b. Le contexte familial des romans

Fidèles à une tradition littéraire bien antillaise, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart évoquent la famille guadeloupéenne dans leurs romans. Blessées par les mensonges entre parents, aguerries par leur propre expérience familiale, elles choisissent de recomposer la famille éparse, douloureuse, balayée par des querelles ; cette famille-là est antillaise. Sa représentation dans les romans pose des problèmes : la famille représente l’univers créole dans sa plus grande affiliation, mais encore dans sa plus grande dispersion. Il s’agit d’une famille romanesque, à la fois soudée, divisée, suscitant haine, jalousie, amour ou tension entre les membres. Bien qu’elle soit éclatée, la famille n’en demeure pas moins un des fantasmes des auteurs, une des thématiques retenues, pour percer les secrets de la société antillaise. L’importance de cette thématique, sa vérité littéraire, et sa réapparition dans tous les romans, se mesurent à l’approche de chaque auteur. Une analyse opposée, parce que Maryse Condé, contrairement à Simone Schwarz-Bart, fidèle à une tradition familiale écrasante, aborde la famille antillaise avec un recul, une distance critique : la révision des postulats familiaux rend exemplaire l’approche de Maryse Condé. Les épreuves de l’histoire coloniale, qu’elle évoque dans ses romans, confirment davantage sa critique. Dans sa thèse sur les Personnages romanesques et sociétés antillaises, Françoise Simasotchi-Brones analyse la notion de « roman familial » aux Antilles. Les personnages des romans antillais, notamment ceux de Joseph Zobel, Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, ont des rapports difficiles avec leur famille. L’auteur de la thèse explique cet accident conjugal par l’Histoire antillaise :

‘« La famille antillaise n’est ni africaine, ni européenne ; en raison de son histoire, cette communauté a vu naître un nouvel ordre familial qu’il lui a fallu instaurer et accepter dans son propre espace d’existence. » 99

L’ordre familial imposé apparaît, il est vrai, dans l’espace des romans antillais, mais dans ceux de nos auteurs, la famille est le symbole qui transforme la quête d’identité. Les auteurs enregistrent des réalités familiales typiques dans leur analyse littéraire : le désir de repositionner le personnage dans son univers véritable d’existence, renseigne sur le mode d’habitation et éclaire le rôle des femmes au sein de la famille. Télumée dans Pluie et vent… retrouve l’identité de la femme paysanne, identité confuse et imprécise. La famille retrace les repères, en fixant les normes, et dans cette distribution des tâches, la femme semble offensée. Les fonctions se réfèrent à des valeurs morales et sociales, héritées du passé colonial et africain, dont nous parlerons subséquemment. D’autre part, dans la famille, naît le premier regard de l’individu sur la société. Mais dans les romans, surgit le premier conflit, c’est-à-dire la rivalité entre les personnages. L'historienne Myriam Cottias, dans son étude de la société antillaise, expose la double particularité de la famille, comme facteur de cohésion, mais aussi de rupture : « aux Antilles, la famille justifie les solidarités ou les conflits individuels, modèle les relations sociales. » 100 Les exemples, abondants dans les romans, peuvent illustrer cette double caractéristique de la famille.

Dans Desirada, on lit en filigrane la confusion des valeurs, la mésentente entre personnages et le conflit des générations ; les vieux profondément nostalgiques du tan lontan ne s’entendent plus avec les jeunes épris de la culture moderne, occidentale et afro-américaine. Desirada, univers mystérieux qui attache les liens de parenté et les détruit, offre un cadre familial abusif, n’autorisant d’autres valeurs que les hostilités excessives, les querelles outrancières entre générations opposées; dans cet univers des rêves constamment avortés, chaque personnage éprouve le désir d’évasion, hors de la structure familiale. Au départ, la famille est composée de trois femmes, Ranélise, sa sœur Marie-Claire et Reynalda. Tout se joue alors autour de Ranélise, femme dévouée, et gardienne de la stabilité familiale, comme cela se faisait dans les traditions anciennes. Un conflit sans précédent s’en suivit : Reynalda renonce à la notion de famille, quand elle abandonne sa fille, Marie-Noëlle dès la naissance. Ce renoncement inaccoutumé constitue un revers de la tradition familiale, les abandons et les suicides y sont bannis, comme dans toutes les sociétés du monde. Reynalda, enceinte, échoue dans sa tentative de suicide, mais réussit, malgré tout, à abandonner sa fille. L’enfant sera découverte par la femme Ranélise, durant une nuit paisible et sans histoire :

‘« Chez elle, elle trouva la nouveau-née, posée là où on l’avait oubliée et profondément endormie. Sa figure minuscule était toute maculée de merde et de sang séché. Elle sentait le poisson pas frais. Malgré cela, des rayons d’amour partirent du cœur de Ranélise et irradièrent le petit corps. » 101

La lignée familiale se rompt par l’abandon et la fuite, l’héritage tout comme l’hérédité en pâtissent ; la survivance des valeurs n’en sera que mal assurée. Simone Schwarz-Bart serait consciente de cette dégradation morale, de cette désagrégation des valeurs, c’est pourquoi elle ne s’inscrit pas dans la perspective de Maryse Condé ; elle exalte, au contraire, dans Pluie et Vent….une autobiographie familiale, les racines remontent à la période de l’esclavage. Télumée, femme stérile, défend noblement la survivance de la famille, rompue dans Desirada. La fiction choisie par l’auteur est à la fois belle et impressionnante : de nombreuses générations se succèdent, selon des lois d’hérédité biologiques et sociales. Télumée raconte l’histoire émouvante de sa famille depuis sa bisaïeule Minerve, la femme « libérée d’un maître réputé pour ses caprices cruels. » 102 A l’origine de cette intrigue, la femme Minerve est abusée, sexuellement, par un esclave d’un village environnant, venu chercher aventure à L’Abandonnée. Cet homme « s’éclipsa à l’annonce même de sa paternité. » 103 Première faute, semblant a priori à l’aveuglement du père, mais l’auteur retarde cette intrigue. Un autre personnage du nom de Xango jouera le rôle paternel, il est entièrement dévoué aux valeurs morales de la famille. On voit la naissance, particulière, de la famille antillaise : l’histoire a construit des liens familiaux, prouvant ce que fut cette famille à ses débuts dans les Plantations. L’idée de la fragilité des liens familiaux, serait de la sorte mal venue dans Pluie et vent… Cette opinion s’effondre devant le rôle de Télumée, celui de préserver les valeurs sociales unissant les membres. Conservatrice de la famille traditionnelle, Télumée enseigne la morale positive, et s’impose comme maîtresse du foyer créole, la fin du roman révèle qu’elle est la dernière de la longue lignée familiale. Ce personnage mythique est fortement farouche dans les tâches champêtres. Dany Bébel-Gisler, née en 1935 à Pointe-à-Pitre, est guadeloupéenne, sociologue et linguiste, elle réclame pleinement le rôle de la mère, de la grand-mère dans les foyers antillais. Elle appartient à la génération de Maryse Condé, de Simone Schwarz-Bart, des écrivains qui défendent la culture de leur pays, et construisent le personnage moral de la femme antillaise. Dans un récit passionnant, mélange de souvenirs et de traditions, Dany Bébel-Gisler raconte ses liens affectifs, ses rapports sociaux avec sa grand-mère, plus que sa mère, dans un contexte champêtre qui fait de la femme la responsable de toutes les activités :

‘« Je suis restée avec grand-mère moins longtemps qu’avec maman. Maman était en meilleure santé, elle ne buvait pas, mais grand-mère a plus fait pour moi que maman. Elle m’a beaucoup appris. Et surtout à ne pas compter sur les yeux des autres pour dormir. Elle m’a enseigné le travail de la terre, à organiser un jardin, à planter des légumes. A reconnaître aussi les plantes qui soignent, celles qui sont bonnes pour le ventre, pour la toux pour les blessures. » 104

Son parcours narratif et son itinéraire moral, à quelques exceptions près, rappellent l’éducation de Télumée et celle de Tituba, dans Moi, Tituba sorcière…A la différence de Pluie et vent…, les générations antérieures n’entrent pas dans le récit de Tituba. Seul le viol de sa mère, Abena, souligne l’événement daté, mais ne signifie pas davantage une chronique familiale. C’était une parenthèse dans le roman, un bref rappel, pour suggérer la cruauté dans le texte, la tragédie familiale en train de naître :

‘« Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile vers la Barbade. C’est de cette agression que je suis née. De cet acte de haine et de mépris. » 105

On constate des parallélismes avec le récit de Télumée : Maryse Condé fait apparaître Yao, un jeune esclave révolté, habile à « planter la canne, à la couper et à la charroyer en moulin » 106 . Ce personnage fondera avec Abena une famille, en adoptant Tituba, comme Xango avait accepté, sans regret ni remords, de redresser le tort infligé à Minerve en l’épousant. Les deux figures paternelles, Xango dans Pluie et Vent…, et Yao dans Moi, Tituba sorcière..., créent une harmonie familiale, elles démentent l’idée de l’instabilité permanente dans les familles d’esclaves : les deux personnages, engagés et symboliques, se croisent au carrefour de la recherche qui installe l’équilibre familial, leur identité domestique. Cette paternité, dévouée jusqu’à ses limites, dévoile des figures atypiques de la société asservie, quand celle-ci, et c’est vrai, a besoin de stabilité conjugale. Détruire les vieux mythes et stéréotypes, renverser les certitudes et l’instabilité, natives de l’esclavage, telles se présentent les obsessions des auteurs, telle est leur aspiration à l’identité littéraire; qu’ils construisent dans les textes, à travers l’image de la famille, dans l’humilité de quelques personnages. L’affection que Xango éprouve pour sa fille adoptive, Toussine, témoigne de cette identité familiale et caribéenne à construire :

‘« Quand elle revenait des bois, un énorme tas d’herbages sur la tête, Xango exultait à la voir ainsi, le visage caché par les herbes. Aussitôt, il dressait ses deux bras en l’air et se mettait à hurler…haïssez-moi, pourvu que vous aimiez Toussine…pincez-moi jusqu’au sang, mais ne touchez même pas le bas de sa robe…et il riait, pleurait devant cette fillette rayonnante. » 107

D’une manière différente, Moi, Tituba sorcière… énonce cette affection parentale, et il ne s’agit pas d’illusion ni de rêve, mais de la vérité confessée par la narratrice :

‘« Pourtant je ne souffrais pas de ce manque d’affection, car Yao m’aimait pour deux. Ma main, petite dans la sienne, dure et rugueuse. Mon pied, minuscule dans la trace du sien, énorme. Mon front, au creux de son cou. » 108

Une autre manière d’aborder le contexte de la famille, consiste à voir, dans les romans, des faits insolites et des antagonismes prodigieux. Ces réalités crapuleuses présentent autant de décors et d’anecdotes, qu’elles éclatent le réseau actantiel, sous le signe des humeurs antinomiques. Les personnages mariés négligent l’espace matrimonial, et ils s’en glorifient par plaisanteries, comme ces hommes de Fond Zombi dans Pluie et vent…, réunis autour de l’eau-de-vie, blâmant les épouses soi-disant fautives : c’est l’envers de la famille. Dans Traversée de la Mangrove et Les derniers rois mages, la famille est perpétuellement déconstruite, l’absence de valeurs solides et de repères cohérents fait défaut. La famille n’existe presque pas dans Ti Jean L’horizon, elle est franchie et mythique par l’absence du cadre familial, malgré la constance de Wademba, la figure du père géniteur, qui hante la psychologie des personnages. Le roman de Simone Schwarz-Bart évoque la légende d’une famille surnaturelle : Wademba, « le nom-là même qu’il avait ramené d’Afrique dans les cales d’un bateau négrier » 109 , épouse Abooméki et fonde le foyer, dont est issue Awa, future mère de Ti Jean. Awa fut baptisée Eloïse en épousant Jean L’horizon, une famille maudite, condamnée dans l’impossibilité d’avoir un enfant : la mort brusque, brutale et bizarre de chaque nouveau-né. Dans cette tragédie, le chiffre six est symbolique : au sixième mois de chaque grossesse, les « espérances tournèrent en eau et en sang. » 110 Le pouvoir mystique, celui de l’Ancêtre Wademba, détient le couple dans la tragédie : dans un accident, « merveilleusement » provoqué par Wademba, Jean L’horizon meurt, sa femme est possédée, comme dans un rêve, par un être invisible ; cet être-là est incarné par son père Wademba. Il faudrait signaler l’inceste, sa fonction allégorique dans la mythologie afro-caribéenne, on découvre l’univers magique, et le lecteur plonge dans un contexte « fantastique » : il ne s’agit pas d’un viol, comme dans Moi, Tituba sorcière…, mais d’une relation incestueuse, entre père et fille, relation légitime dans les croyances divines : la conséquence fait progresser le récit, et le héros Ti Jean naîtra de cette copulation : « Lorsqu’on lui présenta le ti-mâle, elle [Eloïse] reconnut aussitôt l’arête frontale épaisse, têtue, qui faisait comme une avancée de casque au crâne solaire de Wademba. » 111

Cette famille mystérieuse, n’est-elle pas symbolisée par Wademba., et n’est-elle pas élargie par l’errance de Ti Jean, figure de la rédemption. Le retour aux origines familiales, qui fonde le mythe de l’éternel recommencement et de la faute originelle chez William Faulkner 112 , explique l’aventure narrative : le héros, poursuivi jusqu’en Afrique, affronte la mort et la Bête, figure mythologique du mal. La représentation de la famille est parallèlement celle de l’identité antillaise. À la fuite vers les terres de l’ancêtre géniteur et père symbolique, l’auteur oppose les périples du héros, avide des identités parentales. Les personnages ont des origines diverses dans Traversée de la Mangrove, et au fond, ils ne réclament pas le pouvoir de réagir face à leurs divergences. Le mépris des liens familiaux semble plus fondamental que l’admiration des siens. Les origines parentales inconnues, les personnages se consolent de la solitude ; il y a un détail occulté par Maryse Condé : l’attachement des personnages de Simone Schwarz-Bart à leurs racines familiales, paraît la dérision à l’endroit de Francis Sancher, véritable héros de roman moderne, et portrait fâcheux de l’anti-famille dans Traversée de la Mangrove. Ce phénomène est rare dans la littérature antillaise qui fonde à peu près sa thématique dans l’enjeu familial. Contre la tradition littéraire antillaise, Maryse Condé véhicule une nouvelle conception de la famille, incarnée par des personnages aussi extravagants qu’ils osent nier toute structure sociale. Francis Sancher, fossoyeur de la famille, rejette ses origines familiales qu’il est venu rechercher, paradoxalement, à Rivière au Sel. Durant une discussion amicale avec Moïse maringouin le facteur, Lucien Evariste et Emile Etienne l’historien, Francis Sancher révèle le drame de sa famille, une famille damnée, du côté paternel. Son père, portant le signe du tragique, Francis Sancher avait «l’impression qu’il était toujours vêtu de noir tant tout son être évoquait […] la mort. » 113 C’est le moment des prières pour écarter de loin la malédiction qui guette la famille :

‘« Tous les soirs, ma mère nous faisait mon frère et moi, mettre à genoux au pied de son lit dans sa grande chambre carrelée de rouge et les yeux fixés sur le Crucifix nous faisait prier pour lui. Nous savions qu’une malédiction pesait sur la famille. » 114

Fait étrange et surprenant, toute sa lignée paternelle s’est éteinte à l’âge de cinquante ans, « par des morts subites, brutales, inexpliquées » 115 . Aussi Francis Sancher, le dernier de cette parenté dangereuse, refuse-t-il de fonder une famille. Il contraint Dinah, la femme qui porte son enfant, à l’avortement, souhaitant expier le crime originel commis par ses ancêtres, la faute de l’esclavage :

‘« Il ne faut pas que cet enfant-là ouvre ses yeux au jour. Il ne faut pas. Un signe est sur lui comme sur moi. Il vivra une vie de malheur et pour finir, il mourra comme un chien, comme je vais bientôt mourir. Si je suis venu ici, c’est pour en finir. Boucler la boucle. Tirer le trait final, tu comprends. Revenir à la case de départ et tout arrêter. » 116

Simone Schwarz-Bart conteste cette vision pessimiste de la famille, socle de l’identité, elle l’illustre dans Un plat de porc…, lorsqueMariotte idéalise sa famille, comme reflet flatteur et signe apparent de la créolité. Maryse Condé, plus critique et ironique, ne relie pas tout à fait ses personnages à des valeurs familiales. Jalousement conservées, les valeurs de l’héritage culturel, appelées créolité, se manifestent chez Simone Schwarz-Bart dans la vie de tous les jours : décors quotidiens, identité culinaire, illustrée par le titre du roman Un Plat de porc aux bananes vertes : le plat que la mère de l’héroïne, Moman, offre chaudement à Raymoninque, dans sa cellule de prison. Avec Simone Schwarz-Bart, la famille antillaise est décrite sous l’angle exotique, la passion de la famille inspire l’auteur. Maryse Condé a apaisé cette ardeur partisane dans le spectacle attendrissant qu’offrent les mœurs familiales condamnées à être transformées. Desirada en donne l’exemple : le contraste entre les valeurs qui sont héritées et incarnées par les vielles Ranélise et Marie Louise, et les valeurs du « modernisme », réclamées par Reynalda et Marie-Noëlle, renversent la famille traditionnelle. La première rupture, c’est le départ prompt de Reynalda. La deuxième dispersion, l’envol de Marie-Noëlle, elle doit poursuivre ses études auprès de sa mère à Paris. Dès lors, comment les séparations se manifestent-elles dans le texte ? Par la désunion, douloureuse, l’affliction, conséquence des départs, loin de la patrie, et par le vide affectif, la famille se désagrège intégralement. La correspondance de Reynalda, envoyée depuis Paris, symbolise cette atomisation des liens familiaux :

‘« Ranélise commença par tomber en état. Les voisines accourues en vitesse durent lui frotter le front et la paume des mains avec de l’alcool camphré. » 117

Les derniers rois mages, autre roman de Maryse Condé,réaffirment l’éparpillement : Djeré, aveuglé par la croyance au roi, ne l’emporte pas devant ses détracteurs dans sa propre famille. Un jeune personnage, le révolté Spéro, s’élève contre lui, et cette figure antithétique, autant arrogante que rénovatrice, est une des antithèses qui obsèdent Maryse Condé. Des constructions contraires, découlent de vérités littéraires : la modernité l’emporte sur la tradition. Djeré s’enracine plus dans la famille que Spéro, l’adversaire incontesté des défenseurs de la famille, comme Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove :

‘« Peut-être Spéro avait-il commencer d’oublier l’ancêtre le jour où sa fille était née : par sa naissance il avait rompu la tradition et cette transgression l’amarrait dans le présent, manifestant que hier était bien hier, que seul comptait l’aujourd’hui. » 118

L’identité créole ne se mesure pas, pour Maryse Condé, à l’enfermement dans la famille, au sens des valeurs, coutumes, mœurs. C’est l’ouverture au monde qui rend compte de la présence affirmée dans la société moderne. Télumée ne retiendra pas la leçon, car dans Pluie et vent…elle retrouve son identité dans la culture créole, paysanne, triviale, rurale et mystique. Sauvegarder les valeurs familiales, c’est le combat de Télumée, mais le contexte s’y oppose, sa défaite est à la dimension du désir coupable et irréalisable : « alors une nostalgie m’étreint, ma personne m’échappe et je ne reconnais plus mon temps. » 119 Pour comprendre la déroute, on peut admettre, avec Edouard Glissant, l’antithèse des valeurs traditionnelles, héritées de l’Afrique, et hostiles au contexte moderne et culturel des Antilles. Ces valeurs « n’ont pas été assez fortes pour s’imposer dans un processus de structurations « autonomes » 120 affirme Edouard Glissant. Pour Maryse Condé, cette autonomie ne pourrait pas définir, à elle seule, la société antillaise mais elle résiderait dans le métissage. La famille antillaise, dans les romans de Maryse Condé, subit diverses influences, efface momentanément l’héritage africain, et délie le nœud conjugal. On comprend pourquoi ses personnages oeuvrent pour la création de l’identité personnelle, qui défiera la famille. Traversée de la Mangrove, le roman des rituels créoles, dénonce la famille guadeloupéenne, soulève des questions relatives à l’identité, celle-ci se mesure aux incidents, au silence des plus faibles, à l’autorité outrageuse des plus forts. Cette déchirure morale s’illustre, d’une part, par la communauté humaine, divisée par la haine, la jalousie, et, d’autre part, par l’autorité féroce et blessante du père polygame, Monsieur Lameaulnes, le seul dans Rivière au Sel à « tutoyer tous les directeurs de banques, le Président de la Chambre de commerce et celui de l’office de tourisme. » 121 Il est la figure du père innocent, le symbole du dominateur, le tyran de la famille, dont il devrait être le gardien. Dinah, épousée en seconde noce, et considérée comme « une zombie devant lui », 122 perd le pouvoir sur ses enfants, terrorisés par leur père, Monsieur Lameaulnes. Ironie du sort, le père trouve des excuses pour arrêter la scolarité de son fils Joby :

‘ « Pourquoi est-ce que je dépense mon argent à t’envoyer à l’école, hein ? Tu ne vaux pas mieux que les nègres haïtiens qui charroient du fumier dans ma pépinière. » 123

Mira, sa fille, souffre du manque d’affection, depuis sa naissance, depuis la mort de sa mère, disparue dans les douleurs de la délivrance. Tous les soirs, elle se réfugie dans la forêt, au bord de la ravine, pour consoler sa douleur :

‘« J’y descends à chaque anniversaire de la mort de Rosalie Sorane qui est celui de ma naissance et j’essaie d’imaginer ce que serait la vie si elle était là en chair et en os pour me regarder grandir. » 124

Mira invoque sa mère défunte, dans un contexte familial, hostile et dégradant. La fortune du père, géniteur à la limite, ne perturbe pas ce recueillement de Mira. On retrouve cette violence des hommes, à l’égard de leurs enfants, dans L’espérance-macadam 125 de Gisèle Pineau. La folie s’empare des pères et perturbe la famille antillaise dans ce roman. La malédiction des personnages, notamment des femmes, est l’un des premiers obstacles de l’identité antillaise décrits par Gisèle Pineau. L’univers familial, dans les romans du corpus, expose et rappelle la permanence du thème de l’identité antillaise. La tension familiale démontre les difficultés qu’éprouvent les personnages à retrouver leur propre identité, chaque roman décrivant un cadre familial différent. Dans les romans de Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, Desirada et les derniers rois mages, la famille forme, en fait, un huis clos.

Dans Huis Clos 126 de Jean-Paul Sartre, les personnages dans un théâtre de cruauté incarnent chacun l’enfer des autres. Victimes des jugements et préjugés qui les font débattre, mentir et médire, les trois personnages de cette pièce, Inès, Garcin et Estelle, souffrent des habitudes et des coutumes. Les derniers rois mages représentent une famille divisée, à cause des préoccupations différentes qui attirent les regards curieux d’autres personnages semblablement médisants. Ceux de Traversée de la Mangrove endurent l’enferment qui les isole dans des habitudes comme leur châtiment originel. Ce bouleversement des coutumes expliquerait l’engagement critique de Maryse Condé, face aux mœurs familiales. La famille retracée par Simone Schwarz-Bart dans Pluie et Vent et Un Plat de porc…, apparaît comme une réminiscence de la culture créole, depuis l’esclavage. Différence admirable, la famille rappelle le thème de la noblesse et du sacré dans Ti Jean L’horizon. Mais l’univers familial, par-delà les dissimilitudes qui particularisent les approches, pouvant opposer les auteurs, les rapproche autour de la peinture sociale et psychologique. Un tel portrait quasiment réaliste de l’homme antillais, conduirait les auteurs à définir les rapports humains, dans un autre contexte, celui-là plus individuel : le contexte de la filiation, lien unissant l’individu à ses parents, et celui de l’altérité, rapport avec l’Autre, le milieu et l’étrangeté.

Notes
99.

Françoise Simasotchi-Brones, Personnages romanesques et sociétés antillaises, thèse de Doctorat troisième cycle, sous la direction du Professeur Daniel-Henri pageaux, Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle, U.F.R de littérature générale et comparée, 2000, p.340.

100.

Myriam Cottias, « Maman Doudou », in Autrement, Série Monde n° 41, Paris, octobre 1989, p.163.

101.

Maryse Condé, Desirada, p.15.

102.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et Vent…, p.12.

103.

Ibid.

104.

Dany Bébel-Gisler, A la recherche d’une odeur de grand’mère ; D’en Guadeloupe « une enfant de la Dass » raconte…, Guadeloupe, Editions Jasor, 2000, pp47-48.

105.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p.13.

106.

Ibid., p. 14.

107.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.13.

108.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p.18.

109.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p.16.

110.

Ibid., p. 19.

111.

Ibid., p.26.

112.

Les personnages de William Faulkner, condamnés fatalement à l’errance, et confrontés à leur destin funèbre, se débattent dans un monde sans Dieu, gouverné par le mal. Dans la pièce Requiem pour une nonne écrite en 1951 avec Albert Camus, William Faulkner enferme les personnages dans la faute originelle, la prostitution, le crime, d’autres acteurs incarnent la rédemption pour sauver l’humanité.

113.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 222.

114.

Ibid.

115.

Ibid., p. 223.

116.

Ibid., p. 109.

117.

Maryse Condé, Desirada, p.26.

118.

Ibid., Les derniers rois mages, p. 34.

119.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p.255.

120.

Edouard Glissant, Le discours antillais, op.cit., p.98.

121.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 52.

122.

Ibid., p. 57.

123.

Ibid., p. 59.

124.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, pp. 52-53.

125.

Gisèle Pineau, L’espérance-macadam, Paris, Stock, 1995.

126.

Jean-Paul Sartre, Huis Clos suivi de Les Mouches, collection « Folio », Paris, Gallimard, 2002.

Pièce en un acte créée le 27 mai 1944 au théâtre du Vieux-Colombier, Huis Clos expose dans un théâtre infernal, l’animosité et la cruauté des Autres qui empêchent la liberté de leur prochain.