A. Les contextes de l’identité antillaise dans les romans

Dans l’ouvrage Esthétique et théorie du roman, Mikhaïl Bakhtine distingue le foisonnement des structures sociales dans le roman, leur révélation préparatoire impose au texte une cohérence culturelle : « le roman est le genre constitué en contact avec la réalité, il se construit dans une zone de contact avec la société contemporaine. » 78 En représentant la réalité, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart n’offrent pas non plus le portrait de la société, mais un tableau allusif, dans lequel les personnages peints retrouvent leurs racines identitaires, voilà la sensation que dégagent les romans. La société invraisemblable, retracée par les auteurs, notamment dans Traversée de la Mangrove, Les derniers rois mages et Pluie et vent…, n’adoucit pas les aspirations des protagonistes. A l’image de Télumée et Francis Sancher, les personnages découvrent l’étrangeté de leur propre milieu. Ce paradoxe est fondateur de l’identité créole et même de la poétique créole, revendiquée par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, les fondateurs de Eloge de la créolité. Pour ces auteurs, « la thématique de l’existence » 79 est la stratégie narrative qui affirme l’identité créole, tout événement en rapport avec la société mérite d’être évoqué dans l’art du roman :

Traversée de la Mangrove de Maryse Condé et Pluie et Vent…de Simone Schwarz-Bart, textes fondateurs de la créolité, ont été publiés avant Eloge de la créolité. Les auteurs y ont conté malgré cela le quotidien antillais, le conflit des héritages, l’obsession de l’identité et les rapports humains, qui résument la thématique de l’existence, exaltée et louée déjà par ces auteurs « créolophones » ou « créolistes ». Le miroitement qui fait voir la société, et rappelle l’identité créole, s’articule selon trois repères : d’abord les auteurs arrangent les romans dans le contexte de l’île, chaîne géographique et sociale, quoique Ti Jean L’Horizon, Un plat de porc… et Desirada franchissent le milieu insulaire. Les intrigues dévoilent ensuite le cadre de la famille, contexte révélateur, et première structure de la société. Les contextes de la filiation 80 et de l’altérité 81 , démontrent, enfin, le drame psychologique. Qu’importe que les personnages soient courageux, ils existent comme victimes du conflit permanent, vécu par la sorcière Tituba dans Moi, Tituba sorcière…, ou comme les figures de la révolte, revendiquée par Reynalda, quand elle est étouffée jusqu’au bout par sa propre famille dans Desirada. Le sujet de l’identité se situerait donc dans une double perspective de rejet et d’acceptation ; le comportement de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove en est une illustration : incapable de vivre en harmonie avec les habitants de Rivière au Sel, Francis Sancher rejette leurs habitudes, dissimule sa vraie personnalité, mais accepte, tout de même, de fréquenter de manière équivoque et audacieuse les femmes du village, Dinah, Mira, Vilma l’indienne du lieu. La condition de ce héros obscur est angoissante, l’homme est à la fois repoussé et aimé, affectueux et haï. Maryse Condé aurait reconduit la même idée, d’un roman à l’autre, de Traversée de la Mangrove à Desirada. Reynalda abandonne le terroir natal, en rejetant le milieu familial ; et Francis Sancher niera tout, jusqu’à ses origines parentales et culturelles. On sait dans les deux situations que les personnages cherchent, avec amertume, à fonder une identité propre.

Notes
78.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 78.

79.

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, op. cit., p. 33.

80.

Dans le sens juridique du terme, la filiation est le lien qui unit un enfant à ses parents. Ce lien peut-être établi par le sang, la loi ou par jugement d’adoption. Nous avons utilisé ce concept pour l’analyse des liens familiaux et leurs rapports à l’identité dans les romans de notre corpus.

81.

L’altérité peut-être brièvement définie comme le rapport à autrui. C’est aussi la découverte d’un « autre moi ». Le terme permettra d’analyser le complexe culturel, la vision de l’Autre et l’image de soi dans la psychologie des personnages romanesques.