B. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : deux écrivains antillais, deux destins littéraires

La description de la société antillaise, les tableaux de la vie créole, l’analyse psychologique, rapprochent Maryse Condé de Simone Schwarz-Bart. L’exposition des thèmes de l’identité révèle des ressemblances, proches des préoccupations qui engagent chaque auteur. Les deux femmes ont en commun le destin d’écrivains d’origine guadeloupéenne et porte-parole des voix féminines. La dépendance qui les lie avec le milieu social, culturel et intellectuel, propre aux Caraïbes, depuis leur enfance, influencera la thématique des révoltes sociales que les romans font apparaître. La double éducation, créole et française, explique leur style romanesque, confronté à la problématique littéraire qui caractérise la francophonie. Mais ces ressemblances apparentes ne doivent pas faire oublier les divergences d’approche : on souligne des dissimilitudes dans la manière de construire les personnages, de décrire des objets, mais les visions se croisent au carrefour des traditions créoles. Pour mieux le comprendre, il importe de rechercher l’itinéraire de chaque auteur, le parcours d’abord humain, puis littéraire de chaque femme romancière.

Maryse Condé semble rejeter la subordination qui relie l’oralité avec l’écriture. Elle conteste tout naturellement les postulats idéologiques qui renfermeraient l’écrivain dans la nostalgie de la langue créole, et qui exigeraient la déconstruction syntaxique et lexicale de la phrase française. Sa créolité isole la transcription de la parole du conteur, envisagée par Patrick Chamoiseau. Celle-ci est plutôt la composition concordante qui réalise le texte créole, dans lequel la floraison du lexique est bannie, tout de même la parole est l’apanage de la communauté, et la vie familiale, une fascination, une des obsessions de l’auteur. Rebelle à toute forme d’idéalisation de l’Histoire antillaise, dont le récit fonde l’écriture chez Edouard Glissant, Maryse Condé est d’une manière implicite contre le lyrisme décadent de certains auteurs qui mythifient le peuple antillais et la culture créole. Ces romans mettent à distance l’oralité créole pour mieux en parler ; ses textes dévoilent la lucidité de l’auteur, les misères sociales et les particularismes culturels, à travers un style littéraire tout à la fois maîtrisé, relâché ironique et moqueur. Ses œuvres littéraires qui sacralisent la société antillaise traduisent la revanche sur une réalité méconnue. Une bourgeoisie parentale écrasante, empêchait Maryse Condé d’ouvrir les yeux sur les conditions d’existence du peuple antillais, la condition humaine. Dans les souvenirs de son enfance, elle regrette avec amertume cette éducation aristocratique, la raison importante et profonde de son aliénation sociale et culturelle.

‘« Mon père ancien séducteur au maintien avantageux, ma mère couverte de somptueux bijoux créoles, […] et moi, bambine outrageusement gâtée, l’esprit précoce pour son âge » 50

La bourgeoisie, loin d’être un luxe, une prérogative sociale, par rapport à la réalité extérieure lamentable, était angoissante pour Maryse Condé, étouffée et inassouvie dans l’univers familial convenable; delà à imaginer le goût pour le communisme et la révolte que mènent ses personnages comme Reynalda dans Desirada :

‘« A cause de cette paranoïa de mes parents, j’ai vécu mon enfance dans l’angoisse. J’aurais tout donné pour être la fille de gens ordinaires, anonymes. J’avais l’impression que les membres de ma famille étaient menacés, exposés au cratère d’un volcan dont la lave en feu risquait à tout instant de les consumer. Je masquais ce sentiment tant bien que mal par des affabulations et une agitation constantes, mais il me rongeait. » 51

Ses romans de la quête de l’identité antillaise, Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages, Desirada, Moi, Tituba sorcière…, réhabilitent cette aliénation, intolérable selon sa condition d’écrivain. Elle aborde avec beaucoup de méfiance la créolité, qu’elle envisage dans une perspective purement narrative, et qui retrace en filigrane, dans ses romans, son expérience de « nomade inconvenante », 52 selon le titre du mélange qui lui est offert. A seize ans, c’est-à-dire en 1953, elle quitte son île pour des raisons d’études à Paris, elle y retournera trente-trois ans plus tard, en 1986, entre temps elle découvre l’Occident, l’Afrique et les Etats-Unis. Les structures spatiales de ses romans, nous le verrons, ressuscitent ces lieux d’errance, d’exil, d’angoisse et de mort. La créolité, dans les romans de Maryse Condé, est symbolisée par les croyances traditionnelles qui laissent apercevoir dans l’arrière-plan la réalité antillaise. Cette vision sociale défie nonobstant l’enfermement insulaire, et s’ouvre sur la diaspora noire. Son imaginaire poétise de façon symbolique le jeu des personnages, confrontés aux réalités insulaires, en narrant la sensibilité paysanne des femmes guadeloupéennes, coupeuses de Cannes, sous le soleil de plomb qui anéantisse les Caraïbes.

Simone Schwarz-Bart, de son côté, trouve dans la créolité une manière stratégique d’exprimer, sans embarras, la parole orale et le proverbe antillais qui apparaissent dans la trame de ses romans. La phrase narrative imite le verbe créole des personnages, généralement de vieilles paysannes, elles aussi soumises aux terreurs de la Plantation. La romancière construit des êtres créoles, héros de la vie militante guadeloupéenne, à l’image de Télumée, contrairement au manque d’engagement vers lequel Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant avaient orienté le récit autobiographique de Télumée. 53 Les romans de Simone Schwarz-Bart, qui ne témoignent pas de l’engagement politique, manifestent, néanmoins, quelques caractéristiques de la littérature créole, telle que ces auteurs la définissent :

‘« La littérature créole, plus que toute autre, est engagée. Elle exprime des urgences : conflits ethniques, frustrations de classe, antagonismes religieux, douleurs des langages, troubles intérieurs, appels du monde, désirs de fuite hors de l’habitation… » 54

La détermination de Simone Schwarz-Bart est donc d’apprivoiser la littérature orale collective, de façon admirable, dans des figures littéraires adéquates. Le conte oral s’intègre dans le récit. La légende populaire apparaît dans la narration, épousant à la fois le souffle de la voix rythmique et la cohérence du récit, qui sont proches des contes médiévaux. Maryse Condé a déploré ses origines bourgeoises, de la petite bourgeoisie, Simone Schwarz-Bart semble plaindre son éducation trop scolaire qui l’a détournée, dès l’enfance, du parler créole. Son milieu familial est antagonique au désir de dialoguer en langue locale, le créole :

‘« Je n’ai jamais eu à apprendre les langues que je pratique parce que le créole, dans mon enfance, m’était interdit. Ma mère était directrice d’école et institutrice : elle m’interdisait la langue créole mais je l’ai toujours pratiquée parce que je fréquentais les petits villageois qui ne parlais que le créole. » 55

Le besoin de représenter l’île natale, mais peu connue par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, explique leur désir naturel de communiquer avec les autres, les siens. Le dialogue romanesque mêle la sensibilité créole qui remonte et réconforte les auteurs avec le français. Pour Simone Schwarz-Bart, la recherche de l’identité créole est également la reconquête linguistique du passé qui est fugitif et évasif, mieux c’est la transgression de l’interdit, celle de la parole parentale. La désobéissance apparaît dans le texte littéraire, par l’insertion du mythe africain qui semble être créolisé. Cet auteur multiplie les perspectives que lui offre la langue littéraire, celle du français auquel s’ajoutent et s’intègrent des stratégies ambiguës d’écriture. Voilà pourquoi Simone Schwarz-Bart retrouve, plus que Maryse Condé, le mythe du créole, enchâssé dans des structures narratives éclatées. La culture de l’héritage est dépeinte dans une rhétorique énonciative qui dévoile le système lexical, phonique et métaphorique du créole : « quand j’écris, dit-elle, je me représente d’abord des phrases en créole et elles dansent, elles sont fortes, elles m’entraînent. » 56 Simone Schwarz-Bart ne peut résister à la tentation qui la repousse vers le créole. Et dès lors comment vaincre cette ardeur linguistique, si le français s’envisage sous la forme de fantasme érotique, et le créole comme le prince, le géniteur du texte littéraire au style fortement métissé ? L’obsession passionnelle qui veut découvrir le créole trouve son assouvissement songé dans le français :

‘« Quand je suis en train d’écrire, la langue créole ensoleille, rend vraiment vivante ma pensée française. Sans le créole, cette langue française m’apparaît comme la Belle au bois dormant, quelque chose d’endormi: le Prince charmant, c’est le créole. C’est lui qui vient féconder en quelque sorte cette princesse-là. » 57

Cette fascination de la langue régionale se dessine à la liaison de ses romans, comme une conséquence de l’âme créole à la recherche de ses identités culturelles. Ecrire pour Simone Schwarz-Bart est une façon de vivre pleinement son identité, sa négritude créolisée, son antillanité retrouvée. Car comment faire cohabiter exactement l’identité et l’écriture, si ce n’est par la transposition du quotidien des femmes guadeloupéennes qui affrontent la misère depuis les Plantations de Cannes à sucre? Mais la mise en évidence des structures de la société, et les fantasmes des personnages, traumatisés par le passé, portent les marques de cette écriture engagée dans l’ordre social. Sa vision formidable de la créolité, tout comme celle de Maryse Condé, épouse les apparences développées par les écrivains de l’Eloge de la créolité 58  : ces formes sont remises en cause dans les romans du corpus. La fonction attribuée au temps, à l’espace et aux personnages contribue à critiquer la créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant. Autre caractéristique littéraire, qu’il faut à ce niveau signaler : l’engagement de l’écrivain face à la créolité, la condition de l’auteur, livré à la pratique des langues, et la représentation littéraire de la réalité évasive, parce que bigarrée, sont les points communs entre Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Ces repères relatifs à la créolité joignent et opposent, en même temps, les romans de ces auteurs. C’est leur position respective sur la créolité qui rend compte des personnages antillais, les prototypes de ces derniers se trouvent dans la vraie société caribéenne. La méthode comparatiste adoptée développe ces représentations qui exposent le tableau de la culture, et qui soulignent la littéralité des romans.

Notes
50.

Maryse Condé, Le cœur à rire et à pleurer : Souvenirs de mon enfance, Paris, Robert Laffont, S.A., 1999, pp. 12-13.

51.

Ibid., p. 47.

52.

Madeleine Cottenet-Hage et Lydie Moudelino, Maryse Condé une nomade inconvenante : Mélanges offerts à Maryse Condé, Guadeloupe, Editions Ibis Rouge, 2002.

53.

Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres Créoles : Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975, Paris, Hatier, 1991, p. 182.

54.

Ibid., p.204.

55.

Simone Schwarz-Bart, « la Belle au bois dormant », in L’écrivain francophone à la croisée des langues, op. cit., p.119-123.

56.

Ibid.

57.

Ibid.

58.

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993. Comme l’indique le titre, ces auteurs antillais définissent la créolité sous la forme d’Art Poétique. Les différents aspects de la créolité reviennent parfois avec des nuances évidentes dans les textes de notre corpus. L’analyse du corpus essayera plus loin de faire le point.