PREMIERE PARTIE :
L’affirmation de l’identité antillaise dans les romans

Cette partie, consacrée à l’affirmation de l’identité antillaise, analyse la représentation de la société créole dans les romans. Les récits des personnages, à l’intérieur de la narration, traduisent cette peinture morale, sociale et psychologique, qui offre au lecteur, s’il n’est pas antillais, des images capables de le dépayser temporairement, et de le plonger dans les scènes de ménage. Dans le déchiffrage, le lecteur est tout naturellement emporté par les énergies des êtres représentés, tellement qu’ils sont vivants, à l’image de Francis Sancher de Traversée de la Mangrove qu’on pourrait croiser dans les ruelles de Rivière au Sel la nuit ou le jour. N’importe quelle femme vivant à Fond Zombi, dans un quelconque village guadeloupéen, pourvu qu’elle soit paysanne, pourrait être Télumée de Pluie et vent…, les risques de confusion sont énormes. Simone Schwarz-Bart avait rencontré une guadeloupéenne courtoise, et dans une causerie amicale, la femme déballait l’histoire de ces ancêtres, celle de sa lignée, mais elle ignorait la présence devant elle d’une romancière. Quelques années plus tard, en 1972, Simone Schwarz-Bart avait publié un récit à peu près autobiographique, Pluie et vent sur Télumée Miracle, en réminiscence des histoires de cette femme émouvante, mais l’auteur avait pris le soin de brouiller le témoignage, en modifiant les noms des personnes et des villages. Les deux personnages, Francis Sancher et Télumée, doivent cette correspondance à la clairvoyance de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Leur plume déploie devant la société le miroir, qui ne caricature pas les êtres mais révèle leurs défauts, en rendant plus approximatif la société créole. Il faut voir la place de cette société dans la littérature antillaise, qui reflète dans la perspective du miroir, le monde créole. Une place de choix, en raison de l’instabilité des réalités sociales, des phénomènes culturels, ne pourrait être que la plus belle vénération de la société dans le roman. Cette société-là, le lieu d’antagonisme, des habitudes opposées, de rivalité entre les hommes et les cultures, est le pays des angoisses d’un peuple né sous l’esclavage.

Troublée par la mosaïque culturelle, la société antillaise subsiste dans le roman, exposant ses tares, et on aperçoit dans les intrigues des Derniers rois mages, Ti Jean L’horizon et Un plat de porc…, des héros sombres mais humains, comme Xantippe le fou dépositaire du passé de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove. Les comportements individuels, imprécis et hasardeux, les auteurs ne les ont pas occultés dans la peinture psychologique. L’instabilité de la famille, depuis la Plantation, est une des thématiques de l’identité. On comprend pourquoi la société antillaise, qui a du mal à assumer sa culture, trouve son image dans le roman ; et pourquoi l’écrivain antillais, conscient du passé tragique, se révèle comme le porte-parole de cette société opprimée, perdue, en quête perpétuelle de ses repères éparpillés dans les îles. Le roman, aux Antilles, est l’allégorie de la société, à la fois, coloniale et contemporaine, décrite selon le tempérament de chaque écrivain. Depuis Aimé Césaire, le roman antillais francophone est le tableau pictural des Antilles : le drame colonial, social et quotidien, le traumatisme des personnages, voilà les modes de représentation de l’identité créole. Trois faits caractérisent l’image de la société antillaise dans le roman : la vision du monde créole comme réalité vécue, la création de l’univers littéraire symbolique, par l’imaginaire des îles, et les problèmes de la société caribéenne. Il s’agit de l’exposé historique, sociologique et ethnographique des faits sociaux dans les romans, mais à travers l’humour que les auteurs ont hérité de la culture, c’est à peu près la remarque de Dominique Combe qui soulève la primauté des fondements idéologiques dans les littératures francophones : « La littérature est le parent pauvre des études francophones, où prévalent le plus souvent les préoccupations idéologiques, sociologiques, ethnographiques 69 L’approche sociocritique du roman par Lucien Goldman, voit dans l’œuvre littéraire une idéologie, une vision du monde. Cette évocation n’est pas seulement le reflet de la société, mais encore les problèmes humains qui sont créoles aux Antilles.

Les deux théories de Lucien Goldman, « la conscience tragique » 70 et « le structuralisme génétique » 71 , pourraient s’appliquer, à bien des égards, au roman francophone antillais, qu’il soit écrit par Maryse Condé, Simone Schwarz-Bart, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau. Parce que la tragédie de l’esclavage est vécue, psychologiquement, par le personnage du roman antillais, qui est fatalement un héros tragique, condamné à affronter l’étroitesse de l’île, avec tous les dangers de la fermeture. Le structuralisme génétique analyse l’œuvre littéraire sous l’angle des comportements humains, le roman antillais est une mise en spectacle de ces conduites. Car en abordant la société antillaise, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart semblent affirmer les particularismes et les paradoxes qui élaborent globalement l’identité du terroir. Dans ce relâchement qui libère les fantasmes sociaux, pareillement culturels, les auteurs révèlent au lecteur les tourments de la communauté des îles. La coexistence de deux sociétés, au sein de la même réunion antillaise, expliquerait les obstacles identitaires: l’héritage traditionnel et l’héritage colonial s’affrontent dans le contexte social et culturel, et aboutissent à la naissance de sociétés parallèles qu’on observe dans les romans : la déstabilisation des valeurs dans Desirada de Maryse Condé, le déséquilibre des personnages, la recherche de l’identité mal maîtrisée, par les êtres de Traversée de la Mangrove, du même auteur, tiraillés entre les deux cultures, embarrassés par les deux sociétés. Les personnages présentés par Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont confrontés aux problèmes et tourments de la francophonie. De la transparence du miroir, on regarde la peinture de la société divisée, fragmentée, métissée, par le mélange ethnique, mais aussi par l’alliance des cultures. La conscience de soi, une conscience difficile, née du malaise, du mal-être social, se double de la conscience culturelle, une conscience de l’exclusion transitoire, découlant de « l’entre-deux » 72 . L’homme et la société sont respectivement victime et artisane de cette double conscience, c’est le début de l’affirmation de l’identité antillaise. L’anthropologue Jean Benoist a recherché, sous l’angle sociologique, cette angoisse individuelle et culturelle, comme les signes, tant intérieurs qu’extérieurs, de la quête d’identité. L’analyse tire sa pertinence aussi bien des hésitations individuelles que de l’instabilité des valeurs :

‘« A la différence de ce qui se produit dans les sociétés colonisées ou les groupes s’opposent clairement, aux Antilles cette lutte entre deux sociétés se fait au sein de chacun. C’est là que siègent les fluctuations de comportement de la quête permanente d’une identité qui se dérobe faute d’unité sous-jacente. » 73

A la place du sociologue, examinant des faits concrets, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart désamorcent les ambitions réalistes, en dressant un tableau pittoresque qui représente, comme dans un long-métrage de suspens, la quête permanente. Ces deux auteurs ont essayé de dépasser les fluctuations de comportement, tour à tour par l’affirmation de l’identité créole et par le métissage culturel, les deux axes d’analyse dans cette partie. Bien que la créolité et le métissage fondent la réalité et l’imaginaire, les femmes n’en occupent pas moins une place de choix. L’identité des femmes, c’est aussi l’identité des Antilles, une société où les femmes, à l’image de Télumée, héroïne sans véritable pouvoir de Pluie et vent…, se redressent pour revendiquer leur identité féminine, bafouée, piétinée par les hommes qui les écrasent, les terrorisent, mais aussi pour défendre leur féminité, niée par la société traditionnellement misogyne. Dans un recueil de voix littéraire des Antilles, lors de la commémoration des combats menés par les Afro-caribéens, Gisèle Pineau et Marie Abraham célèbrent dès l’introduction la révolte féminine : « En ces temps troublés où la morale s’accommodait si aisément de l’honneur, beaucoup de ces femmes furent les solides guerrières de l’ombre et de la soumission toujours feinte. » 74 Mais les Maîtres des Plantations approuvaient plus la naissance des garçons que celle des filles, la force musculaire des hommes en est la raison.

Notes
69.

Dominique Combe, Poétiques francophones, Paris, Collection « Contours littéraires », Editions Hachette, 1995.

70.

Lucien Goldman, Le dieu caché. Etude sur la vision tragique dans Les pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1959, p.38.

71.

Lucien Goldman, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1980, p.345.

72.

Nous avons emprunté cette expression au psychanalyste Daniel Sibony, dans son ouvrage : Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991. le titre est significatif : les origines culturelles diverses créent un déséquilibre, qui situerait l’individu dans ce que l’auteur appelle « entre-deux », c’est-à-dire entre deux cultures, deux mondes, deux univers, deux imaginaires, cette situation correspond bien à celle des Antillais.

73.

Jean Benoist, L’Archipel inachevé, culture et société aux Antilles françaises, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p.112.

74.

Gisèle Pineau et Marie Abraham, Femmes des Antilles, Traces et Voix : cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, Paris, Editions Stock, 1998, p.7.