Chapitre premier : Les reflets de l’identité créole dans les romans

« En comparant des auteurs d’îles divergentes quoique voisines, comme la Martinique et la Guadeloupe, on constate une problématique qui traduit les mêmes préoccupations identitaires, mais aussi une réaction différente à ce défi culturel. » 75

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont originaires de la même île, la Guadeloupe, les problèmes identitaires évoqués peuvent se ressembler, mais les auteurs symbolisent différemment les préoccupations. Le ton distant et ironique de la première romancière dégage la complaisance du second auteur. Sans indulgence, Maryse Condé dépeint la déchéance mortelle de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove, le portrait de Béhanzin dans Les derniers rois mages révèle un sadisme littéraire et une peinture psychologique et humoristique, qui enfoncent davantage le roi dans sa dégradation morale. Derrière les pérégrinations harassantes de Télumée dans Pluie et vent…, Simone Schwarz-Bart invente des situations triomphantes, et l’héroïne peut jubiler dans les dernières pages du roman : « j’ai déjà lavé et rincé les hardes que je désire sentir sous mon cadavre…Je mourrai là, comme je suis, debout, dans mon petit jardin, quelle joie !... » 76 On ne saura pas avec quelle indulgence, elle compose le retour victorieux de Ti Jean à la Guadeloupe, malgré le séjour cahoteux au royaume des Morts, alors que Maryse Condé achève les jours du roi Béhanzin dans son exil définitif à Alger. L’analyse de l’identité antillaise reviendrait donc à observer les structures narratives des romans du corpus La chaîne des événements réunit la totalité des îles Caraïbes, qu’elles soient francophones ou anglophones. Peindre la réalité antillaise d’une part, et décrire les implications de cette réalité dans la psychologie des personnages d’autre part, telles se présentent les « préoccupations identitaires » de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Mais reconnaître ces obsessions, c’est déjà déceler des points communs entre Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart: leurs romans symbolisent l’identité de la société, antillaise par sa géographie, et créole par son histoire, sa culture et ses individus. Tous les romans s’inscrivent dans la pure réalité des îles françaises de la Caraïbes. Cette inscription, prétexte littéraire pour distancer les faits, envisage les significations de la quête d’identité : le retour de Marie-Noëlle, héroïne de Desirada, à la terre natale, est plein de symbole, c’est la reconquête des racines originelles. Le point de départ de cette recherche, c’est le roman. Les deux auteurs sont les premiers à vouloir retrouver l’identité mais littéraire, par la connaissance et la récupération de la réalité dans l’imaginaire:

‘« Un effort de récupération de tout le réel. Non pas seulement du réel sensible ou rêvé, mais aussi de celui que l’on pense, que l’on médite, que l’on prévoit. C’est un essai de totalisation du détail ; de tous les détails en vue d’une connaissance absolue. » 77

Cette connaissance est l’affirmation de l’identité. Mais l’harmonie créole, ce n’est pas seulement la langue parlée. Elle figure dans les romans aussi convenablement le paradoxe de l’existence, la misère des rapports humains, que la présence amusante de la famille antillaise dans le nœud narratif. Chaque roman entretient avec la réalité une relation étonnante, qui rend confuse, multiple et aléatoire l’identité créole. La créolité paysanne dans Pluie et vent… est dissemblable à la mentalité des habitants de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove. Ces deux romans sont néanmoins les exemples de la quête d’identité créole. D’autre part, les tourments de la vie familiale dans Desirada s’opposent à l’exaltation de la famille créole dans Un plat de porc…. Peu importent les divergences, les deux romans se croisent à la recherche de la conscience de soi, qui présage l’identité collective. Les différences autour de l’identité créole s’articulent selon le réalisme de Maryse Condé et la fantaisie de Simone Schwarz-Bart, des auteurs qui ne dévisagent pas la même image des événements, des faits, de la culture, des hommes, simplement de la société et des mœurs créoles. Les romans du corpus s’entrecroisent aux confins de différents contextes, qui les définissent et caractérisent les identités des personnages. Ces concordances, remparts de l’évocation identitaire, sont d’ordre géographique, social, familial et individuel. Voici la démarche des auteurs : en ordonnant tous les romans dans la hiérarchie insulaire, et en pourvoyant à ces contextes des valeurs littéraires, les auteurs cherchent à enraciner les textes dans le débat littéraire, celui de l’identité dans les Antilles. Car il fallait retrouver des motifs littéraires pertinents, pour mieux contempler les caractéristiques de l’identité masculine et féminine. Suite logique ou cohérence interne, le parcours narratif enchâsse ces circonstances, qui prouvent la référence à la réalité insulaire, comme si les auteurs annonçaient les signes avant-coureurs de l’identité créole, selon le déterminisme géographique, social et culturel : les différents liens constituent les préludes des combats menés par les personnages masculins ; les oppressions subies par les personnages féminins le confirment.

Notes
75.

Nathalie Schon, L’auto-exotisme dans les littératures des Antilles françaises, Paris, Karthala, 2003, p.5.

76.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 255.

77.

Edouard Glissant, « Un effort de récupération de tout le réel », in Les Lettres Nouvelles, n° 1, 11 décembre 1958, 1, 4.