a. Le contexte géographique et social des romans

Le contexte géographique des romans, c’est l’univers insulaire des Caraïbes. Le cadre du déroulement des actions, c’est la Guadeloupe ou la Martinique. Le village représente le décor, lorsque la case, l’habitat traditionnel, en phase d’être modernisé, demeure le territoire des personnages. Des tableaux sociaux apparaissent dans la vie au village. La Guadeloupe et la Martinique ne sont pas seulement des îles, elles offrent dans les romans des mésententes sociales. Les Caraïbes, archipel magnifique pour le socle des romans, décor charmant et exotique, ne masquent pas les allures sociales. Au fond, il existe des rapports, des liens entre le contenant, les îles, et le contenu, les faits sociaux. Les deux contextes ne peuvent pas s’exclurent, leur connexion ne fait pas défaut aux textes, mieux elle illustre la dépendance des couleurs locales à l’archipel, en développant le rapport du folklore paysan et rural au contexte de l’insularité.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, en édifiant le milieu insulaire, selon des révélations sociales, transmettent aux Antillais une comparable image d’eux-mêmes. Les villages et les cases, les plantations et les rues, les rivières et les îles sont nommés, avec un réalisme exotique, mais un exotisme exposé de l’intérieur. Les tableaux insulaires s’ouvrent sur des réalités agréables. Maryse Condé avait déjà annoncé, concernant les contextes de l’écriture aux Antilles, que l’œuvre littéraire devait « intégrer divers aspects de la réalité. » 82 Le choix du titre d’un de ses romans, Desirada, n’annonce-t-il pas, du moins implicitement, le récit de vie d’une communauté villageoise, dans une île portant le même nom. Le lecteur pourrait s’attendre à la description de l’île, à un portrait des habitants, à une fiction autobiographique. Desirada, roman insulaire s’il en est, se déroule dans l’île de la Désirade, cadre des événements bouleversants. Les rapports sociaux sont décrits, mais l’essentiel se trouve ailleurs, dans la relation du personnage avec son milieu géographique. Reynalda et sa fille Marie-Noëlle, héroïnes principales du roman, sont nées à la Désirade, dans cette île « fantastique » de la Guadeloupe ; son histoire étonnante et son passé fascinant sont enfouis à jamais dans l’imaginaire populaire :

‘«Les gens de la Guadeloupe ont une mauvaise idée de la Désirade à cause des sacripants et des lépreux qu’on y envoyait dans le temps et aussi, que rien n’y pousse. Rien. Ni canne à sucre. Ni café. Ni coton. Ni igname. Ni patate douce. » 83

Fond-Zombi et L’Abandonnée, deux îles de petites dimensions, structurent Pluie et Vent…, roman non moins insulaire de Simone Schwarz-Bart, tout comme Désirade représente l’île de la narration dans Desirada. Mais née à L’Abandonnée, quelques années après l’abolition de l’esclavage, Télumée peut relater ses rapports avec la communauté humaine et sociale, sa passion pour l’île. La narration part de l’histoire sociale de L’Abandonnée ; le prétexte, c’est l’évocation du village de Fond Zombi qui noue l’intrigue du roman. La fiction est simple, et tout commence de façon assez ordinaire : l’esclavage, toile de fond du roman, vient d’être aboli, les esclaves, à la recherche d’une terre d’asile, se lancent naïvement dans l’errance. Parmi eux, figure Minerve, arrière-grand-mère de Télumée. « Minerve avait erré, cherchant un refuse loin de cette plantation, de ses fantaisies, et elle s’arrêta à L’Abandonnée. » 84 La persécution des esclaves fugitifs, aventuriers d’île en île, avait créé une instabilité de la société antillaise et de ses individus. La naissance du village, par un regroupement hasardeux d’esclaves évadés, craignant le retour des « temps anciens » 85 , fonde la communauté, Télumée est la garante. Les membres y tissent des liens affectifs et conjugaux. On voit comment l’auteur établit des rapports entre le milieu géographique, difficilement acquis, à force d’errance, de révolte, et le milieu social, largement soumis à l’évolution des mentalités, à l’alliance des habitants, obligés de s’unir, de s’entendre, puisqu’ils viennent d’inaugurer leur village. Mais à apercevoir de près Traversée de la Mangrove, la fermeture du village de Rivière au Sel, avec ses habitants emmurés, sortant eux aussi récemment de l’esclavage, on ne peut qu’admirer le contexte géographique et social du village côtier, ce cadre de vie maritime le rapproche de Pluie et vent… Les sorts des personnages sont communs ; et si l’on passe d’un roman à l’autre, les mêmes conditions de vie apparaissent, le même déterminisme géographique et social réintègre de manière anaphorique la narration :

‘« Ici, tout le monde est à la hauteur de tout le monde, et aucune de nos femmes ne peut se vanter de posséder trois yeux ou deux tourmalines dormant au creux de ses cuisses » 86

On ne constatera pas plus de précarité sociale dans Pluie et vent… que dans Traversée de la Mangrove, quand l’infamie à Fond Zombi rappelle la triste destinée des habitants de Rivière au Sel. Dans cette communauté, les hommes étaient depuis l’aube des temps des « travailleurs du bois » 87 , ils ne trouvaient pas d’explication à leur destin commun, qui les unissait à l’activité forestière, sans savoir pourquoi. Les plus robustes parmi eux « partaient à l’assaut des géants de la forêt dense » 88 , ils trouvaient du travail aux habiles charpentiers, les maîtres ébénistes qui « sculptaient des commodes d’acajou ou de bois rose, des lits de courbaril et des guéridons de laurier-rose délicatement incrustés de magnolia. » 89 Cette communauté existe dans n’importe quelle île de la Guadeloupe, elle représente n’importe quel village antillais. Maryse Condé réinvente le cadre social, pour exprimer la profondeur d’âme des êtres antillais, qui ont tissé des liens sacrés avec la nature complice. La distance avec le milieu insulaire est visible dans l’autre roman de Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc… : contrairement au contexte social dans Traversée de la Mangrove, l’auteur coordonne les actions à Paris. Mais ce n’est qu’un mirage de la narration, l’action imaginaire représente les Antilles, parce que le texte fait allusion, au fil des pages, à la communauté martiniquaise.

La narration névrotique de Mariotte, comme le récit autobiographique de Télumée, dramatise l’univers social et créole, celui de l’enfance, qui s’offre au lecteur, grâce aux souvenirs marins, à l’imaginaire de l’île, au village créole dans lequel s’étendent la nostalgie, les interrogations et les craintes de Mariotte. C’est l’univers géographique de la Martinique qui reflète la légende sociale. On sait que les coauteurs, le couple André et Simone Schwarz-Bart, ont recherché cette impression, cette analogie entre la référence du milieu et la mimèsis de la société. La narratrice peut dès lors exécuter le choix des auteurs, son imagination replonge dans l’île, lorsqu’elle redécouvre le spectacle social :

‘« Et voici soudain qu’une haute lampe du temps dépose, sur la plage désolée de mon esprit, la silhouette de grand-mère assise dans sa berceuse créole, sous la véranda… » 90

Les romans se rapprochent et se ressemblent à bien des égards. Dans Les derniers rois mages, le récit se déroule dans deux îles guadeloupéennes, le morne Verdol et la Pointe. La première est le lieu de vénération d’un ancêtre, le roi Béhanzin, et d’adoration presque mystique du souverain sans trône. Cette île s’efface du texte au fur et à mesure que la narration avance, elle s’ouvre sur la deuxième, le morne Verdol, les êtres du roman s’y entassent. Les coïncidences sont remarquables entre deux personnages, Djeré des Derniers rois mages et Mariotte de Un plat de porc…La réclusion contraignante, dans l’hospice de Paris, amène Mariotte à enraciner les évènements dans les Antilles. Djeré, le descendant du roi mage, relate l’histoire du monarque dans l’île qui reflète la réalité antillaise. Face à l’étroitesse des îles, à l’impossibilité d’en sortir, Maryse Condé retrouve tous les faits sociaux, hérités de cet environnement clos et conséquences de la fermeture insulaire. Pour le comprendre, constatons le contexte social dans Ti Jean L’horizon : le lieu ne sort pas du néant, les personnages ne l’ont pas inventé non plus, mais il leur a été imposé par les forces de la nature, par les avatars de leur milieu géographique. L’île de la Guadeloupe disparaît, face à l’ouverture du roman vers l’Afrique, évoquée sur le plan mystique et mythique. Mais le texte se réfère à une île antillaise que Simone Schwarz-Bart a déjà représentée dans Pluie et Vent…, Fond-Zombi ; elle surgit dans un contexte originel :

‘« Au cœur de ce pays perdu, il y a encore plus perdu et c’est le hameau de Fond-Zombi. Si la Guadeloupe est un point sur la carte, évoquer cette broutille de Fond-Zombi peut sembler une entreprise vaine, un pur gaspillage de salive. Pourtant ce lieu existe et il a une longue histoire. » 91

Autre représentation du contexte géographique : la nomination, sans feinte, des noms d’îles et de pays, rappelant les origines des auteurs. Dans Moi, Tituba sorcière…, on contemple l’enracinement du texte dans la Barbade, pays natal de Tituba, île des Caraïbes convoitée tant par les Anglais que par les Français, dès le début du XVIe siècle. Barbade est à l’image de Rivière au Sel dans Traversée de la Mangrove, de l’Abandonnée dans Pluie et Vent…, de Fond-Zombi dans Ti Jean L’horizon. Par le truchement des villages insulaires, des liens sociaux se tissent, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart raccommodent les univers des Caraïbes, et elles exposent la réalité insulaire, quand elles parlent des mornes, des îles, des communautés créoles. Ces deux voix féminines instaurent pareillement un véritable dialogue social, quelquefois douteux, entre les différents protagonistes, mettant au grand jour leurs problèmes ontologiques, c’est à peu près le jugement que Milan Kundera porte sur le roman : « N’empêche que la fidélité à la réalité historique est close secondaire par rapport à la valeur du roman. Le romancier n’est ni historien ni prophète : il est explorateur de l’existence. » 92

L’écriture d’un roman, qui s’appuie sur les racines de la société créole, s’articule autour de ces points : l’individu et sa parole, l’homme et sa culture, la société et ses valeurs. Télumée, qui parle de sa vie sociale, morale, de son existence de femme noire, rappelle Tituba, la femme accusée de sorcellerie et qui lutte pour retourner à sa Barbade natale. De part et d’autre, la narration montre l’individu dans un théâtre populaire, celui de la société, comme acteur principal. Le retour de Marie-Noëlle aux Antilles est une illustration de ce lieu social théâtralisé dans Desirada, à travers la description du spectacle quotidien qui se déroule dans la Rue Nozières, microcosme de la Guadeloupe :

‘« Marie-Noëlle ressortit dans la foule des gens pressés qui allaient sans perdre de temps à leurs affaires et des flâneurs qui flânaient. Le vacarme des voitures et des motocyclettes l’assourdissait. Elle ne voyaient rien de se qui se passer autour d’elle. » 93

Les références à la vie sociale semblent plus présentes dans les romans de Simone Schwarz-Bart, les structures plus développées exposent davantage le vacarme urbain et le rituel villageois, qui expliquent la dimension paysanne dans les textes littéraires de cet auteur, désigné pour l’inauguration du musée de Pointe-à-Pitre en 2001, dénommé « An tan lontan », on lit en français « aux temps anciens ». Les modes de vie créole du XIXe siècle sont exposés dans cette galerie d’art. La sensibilité à la saga créole, et l’obsession du terroir, traduisent les indications du milieu antillais. Pluie et vent…mêle les événements à l’évocation de Fond Zombi, dans une sorte de peinture rupestre qui participe à cet art de vivre créole :

‘« Fond-Zombi avait un aspect désertique, et le mal semblait dans l’air la seule chose capable, que les gens fixaient hébétés dès l’après-midi durant. Les femmes allaient par la rue avec une célérité déconcertante, et à peine pouvait-on deviner leur maigreur, la tristesse de leurs yeux. » 94

Maryse Condé prolonge cette représentation dans Traversée de la Mangrove, mais l’évocation du contexte social est moins explicite que chez Simone Schwarz-Bart. Plus équilibrée, la vie sociale situe Traversée de la Mangrove à l’intérieur de la Guadeloupe, avec les couleurs locales, les impressions des habitants, et leurs déceptions coutumières vielles de millénaire. Dans cette communauté villageoise, Rivière au Sel, les individus sont indifférents les uns des autres, seule la mort d’un étranger peut les réunir, durant la cérémonie funèbre. Emile Etienne, l’historien et ami du défunt, reconnaît l’« ennuyeuse formalité » 95 de l’enterrement, chacun est pressé de rentrer à la maison, à la fin de la cérémonie, et « c’était maintenant qu’on cessait de faire route ensemble. » 96 Dans cette morale sociale, la division des êtres est critiquée, leur antagonisme dévisagé : Maryse Condé cherche à détruire les préjugés sociaux. Car l’enfermement bouleverse la communauté et ses valeurs. Les habitants essayent péniblement de fonder une identité au rythme de leur existence. C’est en quelque sorte la plus agréable remarque que Simone Schwarz-Bart fait dans Pluie et vent…, le contexte social de Fond Zombi est lié aux traditions, des facteurs qui unissent la communauté guadeloupéenne. Dans Traversée de la Mangrove, l’alliance est rompue par le manque de traditions sûres, de cohésion sociale. Les ambitions sont différentes dans Un plat de porc…, Mariotte vit un drame intérieur, prolongement du conflit entre le passé dans les Antilles et le présent dans l’hospice de Paris. La culture du terroir, culture traditionnelle, survécue dans les îles, semble s’opposer à la culture imposée, culture coloniale, apparue également dans les Caraïbes. La force de ce double contexte social très opposé, réside dans la critique du passé, de l’esclavage, des valeurs coloniales et idéologiques. Dans une de ses visions oniriques, Mariotte revit la cruauté du passé. Elle était accompagnée par Moman, sa mère. Elles traversaient, toutes les deux, le marché de Saint-Pierre, et passèrent devant une ancienne prison d’esclaves :

‘« Où l’on voyait encore l’arbre-fouet, à demi calciné, avec ses curieuses pousses vertes qui naissaient à même les plaques cendreuses du tronc noir- témoin indifférent de notre servitude, et symbole blessé des journées qui suivirent l’abolition de l’esclavage » 97

Les romans de notre corpus révèlent deux univers parallèles, complémentaires et agissants : l’univers géographique et social. Ce cadre géographique des Antilles, recréé par les auteurs, dévoile une vie sociale. Il existe nonobstant des particularités dans chaque roman, parce que le thème de l’identité géographique présente des écarts. Desirada s’approprie le contexte de l’île, pour en faire un cadre symbolique de l’identité. Le contraire se présente dans Pluie et vent…, les valeurs paysannes des femmes, libérées de l’esclavage, fondent l’identité créole. Simone Schwarz-Bart réutilise, à peu près, la même vision dans Un plat de porc…qui décrit la Martinique comme cadre géographique et imaginaire, avec ses croyances religieuses et sociales. Dans Moi, Tituba sorcière…, l’île de la Barbade est un prétexte pour décrire les conflits sociaux entre Maîtres et Esclaves. Par contre, Ti Jean L’horizon n’est pas à lire comme les romans précédents, le texte dévoile une double condition géographique et sociale, l’Afrique et les Antilles. Le contexte de Traversée de la Mangrove est atypique : l’insularité permet de définir l’identité de la communauté. On comprend l’approche de Mireille Rosello, quand elle analyse le contexte géographique des romans de la littérature antillaise comme moyen d’exprimer l’identité : « L’identité construction et la géographie comme projection imaginaire sont irrémédiablement liées dans la littérature antillaise. » 98 La situation des romans a dévoilé cette identité, celle-ci n’est pas acquise mais infligée. C’était aboutir à une identité insulaire que de figurer les Antilles, comme archipel, dans les romans. Et dans cette figuration, il y a une gradation, une succession, car les auteurs ne photographient les îles, immobilisées dans les textes, que pour arriver à un autre contexte, celui de la famille, microcosme des clichés.

Notes
82.

Maryse Condé, « Habiter ce pays, la Guadeloupe », in Chemins Critiques, n° 1, décembre 1989, pp. 5-14.

83.

Maryse Condé, Desirada, op.cit., p.62.

84.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et Vent…, op.cit., p.12.

85.

Ibid., p.12.

86.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 15.

87.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 37.

88.

Ibid., p. 37.

89.

Ibid.

90.

André et Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc aux bananes vertes, op.cit., p.42.

91.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, op. cit., p.10.

92.

Milan Kundera, L’art du roman, essai, Paris, Gallimard, 1968, p. 58.

93.

Maryse Condé, Desirada, op. cit., p.147.

94.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et Vent…, pp.148-149

95.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, op.cit., p. 233.

96.

Ibid.

97.

Simone et André Schwarz-Bart, Un plat de porc…, op.cit., p. 108.

98.

Mireille Rosello, « Les derniers rois mages et la Traversée de la Mangrove : insularité ou insularisation. », in Elles écrivent des Antilles : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 175-189.