c. La crise des identités féminine et masculine

Pour comprendre cette crise, on pourrait rapprocher deux identités, différentes dans leur représentation : les hommes et les femmes, n’ayant pas le même destin, et en s’opposant par leur motivation, se croisent au carrefour de l’identité stérile que perturbe l’action dans les romans. Le trouble identitaire rapproche tous les personnages et conjoigne leur désarroi. Les romans expriment des difficultés quotidiennes, selon des phénomènes spécifiques. La construction des Derniers rois mages accentue cette perturbation, puisque l’identité de Béhanzin est synonyme de déséquilibre, de dégradation, de chute, de perte du paradis et du royaume qui fut le sien. Car « depuis qu’il était arrivé à la Martinique, le vieillard était triste. Lui qui naguère était plein de feu et d’humour. » 224 Ce roman tire sa révérence de l’ironie, de la dérision, les hommes s’affrontent entre eux-mêmes, et l’auteur retourne la quête d’identité contre les personnages, contre ceux-là qui voulaient vivre en harmonie avec eux-mêmes et avec la nature : tout leur apparaît brusquement hostile et inaccessible. L’image est plus frappante, plus pitoyable dans Traversée de la Mangrove, les personnages, aussi bien les hommes que les femmes, n’arriveront jamais à s’entendre, ils seront toujours victimes de leur mésentente, de leur querelle ; et pour la première fois Maryse Condé traite, dans ses romans, d’un pareil désarroi identitaire, d’un tel conflit communautaire :

‘« Aujourd’hui, Francis Sancher est mort. Cela n’est une fin que pour lui. Nous autres, nous vivons, nous continuons de vivre comme par le passé. Sans nous entendre. Sans nous aimer. Sans rien partager. » 225

Autre preuve de cette crise d’identité : Pluie et vent… de Simone Schwarz-Bart ne dément pas les querelles fâcheuses, cette fois-ci entre les femmes de Fond-Zombi, pour qui les mots « entente » et « cohésion » perdent tout leur sens ; et il suffit d’un évènement, comme le mariage de Gérémie et de Minerve, pour que le spectacle des animosités, les scènes de jalousie e des antagonismes se jouent. Faut-il voir dans ces rivalités entre femmes, un choix de l’auteur, celui de figurer dans le roman les déséquilibres affectifs des antillaises ? C’est la leçon retenue dans ce passage, qui illustre le malaise des femmes, en tout cas les souffrances de Toussine, si haïe et détestée qu’elle se révolte, se lamente, en maudissant, de la même façon, ses adversaires ; leur identité est à l’envers :

‘« Quand elle n’en pouvait plus de les entendre, Minerve se dressait mains aux hanches et leur hurlait…mes belles « langueuses », je ne suis pas seule à voir une fille et je souhaite aux vôtres les mêmes bonnes choses que vous souhaitez à ma Toussine. » 226

Bien que Simone Schwarz-Bart affirme avoir relaté l’existence d’une femme guadeloupéenne, Télumée, en écrivant Pluie et vent…, les autres femmes n’en sortent pas triomphantes. C’est plutôt de leur côté que l’auteur a choisi de raconter la période périlleuse de l’existence. Parce que les crises d’identité sont beaucoup plus graves et plus longues chez les femmes que chez les hommes. Fragilisées par le passé, maîtresses de foyer, et mères des enfants, la plupart naturels, les femmes subissent des ruptures violentes. Quant aux hommes, ils subliment leur échec par des conversations à longueur de journée, autour du rhum, ceux de Traversée de la Mangrove admirent ces randonnées qui les détournent, momentanément, de leurs angoisses quotidiennes. Ernest Pépin, écrivain de l’île de Lamentin à la Guadeloupe, focalise les hommes dans la misère, et dans la pure folie, à force de vouloir écraser leurs semblables féminins dans Le Tango de la haine 227 . Faisant œuvre de sociologue, l’auteur stigmatise les rapports rigides entre sexes dans les Antilles, qui installent la « désacralisation du mariage » 228 en sombrant les hommes dans la folie, la dépression forcenée, le désir de suicide :

‘« Les hommes frimaient encore, mais un à un ils rejoignaient l’armée des vaincus. La douleur les poussait dans un univers d’éclopés : dépression nerveuse, suivi psychologique, tentative de suicide, tentative de meurtre, chômage volontaire (pour ne pas payer une pension exorbitante), prison… » 229

Mais les femmes se démarquent de ces stratégies d’oubli, du désir de mort, elles ne peuvent pas fuir la réalité, parce que la conséquence de cette crise est leur dépression, leur besoin de reconnaissance, leur manque d’affection ; leur identité est troublée par le sentiment de l’abandon selon le psychiatre martiniquais Frantz Fanon:

‘« L’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’est pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre, qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre que dépendent sa valeur et sa réalité humaine. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie. » 230

Ce besoin de reconnaissance s’illustre dans la trame de Pluie et vent…, quand Télumée cherche à se louer, comme ménagère, chez les Desaragne, des descendants de Colons, et quand l’auteur décrit l’entretien d’embauche, sous la forme d’un dialogue significatif de cette dégradation féminine. Le contraste est remarquable : Télumée réclame une identification, Madame Desaragne ne dissimule pas sa noblesse :

« Qu’est-ce que vous savez faire, par exemple ?/

- Je sais tout faire. -Vous connaissez cuisiner ?

- Oui.

- Je veux dire cuisiner, pas lâcher un morceau de fruit à pain

dans une chaudière d’eau salée

- Oui, je sais.

- Bon, c’est bien, mais qui vous a appris ?

-La mère de ma grand-mère s’était louée, dans le temps, chez les

Labardine.

-C’est bien, savez-vous repasser ?

-Oui.

-Je veux dire repasser, c’est pas bourrer de coups de carreaux des

drill sans douleur. » 231

Une particularité se dégage de cette identification, dans Pluie et vent…: Télumée sort in extremis de cette crise d’identité, de cet ensemble de femmes punies par des auteurs, si on sait que ces derniers ne mesurent pas leurs mots, lorsqu’il s’agit de peindre leur bouleversement, leur désordre moral né du trouble social. La fiction désignée par Simone Schwarz-Bart freine la confusion sociale, Télumée se réjouit de son parcours positif à l’arrivée, malgré les étapes parsemées d’embûches :

‘« Mes pluies et vents ne sont rien si une première étoile se lève pour vous dans le ciel, et puis une seconde, une troisième, ainsi qu’il advint pour moi, qui ai bien failli ravir tout le bonheur de la terre. » 232

Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart situent cette crise dans un contexte qui est celui des Antilles ; ils dressent un bilan des misères pour les femmes, et des mutations de l’époque, marquée par la montée de nouvelles élites intellectuelles et politiques, pour les hommes. L’instruction à l’école, a pour conséquence d’abord le recul de l’éducation traditionnelle, ensuite la naissance d’une société à part, celle-là décrite dans Desirada de Maryse Condé, et qui regroupe les fonctionnaires, la plupart des immigrants, venus s’installer dans l’île. Cohabitent parallèlement deux univers : la société endormie, celle des anciennes valeurs, s’oppose et résiste à la société moderne, celle des cultivés, des intellectuels. D’où les conflits de générations, les jeunes instruits ne s’identifient plus à la tradition des vieux, et pour preuve dans Desirada de Maryse Condé, Marie-Noëlle a trouvé ennuyeux le deuil de sa grand-mère et nourrice Ranélise. Pour Anthea Jackson, seul le milieu intellectuel correspond à sa nature profonde, elle a délaissé la société endormie. On comprend pourquoi elle ne recevait qu’un groupe d’amies très restreint, « toutes africaines-américaines comme elle, professeurs d’université, critiques littéraires, artistes, écrivains quelquefois. » 233

Les auteurs construisent, à l’intérieur de la narration, un univers antillais qui n’est pas une cité éblouissante, non pas à cause de la « départementalisation » 234 , mais à cause du départ massif vers la Métropole. La tendance à nier le terroir natal et l’envie de quitter le pays, comme l’ont fait Reynalda et Marie-Noëlle dans Desirada, Amboise dans Pluie et vent…, Mariotte dans Un plat de porc…, créent des frustrations chez les autres personnages, les partisans du « patriotisme », ceux-là s’enfoncent dans les racines de l’île. Au fond, comme dans Traversée de la Mangrove, il y a une très grande part de dépossession des personnages, cloués pour l’éternité dans un village, isolé par l’océan, et imaginant la vie dans l’autre bout du rivage. L’isolement est d’autant pénible qu’il n’y a pas de retour pour les départs ; et en construisant la trame des romans sur la séparation, l’exil et la fuite, les auteurs n’avaient-ils pas démontrer l’instabilité d’une identité aux Antilles, la précarité des valeurs que défie la modernité ; et n’avaient-ils pas décrit le bouleversement des personnages, inconstants dans leur conduite, à l’image de Ti Jean, et incertains dans leur désir, leur motivation personnelle : les habitants de Rivière au Sel désigneront Francis Sancher sans gêne. Autant les romans produisent des identités périlleuses, des théâtres d’illusions, qui enferment les personnages, autant ils abandonnent la caractérisation des identités pour s’ouvrir sur la culture, les mœurs créoles, le métissage de celles-ci. Par cette mise à distance implicite des identités individuelles, les auteurs ne cherchent-ils pas à refléter, dans les romans, les cultures créoles ou antillaises. Cette ouverture sur le contexte culturel, en dédoublant les identités individuelles, en construit d’autres : des identités culturelles, à la croisée des mœurs et du métissage, qui sont moins tragiques moins dramatiques, mais plus agréables et plaisantes, car elles agrémentent les textes, les signent sous l’encre de la couleur locale.

Notes
224.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, pp. 113- 114.

225.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 171.

226.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 19.

227.

Ernest Pépin, Le Tango de la haine, Paris, Gallimard, 1999.

228.

Ibid., p. 134.

229.

Ibid., p. 121.

230.

Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 176.

231.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 93.

232.

Ibid., p. 15.

233.

Maryse Condé, Desirada, p. 112.

234.

Les Antilles, comme d’autres territoires colonisés, constituent depuis 1946 un Département rattaché à la France : DOM, Département Outre Mer. Les Antilles se réfèrent à la France, dans tous les domaines, surtout politique et administratif.