B. La crise de l’identité des personnages

Entre Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, il y a au moins deux repères en commun : l’approche de l’identité des personnages et l’harmonie mal vécue. De la vie des personnages de Traversée de la Mangrove, Pluie et vent…, Ti Jean L’horizon, Desirada, Moi, Tituba sorcière…, Les derniers rois mages et Un plat de porc…, les auteurs ne diront pas tout, ils n’évoqueront pas toute leur existence. Et les éléments qu’ils choisiront de deviner seront déterminés par l’intention, bien précise, de canaliser les caractéristiques de cette identité en décrépitude. Il leur a fallu trouver des motifs pertinents, adaptés et, peut-être, justes, pour sortir les personnages de cette éternelle quête d’identité, un thème qui traverse, presque, tous les romans de la littérature antillaise. Mais quels sont ces motifs exposés, ces prétextes destinés à rompre la tradition littéraire de la quête, ces origines d’une identité qui présente bien des particularités ? Il ne s’agira pas, pour les auteurs, de dresser des « biographies », cela implique des conceptions claires de la vie ; pas davantage d’un déballage, d’une exhibition de la vie, passée et présente, des personnages antillais, le pathétique risque de combler cette exposition. Il s’agira plutôt de choisir, dans l’existence de tous les personnages, telle circonstance heureuse ou malheureuse, lamentable et déplorable, mais toujours significative de leur misère, de leur désir de grandeur. Surtout des contingences caractéristiques de l’intention des auteurs : les femmes et les hommes ne partagent pas les mêmes identités ; cette approche différente aboutit à une vérité, celle d’une identité en crise, qui concerne aussi bien les personnages féminins que masculins. Avec Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, les symptomatiques de l’identité féminine sont typiques dans la littérature antillaise. Avant ces auteurs, aucun texte littéraire n’avait presque pas révélé des détails aussi profonds, aussi minutieux, et des figures féminines si saisissantes qu’elles font apparaître le drame qui défie leur identité.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont su observer le déroulement de la vie des femmes. Parce qu’elles ont pu arranger, dans les récits, les faiblesses de cette vie, les causes sont scrutées, sans complaisance et sans un masque des zones d’ombre. À la singularité de leurs expériences, les auteurs ont projeté, avec une souplesse remarquable, toutes les oppressions, toutes les exactions commises sur les femmes, jusque-là silencieuses. On est loin de la violence des textes de Gisèle Pineau, notamment la férocité des hommes, condamnée par cet auteur dans L’espérance-macadam 177 , ou des goûts pour le féminisme qu’on peut découvrir dans La grande drive des esprits. 178 L’avilissement des femmes réclame l’imagination de Gisèle Pineau. Il y a donc une lecture propre aux romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, celle de l’analyse des femmes, victimes d’une double oppression : la société et les hommes. Mais un fait commun réunit les écrivains femmes des Antilles : la peinture morale des mères révèle l’amertume ; et les auteurs, loin d’adopter des positions révolutionnaires, retenons l’exemple de Simone Schwarz-Bart, font de cette toile psychologique un constat, une observation ; Maryse Condé, à propos des écritures féminines, ne soutiendra pas le contraire dans son essai Le Roman Antillais :

‘« A travers leurs œuvres si différentes soient-elles, se retrouvent les mêmes thèmes : émasculation du mâle antillais, difficulté d’édifier l’avenir avec lui, virulence des préjugés de couleur, misère et deuil. Peu d’entre elles se révoltent. Elles constatent. Elles déplorent. Ce sont des écrits marqués d’une sorte de fatalisme, et même de résignation […] Toujours est-il que la littérature féminine des Antilles a un étrange parfum d’amertume. » 179

La fiction désamorce la radicalité des faits, de l’amertume, et les formes narratives, choisies par Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé, écartent la rigueur d’une oppression, qui construirait l’ultime caractéristique de l’identité féminine. Les stratégies narratives séparent les oppressions de toute évocation pathétique, de toute dramatisation de la souffrance, de toute exagération de la misère qui terrorise les femmes.

On sait comment Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont caractérisé l’identité masculine contre le modèle des femmes : plus les femmes s’enfoncent dans les « bas-fonds » de la société, plus les hommes aspirent à la grandeur, et plus leur désir de se hisser au sommet de la société s’agrandit. Les auteurs construisent toute une gamme d’actions, de la lutte à la révolte, du rêve au voyage, pour tenter de fixer l’ambition démesurée des hommes, insatisfaits de leur sort, à l’image de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove ; des êtres avides de noblesse, à l’image de Djeré dans Les derniers rois mages ; des héros soucieux de paraître, à l’image de Ti Jean, le voyageur passionné, l’explorateur des univers visibles comme invisibles. Les exemples abondent dans les romans. D’une part, les auteurs cherchent à dépeindre les chemins déroutants qu’empruntent les hommes ; d’autre part l’ambition, comme quête d’identité, n’existe que par rapport au jeu d’influences entre les personnages, à la défaite des femmes ; Tituba et Télumée n’ont-elles pas haï la société masculine ?

Les conséquences sont la crise des identités, la dégringolade des valeurs, des décadences dévisagées comme une ironie, car l’oppression des femmes, c’était pour aboutir à l’effondrement de la société créole, celle-là décrite dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Et c’était pour approcher l’échec que d’accorder aux désirs des hommes une valeur littéraire, si attachante qu’elle révèle des ouvertures. L’identité s’ouvre sur d’autres caractéristiques, les hommes et les femmes sont condamnés à une seule réalité, celle de leur identité en crise, des vérités littéraires s’exposent : vérité sur les personnages qui ne peuvent raccorder leur être au monde, sur les romans qui créent des passages entre l’identité et la condition humaine, sur les auteurs qui refusent d’idéaliser la réalité, mais ils la dépeignent comme une suite de sensations. C’est pour conjoindre identités, déceptions, quêtes, aspirations, dans des textes qui les symbolisent et les distancent. Autant dire que le thème de l’identité est un imaginaire pour aboutir à ces vérités.

Notes
177.

Gisèle Pineau, L’espérance-macadam, Paris, Stock, 1995.

178.

Ibid., La grande drive des esprits, Paris, Le Serpent à Plumes, 1992.

179.

Maryse Condé, Le Roman Antillais, Paris, Editions Fernand Nathan, « coll. Classiques du Monde », 1977, tome 1, p. 11.