b. Les personnages masculins et leur désir de grandeur

Le point de départ de cette approche du désir de grandeur, où la lutte et la révolte, les fantasmes et la convoitise, le renoncement et le sacrifice se croisent, tient à un détail préliminaire : l’identité des personnages masculins, est un enjeu des textes. Cet enjeu est de taille, puisqu’il engage tous les hommes dans une recherche qui accomplirait leur être, comblerait leurs valeurs ; le combat définit leur abnégation, l’ampleur de leur motivation, et leur désir de grandeur. La quête précède ce désir des personnages masculins, éprouvés de cet absolu à atteindre. Les ambitions des auteurs sont donc claires : construire d’abord à l’intérieur de la narration des intrigues mélangées de conflits, des aventures parsemées de révolte, et des péripéties imaginées selon la psychologie des personnages ; des sensations fortes se révèlent, une tendance à l’ascension se découvre, et un goût pour la défaite des femmes emporte les hommes.

Du crime commis par Raymoninque dans Un plat de porc…, en tuant un Gendarme, l’obstacle de sa réussite, à l’abandon de la Guadeloupe par Spéro, parti refaire sa vie aux Etats-Unis dans Les derniers rois mages, en passant par la « folie de grandeur » des hommes de Traversée de la Mangrove, il se dégage une élévationde l’homme. Et du défi lancé par Amboise aux patrons de l’Usine Guérin dans Pluie et vent… à la figure diabolique de Christopher, le Commandeur des esclaves, le responsable des Cannes dans Moi, Tituba sorcière…, on peut découvrir une promotion de l’homme. Mais pourquoi cette nomination de l’homme entre-t-elle dans les romans ? Parce qu’en renversant les perspectives, les modes de représentation de l’homme et de la femme, les auteurs ont découvert la nature humaine, celle de leurs personnages antillais, une nature complexe : les caractères, les ambitions des uns et des autres, expliquent cette confusion.

Cette désignation de l’homme, l’origine du désir, révèle des caractéristiques qui s’articulent selon l’identité masculine dans les romans, et dans la société créole : il y a dans les romans une aptitude des personnages masculins : l’héroïsme définit leurs valeurs, accompagne leurs gestes, et coordonne leurs actions ; cette conduite s’éclaire par le sacrifice aussi audacieux de Francis Sancher dans Traversée de la Mangrove, que téméraire et intrépide d’Amboise dans Pluie et vent… Maryse Condé aura organisé, dans la structure narrative de Traversée de la Mangrove, une formidable montée héroïque de Francis Sancher, l’inconnu, l’intriguant, l’extravagant, le personnage venu d’ailleurs, et s’élevant, brusquement, au-dessus de toute la communauté.

Simone Schwarz-Bart épouse avec la même passion la courbe ascendante. Elle traduit avec des accents aussi tragiques les sacrifices d’Amboise, parti faire des études en France, et revenu aux Antilles tout changé, Amboise se transforme en révolutionnaire. Le destin de Francis Sancher est aussi étrange que celui d’Amboise, il a fait le tour des continents, Afrique, Europe et Amérique, avant de choisir le lieu de sa mort : Rivière au Sel, une petite communauté guadeloupéenne. Et rien ne prédestinait à ce village l’arrivée du héros, comme si Francis Sancher était venu pour changer les coutumes, partager in extremis ses habitudes, son expérience avec les gens du village. Peut-on douter de sa bravoure, de son audace, si la recherche de ses origines le conduira jusqu’à la mort ? Sur « le marbre froid des tables d’autopsie » 211 , gisait depuis trois jours le corps de Francis Sancher, aucun signe de suicide, d’agression physique ni de traces de sang. Et les habitants du village n’en sont que plus émus, plus surpris et plus fascinés de cet héroïsme ; l’auteur l’a construit dès le début du roman, car les caractères de Francis Sancher intriguent toute la communauté de Rivière au Sel. Ce personnage, il est vrai, est d’autant extravagant, par son goût pour la solitude, son inconstance en amour, ses origines louches, qu’il est mythifié et mystifié par les villageois :

‘« Les gens prétendent que la première nuit que Francis Sancher passa à Rivière au Sel, le vent enragé descendit de la montagne, hurlant, piétinant les bananeraies et jetant par terre les tuteurs des jeunes ignames. » 212

Héros moderne, Francis Sancher l’est de différentes manières : il est épris de cet idéal, celui de la grandeur, qui aveugle les héros romanesques depuis Don Quichotte. L’épure des valeurs mythiques et culturelles est l’obsession de Francis Sancher ; les allusions à son histoire familiale, le roman Traversée de la Mangrove qu’il ne finira pas d’écrire, sa passion forte pour le voyage, élèvent ce personnage au-dessus des autres. Pour les habitants de Rivière au Sel, une énigme accompagne Francis Sancher, un mystère difficile à percer ; ce personnage aurait peut-être recherché son caractère impénétrable ; les villageois ont tergiversé sans solutions, sans dénouer le mystère du personnage, ils parlent mais ils ne savent pas. Ses dimensions imaginaires et insolites sont si sombres que le personnage rappelle les valeureux romantiques. Les héros noirs existent dans la littérature française du XIXe siècle, et avec les romantiques, des attitudes mélancoliques apparaissent, le monde extérieur, marqué par l’esclavage, l’exil et la soumission, est comme imparfait pour eux. Maryse Condé a repris ce romantisme nègre, ce paradoxe entre les aspirations d’un héros exilé et la déception extérieure : l’image est récurrente à la littérature nègre et surtout romantique :

‘« La présence du noir dans la littérature d’imagination est de plus en plus fréquente. C’est qu’il y a une valeur exemplaire pour les écrivains de tous bords, aux sentiments qui cultivent la mélancolie, qui voient en l’homme la victime du malheureux exilé dans ce monde injuste, le jouet d’un destin malveillant, le noir fournit un véritable symbole. » 213

Francis Sancher, au bout du compte, incarne toutes les passions et les sentiments du romantisme hugolien : héroïsme, souffrance, déchéance, amour, mort ; mais son héroïsme galant est doublée d’une étonnante faiblesse : le goût infini pour l’alcool le rend contrasté, paradoxal et complexe, il incarne vice et vertu. Au vrai, il est un personnage romantique, et n’est-il pas semblable à Bug Jargal, ce personnage on ne peut plus introverti, surprenant et pathétique de Victor Hugo:

‘« Bug Jargal est noir comme Hernani est Espagnol, Chatterton Anglais, ou Lorenzaccio Florentin- comme enfin de compte chez tout héros romantique, l’important est moins son ethnie que son goût du malheur, sa solitude et son cheminement vers une mort tragique. » 214

Entre Francis Sancher et Amboise de Pluie et vent…, il y a au moins un lien : leur situation sociale s’oppose à leur valeur propre, leur destin obéit à la fatalité, leur combat est coupable, leur héroïsme est tragique, et ils sont les prototypes du héros défini par Paul Van Tieghem :

‘« Il est plein d’orgueil, d’amertume et de colère. Souvent, isolé dans la société, il la hait. Enveloppé de mystère, il est le jouet d’une fatalité irrésistible, qui l’a marqué pour des passions aveugles, pour une destinée aventureuse et dangereuse, pour des crimes inévitables ; et pourtant il est souvent, au fond, sensible et tendre. » 215

Autre caractéristique de ce désir de grandeur du personnage masculin : les différents textes s’articulent selon une dimension épique. L’héroïsme aboutit à l’épopée. C’est le culte du héros épique ou la célébration d’un grand fait. Qui aurait deviné que Ti Jean L’horizon, en commençant par une présentation géographique de Fond Zombi, s’ouvrirait sur une vaste épopée, un chant épique qui exalte la gloire, la valeur morale, le sacrifice d’une vie, comme dans les Epopées antiques et médiévales ? Qui aurait aussi imaginé que Ti Jean, né en Guadeloupe, après l’abolition de l’esclavage, finirait ses aventures en poursuivant une Bête sauvage, jusqu’en Afrique, la terre mythique de ses ancêtres ? Cette structure révèle doublement le schéma narratif d’une épopée.

D’une part, la vision de l’Afrique traditionnelle est primitive. Ti Jean découvre dans ses rêves épiques l’Afrique, à travers le paysage de « collines, de champs tracés comme en damier, lits de rivière au cours sinueux et argenté. » 216 Un aspect sauvage se dégage de ce paysage, et la nature contribue à l’épopée, en devenant magique, surnaturelle et prodigieuse. Cette nature-là est insolite et familière à la fois, elle laisse tout le temps entrevoir une « ombre au-dessus des arbres » 217 . L’ombre envahit « la lumière, ainsi, jusqu’à recouvrir tout le ciel d’un voile indéfinissable » 218 . Les événements importants sont annoncés par l’oiseau sauvage qui rase « la surface de la terre en poussant des cris effrayés. » 219 La déportation des Noirs entraîna une rupture des valeurs et la disparition de certains mythes culturels. Mais la dimension épique est significative : retrouver les racines de l’identité antillaise par la nouvelle conquête de l’Afrique. D’autre part, la Bête est un obstacle, une épreuve, une tentation, c’est pour éprouver le courage épique du héros. Le merveilleux épique apparaît : la Bête avale le soleil et plonge Fond-Zombi dans les ténèbres, toute la population, perplexe et embarrassée, s’interroge sur la nature de cet animal :

‘« Les premières heures, le débat tourna surtout autour de la Bête, sa réalité secrète et son apparence multiple, la façon désinvolte dont elle s’était envolée à l’assaut du soleil. » 220

On peut lire dans cet affrontement, la révolte contre la colonisation et la lutte contre l’esclavage, symbolisées par le monstre, qui terrorise la population, apeure les enfants et inquiète le héros. Le combat de Ti Jean pourrait signifier la revendication de l’identité confisquée, Ti Jean veut libérer son pays, il reconnaît la perte des valeurs. Cette séparation est figurée par la nature aride, l’apparition de la Bête et la disparition du Soleil :

‘« La terre de Guadeloupe était généreuse autrefois, avant la disparition du soleil : si l’on coupait une branche d’arbre et qu’on l’enfonçait comme ça tout sec, et si la force de la branche était intacte, elle finissait toujours par envoyer ses propres racines… » 221

Ti Jean L’horizon pourrait être l’épopée d’une révolution qui entreprend la recherche de liberté. Le personnage refuse la domination, et rejette le colonialisme. Le combat littéraire que mène l’auteur semble la réclamation de l’identité antillaise. Simone Schwarz-Bart récupère ce héros traditionnel, le dote d’un pouvoir surnaturel, l’investit d’une mission presque sacrée. Le motif de la chasse, la force du héros et la conquête de l’horizon sont les étapes que l’auteur compose pour revendiquer la liberté contre la colonisation. Ti Jean est un chasseur, disposant d’objets magiques, comme le bracelet de connaissance et le ceinturon de force. Il est un guerrier à la force démesurée. Son surnom est l’horizon, la métaphore est admirable, elle dénote l’immensité du désir, l’espace vaste de la recherche, l’âpreté de la mission. Avec Béhanzin des Derniers rois mages, les motifs sont différents, le trône du roi serait l’une des raisons, à l’opposé de l’ascension de Ti Jean. Béhanzin était au sommet de sa gloire, au début du roman, contrairement à Ti Jean, obligé d’affronter les obstacles, pour se hisser au trône perdu par son père, lors de la conquête coloniale. Plus on considère la narration dans Les derniers rois mages, plus l’épopée du roi déchu se construit, et plus on découvre un vaste royaume avant sa ruine. L’intrigue, née d’une histoire réelle, celle de Béhanzin, roi d’Abomey, actuel Bénin, est simple : un monarque abandonné réduit à l’état d’esclave est déporté aux Antilles. Sa descendance y vénère religieusement son génie. Révolté et insoumis, il fut exilé de nouveau en Alger, où on perdra ses traces. Cette intrigue revêt un sens littéraire, celui du travail épique apporté par l’auteur. La commémoration mystique, chaque année, qui vénère, déifie, mythifie cette figure royale, croise les thèmes de la fierté, de l’orgueil et de la fidélité aux rites. Ces thèmes construisent l’épopée de Béhanzin. Sous la plume de Maryse Condé, la forte résistance coloniale du roi, sa célébrité et la soumission du peuple, sont les caractéristiques des thèmes épiques :

‘« On apprit bientôt que c’était un roi africain très belliqueux qui avait prétendu tenir tête aux français dans leur entreprise de pacification de l’Afrique et que toutes ces femmes-là lui appartenaient par mariage. On chuchotait que plus d’une centaine d’autres pleuraient son départ au pays et qu’il ne pouvait pas compter le nombre de ses enfants. » 222

La description physique participe au sacre du personnage, mais les allures étranges du roi conduisent au ridicule, et le comique vestimentaire renverse toute la grandeur épique du roi :

‘« Sa figure était pratiquement invisible, car des franges de perles de couleur accrochées au bord inférieur de sa coiffure la cachaient comme un épais rideau. Il était enveloppé d’une sorte de couverture faite de tissu bariolé comme une tapisserie. Ses pieds étaient chaussés de larges sandales de forme mauresque avec des broderies d’or… » 223

Ce renversement est un indice, pouvant sanctionner l’identité masculine dans tous les romans : indice concernant la tentation du désir, un fard éblouissant jusqu’à leur échec les hommes. C’est l’annonce de l’impossibilité d’une ascension, toujours renversée et inachevée, par le divorce, dangereux, de l’individu et de la société. Le démenti se retrouvant dans les textes, la punition des personnages paraît dramatique, leur passion est si coupable que les auteurs les ramènent à la condition humaine. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart donnent au désir de grandeur de leurs personnages une dimension tragique, qui fait de l’échec une composante essentielle de l’identité masculine et féminine ; et qui rappelle à chaque personnage la vanité de l’homme, les problèmes de la colonisation, comme la misère dans Pluie et vent…, les divisions ethniques dans Traversée de la Mangrove, la révolte des colonisés dans Moi, Tituba sorcière…, la perte des racines culturelles dans Un plat de porc… Cet échec engendre dans les romans une crise des identités, comme si Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart voulaient suggérer les ruptures et les déséquilibres identitaires.

Notes
211.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 47.

212.

Ibid.

213.

Léon François Hoffmann, Le nègre romantique : personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973, p. 152.

214.

Ibid., p. 201.

215.

Paul Van Tieghem, Le romantisme dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel, 1948, p. 282.

216.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 126.

217.

Ibid.

218.

Ibid.

219.

Idem., p. 144.

220.

S. Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 84.

221.

Ibid., p.186.

222.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 113.

223.

Ibid.