a. Les mœurs sociales

Dans la peinture des mœurs sociales, les romans regorgent de mythes sociaux, non pas dans le sens antique du terme, mais dans les détails, les activités, les faits familiers et divers, propres à traduire un état de la société antillaise. Aucun détail, appartenant aux mœurs sociales, n’échappe aux portraits des auteurs. Mais les romans ne s’enferment pas dans une chronique de ces mœurs. Il s’agit de la rencontre entre la littérature et la société, entre l’écriture et la réalité, une confrontation symbolisée par les traditions sociales ; et par-delà ce symbole, les auteurs tentent d’expliquer, d’analyser et d’interpréter la société antillaise. La sociocritique, qui tire sa théorie du marxisme, et sa méthode du structuralisme, peut éclaircir cette analyse des auteurs. Elle s’intéresse, particulièrement, aux traces et marques de la société dans le roman. La sociocritique analyse les apparences et la fonction du texte littéraire, par rapport à la société dont il dépend. Lucien Goldmann, dans son ouvrage Pour une sociologie du roman 247 , expose ce déterminisme sociologique. Car la conscience du peuple et l’imaginaire social de l’écrivain, s’expriment dans la littérature. La Condition humaine (1933) de Malraux sert d’exemple à Lucien Goldman, pour illustrer la portée sociologique et idéologique de la littérature.

Dans les romans du corpus, la visée idéologique ne fonde pas le déterminisme sociologique, mais les mœurs sociales, si nobles, si sauvages qu’elles soient, participent de la création littéraire ; par conséquent elles entravent tout dessein idéologique, toute évocation théorique. De plus, la révolution idéologique, présente dans l’œuvre poétique d’Aimé Césaire, développée dans la prose romanesque d’Edouard Glissant, disparaît dans les œuvres de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. En tous les cas, l’expression sociale offre aux Antillais l’image littéraire d’eux-mêmes. Dans Desirada, Maryse Condé fait allusion à la tradition sociale des matrones, qui aidaient à l’image de Mme Fleurette « les pauvresses dont ne voulait pas l’hôpital général, et que ne pouvaient pas accommoder non plus les sœurs de l’hospice Saint-Jules. » 248 Maryse Condé dépeint le « laborieux accouchement » 249 de Reynalda, en présence de Ranélise, Claire-Alta et la matrone, Mme Fleurette. La tradition paysanne octroyait le rôle d’accoucheuses aux vielles du village, cette coutume dégage le sens du roman, qui s’ouvre sur la naissance de Marie-Noëlle. Les jours de fête, de cérémonies familiales, comme la naissance, regroupent la communauté, et théâtralisent l’existence créole dans le texte. Marie-Noëlle se souvient de la fête religieuse, le lundi de Pâques, la célébration révèle des habitudes sociales :

‘« Le lundi de Pâques, on chargeait un panier de fait-touts de lambis en colombo et de riz, et avec des ami s on partait en minibus jusqu’à Grande-Anse à Deshaies. » 250

Dans Pluie et Vent…, Simone Schwarz-Bart approuve la même tradition culinaire, cette fois-ci, pour célébrer les fiançailles de Toussine et Jérémie, la nourriture a une fonction symbolique et sacralisée par le vermouth. Jérémie rend visite à ses futurs beaux-parents, c’est la circonstance pour retracer l’imaginaire créole, s’exerçant dans les habitudes culinaires. Ces dernières expriment les mœurs locales, symbolisent l’acceptation de Jérémie par la famille. La jeune fille Toussine se charge de servir le « vermouth pour les hommes et de la crème de sapote pour le sexe faible, le tout servi sur un plateau à napperon brodé. » 251 La lecture de Un Plat de porc…dévoile des ressemblances sur le sacré culinaire. Le « petit plat de porc aux bananes vertes », 252 offert par Moman au prisonnier Raymoninque, évoque la luxuriance, mais aussi l’aumône, l’offrande et le sacrifice : le plat de nourriture consolide les liens sociaux, car « C’est en prison qu’il faut aller… pour reconnaître son meilleur ami » 253 , précise Raymoninque qui paraphrase le proverbe créole. La dimension parabolique du plat, qui suggère dans Pluie et vent… un accord parental au mariage, est mise, ici, sous le signe de la noblesse, de l’honnêteté, de la reconnaissance sociale. Par contre, dans Traversée de la Mangrove, la nourriture préfigure une atmosphère de deuil sociale. Francis Sancher est mort, et toute la communauté se retrouve dans la maison de Vilma. Une foule « de gens, mi-curieux, mi-endeuillés » était venue « aux nouvelles ». 254 La tradition sociale veut la célébration festive, grandiose du deuil, un culte convivial : il faut sacrifier des boeufs, pour offrande au défunt. Les hommes se disposent en « cercle pieux autour du lit funéraire pour réciter les prières », 255 les femmes « s’affairaient, faisant cuire de la soupe grasse avec de la viande de bœuf… servant des tournées de rhum agricole. » 256 Maryse Condé donne à lire des témoignages sur le défunt, qui le blâment, le maudissent, le pardonnent ou regrettent son départ. Par là, elle réécrit les habitudes sociales qui caractérisent le deuil à l’antillaise. Edouard Glissant est sensible à cette dimension sociale de la veillée funèbre. Dans Le Discours antillais, il dégage les survivances des croyances africaines autour de la mort, autour des veillées mortuaires :

‘« La coutume de la veillée, où l’on boit et conte, où l’on plaisante, où l’on mime le personnage défunt et se moque de ses défauts tandis que dans la case la famille veille, mais attentive à ce qu’il ne manque rien aux participants qui là dehors se régalent, cette coutume fut-elle signifiante d’un contenu africain ? » 257

Maryse Condé, nourrie de la même tradition afro-antillaise, symbolise exactement les rituels de la population endeuillée, lors de la veillée mortuaire de Francis Sancher : larmes, rhum, nourritures, actes mimiques du défunt, plaisanteries, haine, jalousie, pardon, regret, tous ces signes extérieurs sont décrits. Le deuil est, en définitive, un acte d’exorcisme social, une épuration populaire des mœurs sociales. Dans la réalité antillaise, cette pratique sociale du deuil tend à disparaître, les survivances africaines périssent au cours des siècles. La culture occidentale, facteur de désintégration, suffoque du moins rend superflues la cultures des origines. Le processus d’étouffement est celui de l’assimilation, produisant la confrontation des valeurs, la domination des unes, plus résistantes, sur les autres largement influençables :

‘« Dans les Antilles, la culture africaine qui modifiera peu à peu et deviendra une des composantes de la culture antillaise, puis ultérieurement cette culture elle-même, seront confrontées à la culture européenne en une confrontation jamais égale, cette dernière disposant de tout un appareil d’imposition, on pourrait dire de coercition. La doctrine d’assimilation qui fut officiellement consacrée en 1946, vint couronner cette situation. » 258

La structure linéaire de Ti Jean L’horizon présente la singularité des mœurs sociales, dans la transposition des mythes traditionnels. L’histoire contée s’enracine dans la Guadeloupe légendaire, magique et originelle. Ses premiers habitants, des solitaires, des esclaves affranchis, des farouches, s’asseyaient les soirs, tous « en bordure du plateau, face aux lumières tremblantes de la vallée, et racontaient à leurs enfants des histoires d’animaux d’Afrique… » 259 Les circonstances sauvages, et même barbares de leur existence, instaurent l’imaginaire incroyable, à l’origine des mœurs sociales. Le conteur les métaphorise par l’opposition des membres de deux communautés primitives : les gens « d’En-haut » haïssaient ceux « d’En-bas », qui les maudissaient à leur tour : « Ils ne se mariaient ni ne croisaient leurs sangs, ne buvaient pas ensemble et détournaient le regard, ostensiblement, lorsque le hasard des bois les mettait face à face : bref, leurs chemins ne se croisaient plus… » 260 Ti Jean L’horizon et Moi, Tituba sorcière…, peuvent être considérés comme des textes fondateurs de la littérature antillaise, du fait des descriptions que les romans consacrent aux problèmes sociaux, à l’embarras des valeurs d’existence. Simone Schwarz-Bart narre l’histoire confuse de la Guadeloupe, sortant de l’esclavage, sous l’angle épique. Maryse Condé fait de la Barbade le théâtre de révolte des Nèg mawon, ceux-là, les ancêtres des Antillais, fuyaient l’esclavage. Les deux auteurs narrent les mœurs sociales de la Guadeloupe, avant « l’irruption dans la modernité » 261 , pour reprendre les termes propres des auteurs de l’Eloge de la créolité. Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart peignent les valeurs paysannes des esclaves libérés. Ti Jean L’horizon est le récit du retour aux sources, la thérapie de l’angoisse des « affranchis » 262 . Moi, Tituba sorcière… rapporte l’existence des esclaves, qui aspirent à la liberté, se lamentent ou se résignent. Leur vécu se résume à l’affirmation de John Indien, ami de Tituba : « le devoir de l’esclave, c’est de survivre. » 263 Ces deux textes, Ti Jean L’horizon et Moi, Tituba sorcière… fondent la créolité, non pas comme des réflexions théoriques sur l’existence des Antillais, mais en tant qu’œuvres littéraires qui annoncent la créolité. Née dans les plantations, la créolité a d’abord été la forme d’expression angoissée de l’âme nègre. Les esclaves, au retour des plantations, chantaient, dansaient, criaient, pour apaiser la souffrance et exorciser la nostalgie de la terre natale qu’ils ont perdue, c’est pour recouvrer leur enthousiasme. Ces chants et danses exprimaient la façon de vivre, leur expérience culturelle, africaine, européenne, indienne et précolombienne. Telle se présente l’analyse de René Depestre qui, dans sa Lettre adressée à Ralph Ludwig, intitulée Les aventures de la créolité, pose les jalons de la créolité. Celle-ci prend sa source primordiale dans les plantations et dans le marronnage :

‘« Grâce au marronnage, à la sommation des conquérants, les femmes et les hommes de la caraïbe « noire » ouvrirent le lien carcéral de la plantation sur l’échappé spectaculaire de la créolité : aux nègres désormais de faire librement leur propre histoire, d’inventer le langage de leur nouvel imaginaire, de se découvrir eux-mêmes. » 264

L’identité créole fonde la société antillaise, les valeurs de toutes sortes, ne sortant pas du néant, et n’étant pas le fruit du hasard, découlent des conséquences historiques. Les mœurs sociales, parce qu’elles abreuvent l’imaginaire du personnage antillais, proviennent de cette identité historique et créole. Ce n’est pas une particularité des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. La littérature antillaise francophone a la dimension sociale, car elle subit l’influence des belles-lettres des Caraïbes, une littérature approximativement ludique, son terrain de jeu demeurant l’univers social et antillais. Le roman francophone dans les Antilles, à l’image du roman sud-américain, plonge dans le milieu auquel appartient l’écrivain, afin de déterrer les racines sociales. Carlos Fuentes ne distingue pas de grandes différences entre les littératures, antillaise et sud-américaine, fondées sur les mêmes influences géographiques :

‘« Tout écrivain nomme le monde. Mais l’écrivain indo-afro-ibéro-américain a été pris de la fièvre du découvreur : si je ne nomme pas, personne ne nommera ; si je n’écris pas, tout sera oublié ; si tout est oublié, nous cesserons d’être. » 265

Maryse Condé défend la peinture du pays, Les derniers rois mages dramatisent les antagonismes entre les valeurs sociales et traditionnelles, l’épreuve pour sortir de la crise est âpre. Deux générations représentent cette rivalité : celle de Djeré, qui mène « une existence de chagrin et de désillusions, vécue dans le souvenir de son ascendance ratée » 266 , et celle des jeunes, le couple Spéro et Debbie. L’antagonisme se lit sous l’angle des mœurs sociales. On l’aura compris, il y a une analyse minutieuse des valeurs sociales, dans les romans, au point qu’ils aboutissent à la littérature sociale. Carlos Fuentes précise encore qu’une « telle exigence a donné naissance à une abondante et friable littérature sociale en Amérique hispanique. » 267 Aux Antilles, les romanciers cherchent, également, à faire de la littérature, une poésie sociale, une œuvre agréable. Le roman de Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique 268 , se déroule à Fort-De-France, dans la réalité grouillante des bidonvilles, espaces romanesques qui reflètent tout le quotidien social. Le prétexte, pour replonger dans la société antillaise, va fournir aux auteurs les mœurs sociales ; elles caractérisent l’action des personnages et suggèrent les valeurs auxquelles ils sont attachés. Les caractéristiques de l’identité sociale découlent des mœurs. Les romans expriment cette identité, avec des approches thématiques différentes : le thème de la mort énonce les mœurs sociales dans Traversée de la Mangrove, par la cérémonie des lamentations ; celui de la naissance valorise, dans Desirada, la fonction sociale des matrones, fonction dévolue aux vielles femmes depuis la fin de l’esclavage. La tradition culinaire révèle des habitudes sociales dans Pluie et vent… et Un plat de porc…Mais le contexte de l’esclavage, dans Moi, Tituba sorcière…, favorise la naissance des mœurs sociales, délivrance aussi de la créolité. Ti Jean L’horizon en donne l’explication, les personnages, des esclaves libérés, vivent dans l’univers clos, barbare, sauvage, celui de la Guadeloupe, avec ses premières colonies d’esclaves affranchis. Les mœurs sociales traduisent, dans les romans, l’identité collective ; d’autre part elles sont parallèles aux traditions culturelles, une virtuosité des auteurs qui croisent les cultures créoles dans les textes.

Notes
247.

Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Editions Gallimard, 1964.

248.

Maryse Condé, Desirada, p. 14.

249.

Ibid.

250.

Ibid., p. 20.

251.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et Vent…, p. 16.

252.

Simone et André Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 116.

253.

Idem., p. 118.

254.

Maryse Condé, Traversée de la mangrove, p.19.

255.

Ibid., p.24

256.

Ibid.

257.

Edouard Glissant, Le discours antillais, pp. 124-125.

258.

Maryse Condé, Le Roman Antillais, op. cit., p. 58.

259.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 14.

260.

Ibid., p. 15.

261.

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, l’Eloge de la créolité, op. cit., p38

262.

Simone Schwarz-Bart, Ti Jean L’horizon, p. 15.

263.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 41.

264.

René Depestre, « Les aventures de la créolité », in Ecrire la « parole de nuit » : La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, 1994, pp. 159-170.

265.

Carlos Fuentes, Le sourire d’Erasme : épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain,

Op. cit., p. 333.

266.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p.59.

267.

Carlos Fuentes, op. cit., p. 333.

268.

Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique, Paris, Gallimard, 1988.