce prolongement, nous le verrons dans l’exemple de Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart, semble inachevé et même impropre, car l’oralité et l’écriture véhiculent des structures syntaxiques particulièrement différentes.

Autre caractéristique de la créolité de Patrick Chamoiseau : pour symboliser la diversité du monde, et peindre la réalité planétaire, Patrick Chamoiseau imagine paradoxalement un univers qui est allégorique opaque ; le mélange délectable du modèle romanesque occidental avec la parole délirante du conteur : l’opacité qui caractérise le langage créole, l’extravagance du verbe et la parole mystérieuse, qui rendent ennuyeuse la transcription des mythes, proverbes et légendes créoles. Cette forme d’écriture orale découle lentement d’une genèse : l’étouffement de l’écrivain, amoindri par des conflits sociaux, aboutit à l’impuissance de l’auteur, victime de son art dans un pays dominé culturellement comme les Antilles. Ce pays étrange est partagé entre l’asservissement colonial et la nostalgie qui rappellent les valeurs culturelles, et qui renforcent l’angoisse de l’écrivain antillais, le cœur chancelant, essoufflé par les mêmes divergences morales de son peuple :

‘« Comment écrire alors que ton âme s’abreuve du matin jusqu’au soir à des rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ? » 46

Ces proclamations tourmentées dirigent la création qui reproduit la littérature orale, habile à démontrer les préoccupations identitaires traumatisant la communauté créole. Daniel-Henri Pageaux, dans l’approche post-coloniale de la créolité antillaise, découvre les traces « d’une littérature traversée par l’oralité, d’une écriture qui pratique l’hybridation linguistique et stylistique. » 47 Par là même, la littérature francophone antillaise retrouve sa racine orale : le foisonnement des voix narratives, dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, et les origines ethniques de leurs personnages, glosent ces obsessions. Les narrateurs sont tantôt des conteurs chevronnés qui racontent leur propre histoire, tantôt des biographes de leur vie, qui exhibent, à tour de rôle, comme dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé, tous les fantasmes traditionnels, sociaux et quotidiens. La littérature antillaise découle en conséquence de l’influence des cultures africaines, celles-ci entraîneront progressivement la naissance de la créolité. Pour Ralph Ludwig, rédacteur de l’ouvrage Ecrire la parole de nuit, la « force motrice de la littérature antillaise » 48 , c’est son caractère hétérogène, la rencontre entre deux mondes, deux univers différents, le « monde européen de l’écrit et le monde de l’oralité, de la langue créole » 49 Le roman antillais approprie indifféremment ces communautés, que les auteurs symbolisent diversement. La démarche semble être le désir qui laisse entrevoir les tempéraments, réclame l’indépendance littéraire, qu’on pourrait développer avec les exemples de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Notes
28.

Christiane Albert, Francophonie et Identités culturelles, Paris, Editions Karthala, 1999, p. 5.

29.

Jean-Marie Grassin, « L’émergence des identités francophones : le problème théorique et méthodologique. », in Francophonie et Identités culturelles, op.cit., pp. 301-314.

30.

Ibid., p.9.

31.

Lise Gauvin, « Ecriture, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance », in Francophonie et Identités culturelles, Paris, Editions Karthala, 1999, pp. 13-29.

32.

Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Editions Karthala, 1997, p. 13.

33.

Priska Degras, « La littérature caraïbe francophone : esthétiques créoles », in Notre librairie: cinq ans de littératures, 1991-1995, Caraïbes 1, no 127, juillet –septembre 1996, pp. 6-16.

34.

Michel Tétu et Anne-Marie Busque, « Caraïbe », in Le dictionnaire du littéraire, op.cit. pp.74-75.

35.

Edouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 167.

36.

29 Ibid., p. 168.

30 Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Littératures postcoloniales et Francophonie : conférences du séminaire de littérature comparée de Sorbonne, Paris, Honoré Champion Editeur, 2001, p. 7.

37.

31 Patrick Chamoiseau, « Un rapport problématique », in L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Editions Karthala, 1997, pp. 35-47.

38.
39.

Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p.38.

40.

Ces trois concepts sont développés dans Le Discours antillais, op.cit., p. 165.

41.

Ibid., p. 245.

42.

Edouard Glissant, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », in Ecrire la « parole de nuit » : la nouvelle littérature antillaise, textes rassemblés et introduits par Ralph Ludwig, Paris, Gallimard, 1994, pp. 111-129.

43.

Patrick Chamoiseau, Ecrire au pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p. 98. L’expression « marqueur de paroles » traduit la nature orale de l’écriture chez Chamoiseau. L’écrivain ne fait que transcrire la parole, tremplin du conte, du mythe, de tous les genres oraux, tout comme elle exprime la métaphore orale.

44.

Patrick Chamoiseau, « un rapport problématique », in L’écrivain francophone à la croisée des langues, op. cit., pp. 35-47.

45.

Patrick Chamoiseau, « Que faire de la parole ? Dans la Tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », in Ecrire la parole de nuit » : la nouvelle littérature antillaise, op. cit., pp.151-158.

46.

Patrick Chamoiseau, Ecrire au pays dominé, op. cit., p. 17.

47.

Daniel-Henri Pageaux, « La créolité antillaise entre postcolonialisme et néo-baroque », in Littératures postcoloniales et francophonie, Paris, Honoré Champion Editeur, 2001, pp.83-114.

48.

Ralph Ludwig, Ecrire la parole de nuit : la nouvelle littérature antillaise, op.cit., p.15.

49.

46 Ibid.