Chapitre deuxième : Particularismes créoles et métissage culturel dans les romans

« Une identité isolée finit par mourir. La culture isolée peut dégénérer rapidement en folklore, en manie ou en théâtre spéculaire. »
Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme…, p.339

Le constat de Carlos Fuentes n’est-il pas une mise en garde contre le cloisonnement des cultures ? Ne pose t-il pas les jalons du dialogue des civilisations, contre le modèle des ignorances, qui empêche la floraison de valeurs nouvelles, quel que soit le milieu culturel ? Mais la remarque de l’écrivain mexicain ne peut avoir de signification fondamentale que dans son contexte d’épanouissement, l’Amérique hispanique, un continent à part, entre deux océans, atlantique et pacifique, formant un territoire proche culturellement et géographiquement des Caraïbes, archipel intégrant les Antilles, espace existant et discernable des romans que nous étudions. En recherchant les mœurs créoles dans les textes, on a découvert de manière inéluctable le métissage, une notion de culture mais aussi une pensée, engageant des théories qu’on peut distinguer avant d’aborder les caractéristiques littéraires dans les œuvres de notre corpus.

- Le poète, romancier et musicologue argentin Mario De Andrade, conscient des traditions culturelles de son pays, des influences linguistiques diverses, rehausse le métissage dans ce vers plaisant extrait du poème O Trovador : « Sou um tupi tangendo um alaùde » 235 , le poète dit : « Je suis un tupi qui joue du luth. » Comment ce vers, espace d’affirmation du « je », à forte tonalité métaphorique, suggère-il implicitement le métissage culturel ? Le Tupi, un indien du Brésil, jouant du Luth, instrument de musique occidental, serait le prototype du personnage métissé, dans le domaine biologique, par le mariage entre Indiens, Espagnols et Noirs, mais aussi culturel, par le mélange des rites qu’apporte chaque ethnie. Dès lors, l’image du Tupi inspire à l’acceptation des cultures différentes. Cette cohésion, fut-elle inévitable ou volontaire, serait la naissance sinon d’un imaginaire, du moins du métissage des modes de pensée, des coutumes, cultes et valeurs des « Indigènes » de l’Amérique. La rencontre des cultures et des hommes, causée par l’esclavage et la colonisation, conjoigne les îles des Caraïbes et l’Amérique latine. Mythe ou réalité, le métissage peut être personnifié, c’est la descendance autochtone de ces florissantes coïncidences : la civilisation occidentale, les coutumes des esclaves déportés d’Afrique, les rites indiens, les racines précolombiennes.

- Serge Gruzinski analyse le métissage comme un processus, une construction, « une dynamique hybride » 236 . Examinant le mélange des identités, mais dans les contextes des pays colonisés des Caraïbes et de l’Amérique latine, l’auteur rappelle l’histoire du Nouveau Monde, marquée, inévitablement, par plusieurs siècles d’affrontements entre « envahisseurs européens et sociétés indigènes, où se mêlèrent colonisation, résistances et métissages. » 237 La remarque de Serge Gruzinski sous-entend deux choses : le métissage, survenu sur le sol américain, fait naître une culture, originaire des quatre continents, Amérique, Afrique, Europe et Asie ; en revanche cette culture métissée, depuis d’incontestables siècles, contribue à la naissance de la civilisation intégrale qui s’enrichit des origines diverses, elle est non figée dans le temps mais intelligente et communicative.

- Carlos Fuentes, à son tour, ramène le métissage et la civilisation post-moderne, en terme de « violence » 238 , celle de la rencontre difficile des cultures, des hommes, des mentalités, des religions. La violence, si tragique soit-elle, est fondatrice de la culture nouvelle, de la civilisation de l’Amérique latine, et pour Carlos Fuentes c’est l’histoire des peuples amérindiens, disparus faute de vouloir préserver leurs racines profondes, dans un contexte contingent. C’est parce qu’il «n’y a plus de cultures centrales » 239 , que la violence symbolise le « passeport le plus représentatif du XX siècle » 240 , un siècle récent de métissage dans les Antilles et en Amérique hispanique.

Les études de Serge Gruzinski et de Carlos Fuentes, ne s’excluent pas aux descriptions littéraires de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ; mieux les auteurs ont reproduit dans les textes, en images et en tableaux, ce que les deux critiques semblent émettre en théories. L’expression des valeurs culturelles, dans les romans, est liée au métissage, à l’identité et à la créolité. Les écrivains antillais – les exemples de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart sont frappants - ont une façon captivante d’affirmer leur identité par la créolité. Quelles particularités accorder, dès lors, au métissage des cultures dans les romans ? La hiérarchie des cultures serait-elle la condition fondamentale de l’identité créole ? Le terme créolité ne serait-il pas la conséquence du métissage, du fait de son processus, celui de la créolisation des cultures ? L’acceptation de soi et le déni de sa propre culture, tiraillant l’homme antillais, pourraient-ils réhabiliter l’existence perpétuelle du métissage dans les Antilles ? Ces questions, qui interpellent l’écrivain antillais, trouvent leurs réponses dans les séquences narratives de nos auteurs.

- C’est à Edouard Glissant d’expliquer ce métissage identitaire, dans la relation de « l’être au monde » 241 , son rapport avec l’univers mental et social, cela est vrai dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Chaque roman dessine une couleur du métissage des mœurs, dresse un tableau de l’identité et de la créolité. Cette diversité des romans, recherchée peut-être par les auteurs, détaille les particularismes, elle soulève en même temps le débat sur le métissage. La société décrite est métissée, certains personnages le sont également dans les mêmes circonstances. Les personnages de Simone Schwarz-Bart refusent l’ouverture au monde qui les entoure ; ils s’exilent alors intérieurement dans l’identité racine, source même du métissage de leurs cultures. Car, le contexte social et culturel, comme dans Pluie et Vent…, est tel que la fermeture, insulaire et culturelle, parait inexécutable. Cette réalité n’est pas loin des œuvres de Maryse Condé, la recherche des identités dévoile des personnages avides, jusqu’à leurs limites, d’un ailleurs culturel. Voilà pourquoi Maryse Condé essaye de les décamper loin « d’une modernité condamnée » 242 , selon Serge Gruzinski, en les engageant à rompre la « dialectique meurtrière du même et de l’autre » 243 , selon Marc Gontard : c’est pour plonger les protagonistes dans la civilisation du dedans, « particularismes créoles», et du dehors « métissage culturel».

Notes
235.

Mario De Andrade, « O Trovador », Paulicéia desvairada, recueil de poèmes, 1922, cité par Serge Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999, p. 316.

236.

Serge Gruzinski, La pensée métisse, op. cit., p. 9.

237.

Ibid.

238.

Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme : épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, op. cit., p. 340.

239.

Ibid., p. 341.

240.

Ibid.

241.

Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.

242.

Serge Gruzinski, La pensée métisse, op. cit., p. 10.

243.

Marc Gontard, Métissage et créolisation : une théorie de l’altérité, in Ecritures caraïbes, op.cit., pp137-144.